Ce texte a vieilli, me reprochera-t-on ? Les staliniens ne sont plus ce qu'ils étaient ? Un Kanapa serait impensable, aujourd'hui ? Voire ! En tout cas, si la vive intelligence de Raymond Aron nous manque cruellement, son espoir a été bien déçu ("Espérons qu'il n'y entraînera pas toute la France avec lui"). Et avec Mitterrand, les menteurs professionnels du P.C. trouvèrent leur maître...

 

Mardi dernier, François Mitterrand donnait une conférence de presse dans laquelle il dosait soigneusement la sévérité du chef de l'opposition de gauche et la modération du futur chef du gouvernement. Fidèle plus que jamais à la coalition avec le parti communiste, il discernait un danger de "droite musclée", sinon de fascisme, non dans la personne de Jacques Chirac, mais dans la situation dont celui-ci apparaît comme l'expression.

Au journal télévisé du soir, j'aperçus quelques instants le visage, presque souriant, du premier secrétaire du parti socialiste lorsque l'orateur énumérait les difficultés, trop réelles, au milieu desquelles se débat l'économie française.

Quelques minutes plus tard, la même télévision, à la célèbre émission "Les Dossiers de l'écran", nous présentait le film L'Aveu, la mise en images de l'histoire vraie d'Artur London, vice-ministre des Affaires étrangères de Tchécoslovaquie, qui a figuré dans les procès du début des années 50, et qui a, comme tant d'autres, avoué des crimes qu'il n'avait pas commis. À un homme de ma génération, le film, qui a gardé toute sa puissance, presque insupportable, n'apprend rien.

Il existe bien d'autres livres; sur la technique des procès et des aveux extorqués. Celui de Weissberg, par exemple, L'Accusé(1), écrit par un physicien d'origine autrichienne venu en Union soviétique par foi socialiste, entraîné dans le tourbillon de la grande purge, apporte bien plus d'informations sur la vie dans les prisons soviétiques, sur la population des accusés, mélange incroyable de toutes les classes sociales et de toutes les opinions politiques, depuis les gardes blancs jusqu'au plus obscur des staliniens.

Le livre de London vaut d'abord par la qualité humaine, incontestable, de l'auteur, combattant des brigades internationales en Espagne et communiste de stricte observance ; il vaut ensuite par la précision minutieuse du récit, par la reconstitution fidèle des épreuves successives au terme desquelles un des dignitaires du parti; devient un hors-la-loi, un traître, un pestiféré, dont tous les ex-amis se détournent avec horreur, condamné à la solitude avant même que se referment sur lui les portes de sa cellule, de cette cellule où il vivra des mois, obsédé par une interrogation qui le déchire : le parti auquel il a voué sa vie, est-ce lui qui le torture ? Est-ce lui qui se trompe ? Ou bien le parti est-il victime, lui aussi, d'ennemis infiltrés dans ses rangs, qui envoient à la potence les meilleurs des communistes ?

L'Aveu vaut enfin - à cet égard, le livre est peut-être unique - par le refus d'Artur London de renier la cause du socialisme. Certes, entre le socialisme tel que l'a rêvé un militant des années 30, et le stalinisme avec son cortège d'horreurs, on peut plaider qu'il n'existe pas de liens. Mais ce que ni le livre ni l'auteur ne regardent en face, c'est le lien évident entre la nature et les méthodes du parti marxiste-léniniste et le stalinisme. Les procès de Prague, auxquels London survécut par hasard, se situent dans une longue série. Ce qui, pour un non-communiste, est terrifiant, c'est qu'avec une visible sincérité London affirme avoir cru à la culpabilité de Rajk et de Kostov, l'un hongrois, l'autre bulgare, tous deux membres de l'élite du parti. Il avait donc cru aussi à la culpabilité de Zinoviev, de Kamenev ou de Boukharine, les compagnons de Lénine qui avaient confessé des crimes imaginaires et qui avaient été exécutés. Il indiqua également, au cours de la discussion, qu'il n'en avait pas moins constaté l'inexactitude de certains faits, mentionnés par Rajk dans ses aveux. Le refus de douter révèle aussi un certain goût du confort intellectuel : si l'on commençait de douter, où s'arrêterait la remise en question ?

Le parti communiste avait délégué M. Kanapa pour le représenter dans le débat. Je suis tenté de dire que ce choix contient en lui-même tout un programme. M. Kanapa fut le plus stalinien des staliniens : il témoigna d'une virtuosité remarquable, sinon exceptionnelle, dans le maniement des injures, "vipères lubriques" et autres aménités, dont le porte-parole du P.C.F., dans les années 30, 40 et 50, accablait les déviationnistes, les traîtres, les Slanski et les London.

À l'en croire, aujourd'hui. M. Kanapa, à l'époque, ne connaissait pas la vérité. Or, il ment aujourd'hui exactement comme il mentait hier. Il n'a jamais ignoré les moyens par lesquels les aveux étaient arrachés. Il n'a pas confondu Rajk ou Slanski avec des agents du C.I.A. ou de l'Intelligence Service. Il admettait probablement que la politique du parti exigeait l'élimination de certains militants ou de certains groupes, en particulier de ceux qui avaient combattu en Espagne, noué des relations avec les Occidentaux, ou qui étaient suspects par essence, en raison de leurs origines juives. En d'autres termes, le P.C.F. a choisi, pour affirmer publiquement "qu'il ne savait pas", l'homme qui, de toute évidence, "savait", l'homme entraîné par des dizaines d'années de loyaux services à l'usage du mensonge.

En 1958, au cours d'un voyage en U.R.S.S., j'ai eu une conversation en tête à tête avec un philosophe, jeune à l'époque, auquel je posai des questions sur le rapport Khrouchtchev et les réactions à ce rapport. Il avait obtenu de ses chefs l'autorisation officielle de me rendre visite à l'hôtel, et il parlait avec une relative liberté. "Vous, lui demandai-je, avez-vous beaucoup appris en lisant le rapport Khrouchtchev ?" Il réfléchit quelques instants et me répondit : "Pour l'essentiel, je savais tout cela". J'ajoute qu'il était le fils d'un directeur de kolkhoze. Il appartenait donc à la deuxième génération de la nouvelle classe.

M. Kanapa occupait une position trop élevée dans la hiérarchie du parti pour que l'on accepte la version qu'il donne désormais de sa naïveté de naguère.

Hier matin, un commentateur de poste périphérique, soucieux, selon sa coutume, de ne choquer aucune catégorie d'auditeurs, se refusait à abaisser le débat en le rapportant aux querelles françaises, au P.C.F. et à l'avenir de la coalition de gauche. Étrange manière d'éluder le débat. Quelques minutes plus tard, M. Yves Montand posait les vraies questions : sous d'autres formes, les mêmes pratiques ne continuent-elles pas en Europe de l'Est ? Comment ajouter foi aux propos de M. Kanapa ?

Le premier secrétaire du parti socialiste évoquait, mardi dernier, les années 30 et le glissement, provoqué par la crise économique, des démocraties vers des régimes autoritaires. Rappel opportun, bien que François Mitterrand se trompe de cible. La majorité actuelle gouverne la France depuis 1958, les partis d'opposition peuvent se plaindre de ne pas obtenir un temps d'antenne suffisant, ils ne peuvent guère comparer leur sort à celui des socialistes ou des libéraux de l'autre côté de la ligne de démarcation. Or, François Mitterrand n'osera jamais plus dire - ce qu'il pense au fond de lui-même - que la menace aux libertés, dans les années 70, en Italie et en France, ne vient pas de la droite (il n'existe plus de parti fasciste), mais de la gauche. Prisonnier de son alliance avec le mensonge institutionnalisé qu'incarne M. Kanapa, le voici entré malgré lui dans l'univers du mensonge.

Espérons qu'il n'y entraînera pas toute la France avec lui.

 

© Raymond Aron (et Yves Montand), in Le Figaro du jeudi 16 décembre 1976, pp. 1 & 4

 

 

Yves Montand : "le vrai socialisme n'existe nulle part"

 

Après la diffusion du film "L'Aveu" aux "Dossiers de l'écran", mardi soir, et le débat qui a suivi, le comédien Yves Montand a déclaré : "il m'est difficilement supportable d'entendre des hommes de ma génération, et particulièrement ceux qui se trouvaient à la tête de l'appareil du parti, dire aujourd'hui qu'ils ne savaient pas".

Faisant allusion à la position prise lors du débat par Jean Kanapa, rnembre du bureau politique du P. C. F., Yves Montand a précisé au micro d'Europe n° 1 : "Je ne comprends pas cette attitude qui consiste à perpétuer une forme de mensonge qui est inadmissible. Lorsqu'on essaie de me faire croire que le genre de choses que l'on a vues à la télévision, ce sont simplement des histoires du passé et que nous les condamnons, que les choses aujourd'hui vont être différentes, qu'on essaie d'aller de l'avant et de rester vigilants, je suis désolé, cela ne me satisfait pas du tout. Il y a encore aujourd'hui, a poursuivi l'acteur, en Tchécoslovaquie, le mouchardage institutionnalisé, des hôpitaux psychiatriques où des centaines de gens sont emprisonnés, et où des gens en parfaite santé en arrivent à manger leurs propres excréments. Je ne sais pas si on réalise".

Reprenant la phrase d'Antonio Gramsci, "la vérité est toujours révolutionnaire", le comédien a déclaré que, selon lui, ce film, au lieu d'enfoncer la gauche, pouvait, au contraire, l'aider, à condition qu'elle ne soit pas fermée, ni sectaire et accepte de voir la réalité en face.

Commentant l'évolution actuelle des communistes français, Yves Montand a ajouté : "Il m'est difficile d'entendre parler de socialisme lorsqu'on se réfère aux pays de l'Est ; tant qu'on emploiera ce qualificatif, je serai contre et j'estimerai qu'il n'y a rien de changé. Le socialisme n'existe nulle part. Être obligé d'ajouter au socialisme, les mots, "à visage humain", "socialisme démocratique", "socialisme aux couleurs de la France", c'est reconnaître que ce n'est pas le socialisme. J'ai toujours pensé que le socialisme se suffisait à lui-même. Être obligé d'ajouter ces adjectifs, c'est reconnaître que quelque chose ne tourne pas rond".

 

Note

 

(1) Weissberg-Cybulski, Alexandre, L'accusé, récit d'un dissident du stalinisme. Préface d'Artur Kœstler, 1953, Fasquelle, 590 p. (Ouvrage originel : Alexander Weissberg, The Accused, Simon & Schuster, New York, 1951, 518 p.).

 


 


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