L'humour dévastateur de Philippe Meyer, c'est quelque chose ! Il fallait oser parler ainsi du Monarque.
Meyer, ou l'anti-courtisan !

 

Monsieur le Président de la République, à quoi bon ajouter quelques feuillets aux milliers de pages imprimées, issues de longues études par lesquelles de perspicaces auteurs scrutent votre caractère et ses méandres et décortiquent votre ascension et ses miracles ?

Au bord de me jeter dans cette entreprise au dessus de mon âge, j'ai eu un réflexe salvateur, dans lequel vous reconnaîtrez les effets d'un enseignement qui vous est cher (et que, cependant, vous avez achevé de détruire), ces "humanités" qui précédaient jadis le bachot : je me suis tourné vers un illustre ancien, Montesquieu, pour chercher auprès de lui lumière et consolation.

Je le trouvai d'abord d'une certaine indulgence. Rappelez-vous, me dit il, que "ce ne sont pas les hommes qui sont petits, ce sont les affaires qui sont grandes". Mais bientôt, comme je m'étonnais qu'un homme de sa vertu ne soit pas plus chagriné par le libre cours qu'a trouvé le cynisme sous votre règne, l'auteur de L'Esprit des lois revenait à sa sévérité coutumière : "II est vrai qu'il y a de mauvais exemples qui sont pires que des crimes, et plus d'États qui ont péri parce qu'on a violé les mœurs que parce qu'on a violé les lois". Comme je plaidais que la longévité d'un seul homme au pouvoir ne pouvait manquer, ici et là, de permettre à quelques-uns d'abuser de son nom et de se tailler des positions imméritées, le baron de La Brède me parut froncer le sourcil. "Quand, dans un royaume, il y a plus d'avantages à faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu".

Percevant chez mon glorieux interlocuteur une obstination quasi janséniste qui n'était pas sans évoquer l'entêtement de votre vieil adversaire Mendès-France, je tentai une diversion et fis valoir avec quelle application, après en avoir essayé tant, vous passiez aujourd'hui pour vous consacrer à rechercher pour votre gouvernement un nouveau chef, capable d'élan et de fracas. Montesquieu soupira II ne paraissait guère fonder d'espérance sur votre désignation du prochain locataire de Matignon. "II faut que le prince se mette dans l'esprit que le choix de ses ministres n'est pas une affaire de goût, mais de raison et qu'un homme qui lui plaît n'est pas ordinairement plus habile homme qu'un homme qui ne lui plaît pas".



ph myr

Je sentais bien que le renommé publiciste n'était pas loin de considérer, comme tant d'autres aujourd'hui, que vous rendriez au pays un signalé service en remettant à d'autres les guides du char de l'État et en n'escaladant plus la roche de Solutré que, pour le bénéfice de vos méditations. Je me doutais que le père des principes de nos institutions n'avait pas dû vous voir d'un bon œil gravir ce roc avec, chaque Pentecôte, une escorte qui semble, un peu plus que l'année d'avant, échappée du Casino de Paris. Mon pressentiment n'était pas faux. "Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de la durée".

Au-delà de l'affirmation de cette règle, il m'apparut que Montesquieu gardait par-devers lui un motif de mauvaise humeur, voire de colère. Je le lui arrachai : "Il réussit médiocrement dans le gouvernement de l'intérieur. me lâcha-t-il à votre sujet, et, pendant qu'il traite avec supériorité avec les rois, il est la dupe éternelle de ses courtisans". Les courtisans, encore ! Quelle obstination ! Mais pourquoi diable faudrait-il, monsieur le philosophe, que notre président soit, plus qu'un autre de ses prédécesseurs, si sensible à cette race corrompue et corruptrice ? "Il a un souverain mépris pour tous les hommes et il ne connaît point cette distance infinie, qu'il y a entre l'honnête homme et le méchant, et tous les différents degrés qui sont entre ces deux extrémités".

II était temps de rompre, Monsieur le Président : on n'est pas avocat devant Montesquieu. Aussi me repliai-je sur une position préparée à l'avance et, remerciant le grand homme pour ses remarques si bien frappées, j'aventurai une banalité conclusive, quelque chose comme (pardon de la pauvreté de l'inspiration !) "qui vivra verra, il faut donner du temps au temps"... Je finissais mon salut sur cette phrase passe-partout, lorsque la bouche impitoyable laissa tomber, en guise d'ultime parole : "Les desseins qui ont besoin de beaucoup de temps pour être exécutés ne réussissent presque jamais".

Devant tant d'inflexibilité, que pouvais-je faire d'autre que de renoncer à prendre Montesquieu pour guide ? Peut-être même devais-je abandonner mon projet de vous peindre ? Tournant et retournant ces interrogations, contemplant les mille et une notes accumulées pour rédiger un portrait dont je devinais que la toile n'était pas prés d'être enclouée, je restais là, plume en l'air.

Allons, courage, retirons-nous en bon ordre et sur la pointe des pieds, vous laissant à la tranquillité d'une méditation sur le déclin du jour. Autour de vous, un froid nouveau saisit et inquiète. Voilà qui rend vos gens nerveux. Ils n'aiment pas que les frontières s'estompent entre l'ombre, et la lumière ; ils appréhendent la fin du règne. Cela demande de prendre trop de décisions. Hier au moins - comme l'avait remarqué Pierre Desproges, qui n'était pas moins agile d'esprit que Montesquieu -, l'alternative, était claire : il suffisait de choisir entre la gauche et vous.

 

 

© Philippe Meyer, in Pointes sèches, Seuil, 1992, pp. 7-11

 

 

Georges Pompidou sur François Mitterrand

 

Curieusement, le texte de G. Pompidou sur l'un de ses challengers est beaucoup moins acéré que celui de Ph. Meyer. Et pourtant, on sait combien l'ancien Président de la République détestait, méprisait plutôt, le "Florentin", celui qui avait osé, en mai 68, à la tribune de l'Assemblée nationale, le traiter de "miraculé de Kaboul" (il faut reconnaître que Mitterrand avait le don de la formule assassine !)

 

Comment peindre quelqu'un que je ne connais pas ? Je ne puis formuler que des impressions liées à son comportement physique et politique. L'homme est intelligent, calculateur mais aussi, me semble-t-il, aventureux, orateur inégal mais souvent brillant, surtout dans l'attaque. Il a sans aucun doute assez de ressort pour ne jamais se décourager et pour rétablir inlassablement une situation personnelle dégradée. Il l'a prouvé après l'affaire des fuites, après 1958, après l'aventure de l'Observatoire, après Mai 1968, il le prouve brillamment en ce moment même. Une certaine fatalité et l'espoir qu'a fait naître en lui son tête-à-tête avec le Général de Gaulle en 1965 l'ont écarté longtemps des grands postes qu'il est, sans aucun doute, apte à occuper. Ce qui m'étonne c'est la voie choisie, je veux dire la voie socialiste alors qu'il suffit de le voir pour se rendre compte qu'il n'est pas socialiste.

G. Pompidou

Son goût de l'autorité, et je le crains de l'autorité sans limite, l'apparente davantage au type "fasciste", j'entends par là "autoritarisme de droite". D'où cette impression d'insécurité que laissent aux observateurs ses tirades artificiellement lyriques et que livrent la voix et les plis de la bouche. Si le destin voulait qu'il atteigne le but et dirige la France, que ferait-il, prisonnier de partis qui veulent tous réduire le Président à un rôle de figurant ? Vis-à-vis de l'étranger, renierait-il les absurdités du "programme commun" pour défendre les intérêts fondamentaux de la France  On peut tout attendre de quelqu'un qui fut un des premiers à pressentir la décolonisation et qui n'hésita pas, pour autant, à s'engager dans la guerre d'Algérie. Il s'intéresse, paraît-il, à l'histoire de Florence et des Médicis. Je le crois, pour ma part, plutôt apparenté aux Borgia et j'imagine qu'il a beaucoup lu Machiavel. Trop peut-être et finira-t-il par échouer.

 

© in Les écrits intimes du président Pompidou Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits, 1928-1974, Robert Laffont, 2012

 

 

 


 

 

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