De longue date je souhaitais faire partager l'admiration que je porte, depuis sa parution, au long article (L'homme au-dessus des lois) que Paul Thibaud, ancien directeur d'Esprit, consacra naguère au dézinguage en règle de celui que De Gaulle qualifiait avec mépris d'arsouille. À la lecture de cet article, dont on ne trouvera évidemment, ci-après, qu'une petite partie, on mesure tout le mépris pour le personnage que Thibaud partage avec de Gaulle – et tant d'autres. Mais aussi la froide colère contenue envers celui qui, comme l'écrivait un jour Jean-Marie Domenach (autre ancien d'Esprit) a "capté à son profit la générosité du peuple français". Deux évènements m'ont conduit à cette mise en ligne, aussi impréméditée que fortuite, pour parler comme Montaigne.

 

"Pense-t-on que sans une dépendance panique à l'égard d'un pouvoir qui porte son nom, la gauche française se contenterait de soupirer quand on prouve sur l'exemple de Pelat que le Président a permis à ses familiers de voler la République, à charge pour ceux-ci de l'aider dans ses entreprises et de lui faciliter la vie, à lui et aux siens ?"

P. Thibaud

 

D'une part, j'ai récemment pu lire dans La Montagne (livraison du 18 mai dernier) un article hautement hagiographique concernant le "dévoilement" d'un "buste hiératique  en marbre blanc, sur un piédestal en pierre de Volvic qui figure le mouvement, celui de la gauche" (n'en jetez plus) à la gloire de Mitterrand, dans le hall d'entrée du Conseil départemental du Puy-de-Dôme. Au nombre des discours évidemment creux et définitifs en l'honneur de l'honoré du jour, je ne retiendrai que les paroles verbales de Mitterrand, Gilbert, l'un des fils, qui osa parler de la résistance de son père "à un moment où il fallait être fou pour y croire"... Pas fou, le beau François, qui à l'époque se pelotonnait contre Pétain, oubli regrettable dans l'allocution du fils, qui sait apparemment comment on réécrit l'histoire !
Pour ne pas remonter jusqu'au discours prononcé par André Malraux contre Mitterrand au Palais des sports à Paris, le 15 décembre 1965, au nom de l'association "Pour la Ve République" (Malraux avait tout vu par avance), les discoureurs de La Montagne auraient intérêt à se pencher sur l'ouvrage déjà ancien de Péan, et surtout méditer sur les Vies parallèles De Gaulle-Mitterrand, le dernier opus d'Onfray. Ils seraient peut-être édifiés...
Et d'autre part, la réécriture étant un sport bien socialiste, il se trouve que, dans le même temps, je m'étais penché sur un ouvrage que l'histoire (encore elle) ne retiendra assurément pas, écrit médiocrement et d'ambition médiocre : j'ai nommé "Être juste justement" de Dame Lebranchu (chez Albin-Michel, en 2001). Au sujet de cette militante, je me permets de rappeler que nommée  Garde des Sceaux durant la Jospinade, elle a ignominieusement mésusé de ses prérogatives pour tenter de faire innocenter Seznec, dont chacun sait qu'il était parfaitement coupable (par bonheur, ce coup de force fit tchi). Dans cet ouvrage (au titre ô combien improbable), la dite ex-ministre socialiste ose parler de Mitterrand qui a connu la Bretagne durant la Résistance, lorsqu'il est "revenu d'Angleterre par la mer". Et allez donc ! C'est ainsi qu'on célèbre, toute honte avalée, la "résistance" de L'Arsouille, titulaire de la Francisque, et indéfectible ami de Bousquet, jusqu'à la fin ! Ces socialos sont impayables ! Bien entendu, puisque c'est nous qui payent, comme aimait à dire Coluche.
Je me dois d'ajouter que la direction de la revue, dans un souci d'équilibre, avait confié à Jean Lacouture l'énorme charge de la décharge. Dans cette défense trois fois plus courte que le texte de Thibaud (on sent l'auteur peu convaincu par sa tâche), Lacouture tente une réévaluation de l'œuvre mitterrandienne. Qui est singulièrement courte c'est le cas de le dire.

In fine, ce m'est  l'occasion de déplorer le sabordage de la revue Le Débat (elle aura tout de même "tenu" quarante années, portée à bout de bras, depuis l'origine, par Pierre Nora et Marcel Gauchet) qui était une véritable institution, et qui s'est arrêtée, en septembre 2020, au n° 210. Quelle richesse intellectuelle, qui ne faiblira pas, dans cette parution ! formidable trésor patrimonial français

 

Nous avons publié dans notre numéro 20, en mai 1982, "Deux regards sur François Mitterrand", sous les signatures de Claude Imbert et de Serge July, "Le portrait du chef de l'État, sous la Ve République, écrivions-nous alors, ne relève pas de l'exercice littéraire ou du simple jeu de société, II fait partie de l'analyse politique la plus centrale".

Treize ans après, le propos garde son actualité. Au moment de dresser le bilan politique de deux septennats, c'est encore et toujours au portrait du titulaire de la charge enrichi et modifié par les années, qu'on se trouve ramené. C'est à cette relecture obligée de l'homme François Mitterrand, tel qu'il a pesé puissamment sur la vie publique, que s'emploient ici Paul Thibaud et Jean Lacouture.

Comme on le verra, le texte que Paul Thibaud a bien voulu nous confier met vigoureusement en cause la responsabilité du président de la République dans la situation de décomposition politique où se trouve le pays. Le souci d'équilibre nous a conduits à demander à un autre esprit indépendant, notre ami Jean Lacouture, de plaider décharge. Nous le remercions d'avoir accepté la tâche, toujours ingrate, d'avocat de la défense.

 

À la fin de son principat, le propos de Mitterrand devient plus autobiographique. Il ne dit pas que tout va bien, ni qu'il sait ce qu'il faut faire, il ne promet pas de victoires, il répète qu'il a lieu d'être content de lui. La cérémonie des adieux risque d'être décevante, s'il se révèle que, l'œuvre mitterrandienne n'étant inspirée que par le souci de soi de l'acteur, il emporte avec lui les sujets de satisfaction et nous lègue les problèmes, nous laissant sur un quitus qu'il s'accorde ("J'ai fait ce que j'ai pu") et sur le trivial : "Moi, ça va", qu'il a essayé sur deux journalistes de télévision. Les temps sont difficiles, la France n'est plus ce qu'elle était, mais personne n'aurait pu faire mieux, vous avez eu de la chance de m'avoir.

Notre démocratie n'est pas contestée mais ébranlée, le système politique français éclate, l'intégration sociale est menacée, la mondialisation s'opère dans le chaos. Néanmoins, incapable de penser à autre chose qu'à lui-même, c'est à ses critiques et à eux seuls que notre chef fait face. Au lieu d'être un instrument social pour identifier et maîtriser les difficultés du moment, son pouvoir est tout simplement le job suprême : pour l'obtenir il faut prouver que l'on est le meilleur, le garder prouve que l'on est bien le meilleur, voilà ce dont il lui importe d'être certain. Dans Le Coup d'État permanent(1), Mitterrand dit que chez de Gaulle la personnalité est plus intéressante que l'œuvre, "finalement assez mince".  Comme souvent quand il s'agit de l'adversaire principal, le jugement s'applique, à condition de l'aggraver, à celui qui le porte : Mitterrand a tenté de sauver sa personne de l'échec de son œuvre. Il a réussi à se faire admirer non pas pour son action mais, comme on le répète à satiété, pour son habileté à conserver le pouvoir, manipulant la fascination envieuse qui se porte sur le succès pour susciter dans la presse et dans l'opinion une adhésion à son cynisme, un contentement d'être trompé quand c'est avec talent. Comme de Gaulle, Fr. Mitterrand est un "artiste en politique", mais dans un sens dégradé du mot, celui qui évoque un savoir-faire, non une création.

Mitterrand dernière manière, celui qui va nous quitter, est apparu au cours de l'émission "branchée" avec Yves Mourousi. La relance économique avait échoué, les projets scolaires, la loi "anti-Hersant" sur la presse et la télévision avaient rencontré méfiance ou opposition. Ce n'est pas une politique mais la politique qui fut sacrifiée quand, devant un animateur de style un peu voyou (choisi pour cela), le président de la République déposa son habit de réformateur, renonça à tout programme et fit un numéro de bête de pouvoir. Manigancée publicitairement  - É. Orsenna le raconte avec un humour acide dans Grand Amour(2), cette mue fit un gagnant avec un perdant, comme si le Président avait eu alors cette révélation : ce n'est pas parce que j'ai échoué que je dois prendre le deuil, ma politique est une chose, ma carrière une autre. Abandonnant des idées qui le rattachaient au passé, Mitterrand allait, par sa capacité de survivre à l'échec et, même, de s'en laver les mains, devenir la référence, l'initiateur des nouveaux arrivistes, ceux qui, passés de l'activisme politique à l'activisme managérial, parfois à l'activisme moral, conservent la même conscience de gagneurs, ceux qui pensent que l'essentiel, quoi qu'il arrive, c'est d'être là. Autour du bûcher des illusions allumé par le Président se reconnut une nouvelle génération, la génération Mitterrand : non pas de nouvelles idées, mais une nouvelle espèce d'hommes publics, dont on a dit qu'ils étaient issus de la société civile parce que la conquête de la notoriété a précédé pour eux la conquête du pouvoir ; parmi eux, il faut compter Berlusconi (nullement "fasciste" en ce temps-là) à qui fut offerte la cinquième chaîne, pour prouver que l'on savait utiliser les bons moyens.

La gauche mitterrandienne et la gauche soixante-huitarde ont réuni leurs déceptions politiques et communié dans la religion du succès. La génération 68, formée dans une opposition brouillonne mais exigeante au gaullisme, n'a cessé d'oublier ce point de départ et de changer de projet tout en conservant la même superbe. Dans cette voie, François Mitterrand a été son autre timonier, son accompagnateur et son instituteur, celui qui l'a déniaisée, qui l'a fait passer de l'ambition aux ambitions.

Ce lifting politique, épisode de l'effondrement dans les années quatre-vingt des prétentions de la décennie d'avant, illustre aussi l' "illusion immédiatique”, celle d'une démocratie directe et télévisée, l'idée fausse que, en scrutant les politiques, en les voyant parler d'eux-mêmes, de leurs goûts affichés, de leurs lectures prétendues, on apprend à les connaître et à les surveiller, alors que c'est plutôt l'inverse : l'identification du spectateur à celui qui tient la scène provoque un asservissement de l'imagination qui diminue la capacité de juger.

Mais pourquoi cet animal politique s'est-il adapté avec tant d'aisance, à l'économisme et au grand reflux du politique ? Sur le moment, les observateurs ont considéré l'adoption d'un profil politique bas, comme une médiocre tactique de survie. La suite a montré que la perte des idéaux n'affaiblissait pas le mitterrandisme, mais qu'elle en révélait la véritable nature, qu'elle était pour l'anti-héros de cette histoire une émancipation. Le socialisme au rancart, Mitterrand se sent plus libre que jamais. Non seulement il gouverne à son gré mais, jouant avec les restes de conviction des fidèles en désarroi, peut, dans un système de pensée devenu sans consistance, fixer lui-même les valeurs et les conduites de gauche. Le bon plaisir s'exerce mieux dans le vide, quant à ceux qui le suivent le chef peut dire : puisque vous n'avez plus que moi, il faut désormais vous régler sur moi qui suis le dernier survivant, le dernier symbole d'une victoire qui n'est plus la vôtre. Dans la décrépitude des idées qui le justifiaient, le pouvoir atteint une sorte d'apesanteur, il est libre des principes et des tabous qui l'identifiaient. Désormais, Mitterrand est sûr que personne n'osera l'interpeller puisque c'est sa réussite et rien d'autre qui permet à la gauche française de croire qu'elle existe encore. Pense-t-on que sans une dépendance panique à l'égard d'un pouvoir qui porte son nom, la gauche française se contenterait de soupirer quand on prouve sur l'exemple de Pelat que le Président a permis à ses familiers de voler la République, à charge pour ceux-ci de l'aider dans ses entreprises et de lui faciliter la vie, à lui et aux siens ?

Cette dédaigneuse souveraineté non seulement sur les hommes mais sur les idées et les valeurs, exercée au nom d'une tradition politique dont elle est la négation, c'est tout Mitterrand : transgression publique, pouvoir défiant les jugements comme les justifications... L'usage qui fut à la mode du mot "Dieu", pour désigner le personnage, montre que sa totale insolence a été à la fois vue et déniée, on en a fait un objet de plaisanterie, en se cachant le consentement donné ainsi à ce qui exigerait interpellation et analyse.

Mitterrand lâche parfois sur lui-même des bouts de vérité. Sa vie, a-t-il dit souvent, n'est pas remplie par la politique ; la science, la littérature, voire la mystique, ont à ses yeux plus de valeur. Je ne pense pas qu'il ait jamais été attiré par une autre vocation, pas même par la littérature, qui n'est visiblement pour lui qu'une jouissance décorative (il ne s'engage pas dans l'écriture, il se donne des émotions avec sa plume). Mais il n'a pas vraiment d'estime pour la politique, il ne croit pas qu'elle soit créatrice. Peut-être est-ce sur ce point qu'il s'est le plus profondément opposé à de Gaulle pour qui la politique n'est pas que habileté, mais aussi pensée et création.

En apparence, rien de plus rassurant que cette remise à sa place de la politique par un politique. Des libéraux vigilants s'y sont laissé prendre, louant le chef de la gauche quand il sape le moral des siens et qu'il dégonfle les mythes gaullistes, mais il se pourrait que les sapes mitterrandiennes aillent ailleurs que ces libéraux ne pensent. Peut-être ont-ils tort de croire qu'en dévaluant la politique on rend le pouvoir plus modeste. Quand on dirige, récuser une politique exigeante, congédier les grandes références, ce n'est renoncer pour soi à aucun pouvoir, tout en rendant plus difficile le jugement des autres ; c'est se mettre à l'abri, protéger son personnage des appréciations qu'on pourrait porter sur l'œuvre, pour reprendre les termes du jugement si révélateur porté sur de Gaulle.

Le vrai Mitterrand, suggère-t-on, n'est pas dans sa politique. Certes, il n'a pas d'autre œuvre que politique, mais il vaut mieux que son œuvre. Cela nous est inculqué par tous les articles inspirés qui ont construit la légende du "privé-public" de Mitterrand, sa vie de cour, cette culture, cet art de vivre et de jouir que les familiers sont admis à entrevoir, à apprécier, à partager... dont ils entretiennent la rumeur.

Ce n'est pas par modestie que Mitterrand affecte de sous-estimer la politique, bien au contraire cela participe d'une stratégie d'élévation de soi. La politique est petite, simple mise en forme des données préalables, ne réclamant que de l'habileté. Et de l'habileté, il en a, qu'on lui fasse confiance ! Mais quant à le juger, lui, selon cette performance-là, non ! Il vaut bien mieux. Il n'est pas voué à la politique ! Le meilleur de lui-même est ailleurs, là où nous ne pourrons ni le voir ni le juger, mais d'où il nous gouverne.

Parlant de la politique avec la condescendance de celui qui domine son sujet, affectant d'avoir de bien plus grandes pensées que ce qu'elle exige, il s'attribue d'immenses capacités que nous ne pouvons pas apprécier. Son habileté politique obsède les analystes professionnels. Mais il s'est fabriqué en plus une aura, garantie par la vie de culture et de méditation qu'il mène,  paraît-il, dans les palais nationaux, dont il nous donne parfois d'allusifs aperçus et sur laquelle portraitistes et hagiographes sont invités à broder. Si l'on en juge par la chronique de Jacques Attali dans Verbatim(3), la fréquentation des prix Nobel, les échanges sur le sens de la vie et le cours du monde qui sont devenus une part essentielle de l'activité présidentielle ne conduisent pas beaucoup plus loin qu'une sagesse pompeuse, mais l'important c'est que l'on croie à ce fanal de méditation et de culture allumé au sommet de l'État. Non seulement cela réconforte les Français en satisfaisant leur besoin de grand homme, mais, dans cette supposée vie de culture qui le met au-dessus de ses congénères politiciens, Mitterrand puise des ressources précieuses.

Le prestige de l'homme de pouvoir et celui du penseur s'engendrent mutuellement : d'abord production d'une autorité morale avec les moyens du pouvoir (c'est à cela que sert la cour), ensuite réemploi en politique de la réputation de haute sagesse ainsi construite. Sans une posture méta-politique politiquement acquise, Mitterrand n'aurait pas pu se permettre si souvent le mode d'intervention qui lui donne le plus de plaisir, l'intervention arbitrale, voire oraculaire, où avec une désinvolture assurée il détermine les bornes de la légitimité, celles où il pose la règle, montre les limites, décrète l'inadmissible, mentor, protecteur (cromwellien) de la République.

Au début, le chef de la gauche victorieuse invoquait, contre ses propres ministres éventuellement, son programme, ses propositions, ses engagements... qu'il interprétait à son gré. L'encre de ces chartes ayant pâli, c'est de son propre fond que le Jupiter des Gaules s'autorise pour régner par sentences, par exclusion, par débordement démagogique des gouvernements. À l'intention de la gauche désabusée et inquiète, il joue avec la nostalgie des principes, les remisant quand bon lui semble, comme pour montrer (cf. la réception de Jaruzelski, la proportionnelle offrant une chance au Front national, ou l'invention de la cinquième chaîne) qu'à lui on n'impose rien, qu'il est seul juge, mais aussi les brandissant quand il faut au soulagement de son public pour souligner, édicter (au nom de l'antifascisme, de l'antiracisme ou du jeunisme le plus souvent) des frontières pour lui, ou bien épousant, voire suscitant, des mobilisations inconsistantes qui sont comme des spectacles édifiants que la gauche se donne à elle-même pour se consoler. La gauche lui pardonne beaucoup parce qu'il ravive par bouffées en des occasions choisies un sentiment de supériorité morale à quoi elle tient plus que tout : quoi qu'on dise, quels que soient les malheurs des temps, il est avec nous contre les autres et le pire c'est les autres... soyons heureux, le refus du pire est encore au pouvoir.

Cela rappelle Guy Mollet, strict quant à l'idéologie et opportuniste en pratique. Mais, cette fois, la duplicité va plus loin et plus profond. Elle n'est plus l'hommage du vice à la vertu puisque l'homme de pouvoir est dispensé, même formellement, même hypocritement de se justifier devant une idéologie qui ne tient que grâce à sa parole. Elle est aussi d'une tout autre portée puisqu'elle ne compromet pas la doctrine d'une école, mais les principes de la gauche et même de la République. D'ailleurs, l'homme de la S.F.I.O. a été méprisé et rejeté, alors que dans le désarroi actuel, on ne reproche pas à Mitterrand d'être infidèle aux principes, on lui est reconnaissant de les évoquer encore de temps en temps.

Vieille maladie française, l'opportunisme de la gauche au pouvoir est devenu sous Mitterrand corruption de masse, dérision des valeurs. On n'avait pas vu auparavant la perversion de mouvements sociaux entiers par la présidentialite et la télécratie : des mouvements d'étudiants ou de jeunes immigrés devenant instruments, alibis moraux puis gadgets, parures élyséennes, comme le montre le destin d'une Isabelle Thomas et d'un Harlem Désir.

On ne peut comprendre l'immunité dont jouit Mitterrand cerné par les scandales, de Pelat à Bergé et à Attali ou Tapie, si l'on néglige l'art de la démagogie morale, cette manière d'exploiter la perte des critères éthiques de la gauche (l'austérité, la solidarité) pour faire ce qu'on veut tout en flattant la nostalgie des principes, tout en dégradant cette nostalgie en une diabolisation de l'adversaire qui donne lieu à des spectacles, à des exhibitions moralistes, comme après la profanation de Carpentras. Si, comme dit Edwy Plenel dans La Part d'ombre(4) - livre indispensable à cause de l'information réunie, il ne s'agissait que d'une trahison des idéaux de gauche, l'affaire serait simple, mais il s'agit cette fois de leur dénaturation, d'une corruption des cœurs, d'une inversion des fidélités se détournant des principes auxquels on ne peut plus croire pour se porter sur un homme qui évoque et manipule ces principes. Cet asservissement moral crée une exemption au profit d'un pouvoir dont on craint d'être abandonné.

C'est parce que le droit de juger a été miné que l'on n'ose pas lire, encore moins prendre en compte dans le jugement politique, ce qu'impriment les journaux sur le trafic triangulaire en place dans la mitterrandie : les copains volent, on fait racheter leur entreprise à prix surévalué, ils spéculent en bourse grâce aux secrets interceptés, ils touchent des commissions sur les marchés. Grâce à quoi le prince et les siens sont à l'abri des besoins d'argent. À ce propos, ce qui est su n'est pas réellement cru. Une censure collective du jugement fait que les "journalistes d'investigation" détaillent les manigances des favoris à côté d'éditoriaux où l'on croit profond d'évoquer pour la millième fois, à propos du prince, son "horreur toute chrétienne de l'argent", ignorant la part d'aveu peut-être provocateur dans certaines formules que le portraituré a refilées à ses portraitistes : "mépris de l'argent" ne signifie pas que Mitterrand a fait vœu de pauvreté, mais que les disciplines financières lui sont étrangères, que le "méprisable" argent, il préfère en disposer que le compter.

La manière mitterrandienne d'user du pouvoir est antérieure à l'intronisation. Un fait connu de tous mais oublié dans les commentaires illustre le rapport de Mitterrand aux institutions : il a adhéré au parti socialiste le jour où il en est devenu secrétaire. À vrai dire, il n'y a jamais eu de nouveau parti socialiste "né à Épinay", mais un groupement des amis et clients de Mitterrand, désirant s'associer à son ascension vers le pouvoir (commencée solitairement en 1965) et en partager les bénéfices. Tous ceux (Rocard en particulier) qui ont voulu ignorer cette dépendance intime, lancinante du parti envers le candidat, puis le Président, en ont été pour leurs frais.

La présidence a permis à Mitterrand d'accomplir son narcissisme, de mettre la politique de la gauche et de la France au service d'une image que journalistes, écrivains, cameramen n'arrêtent pas de scruter sans être conscients qu'ils répandent leur propre fascination. Mitterrand n'agit pas beaucoup mais il signifie, son comportement n'est pas normé mais normatif. Ses propos, ses poignées de main, ses clins d'yeux, ses intonations, tout cela fait loi, établit la démarcation entre le digne et l'indigne. Cette souveraineté s'est progressivement étendue à la fois vers le haut et vers le bas, aux petites comme aux grandes choses. D'autres touchaient les écrouelles, lui il immunise contre la Justice, disculpe à l'avance publiquement ceux qu'on accuse d'escroqueries, faux témoignages, abus de biens sociaux... Prouteau (gendarme qui apportait les moyens de preuve dans son sac en se rendant à une perquisition) est "un homme extraordinaire... le prototype de ce que notre armée peut produire" ; Pelat (enrichi grâce aux nationalisations) se caractérise par la force d'âme, le caractère, la camaraderie ; Tapie ? "Une intelligence, une énergie" qui, en peu de temps, s'est révélé "un excellent ministre". Devant ces défis, la magistrature se tait, une partie de la presse fait des mises au point désabusées, mais, dans l'ensemble, le blanchiment des escrocs est ressenti comme une thaumaturgie. L'absence de contestation politique devant cette manière d'abuser de la position suprême révèle une situation où le pouvoir est devenu la seule référence, où les valeurs ont quitté l'espace civique commun pour devenir la propriété de celui qui détient le pouvoir

[...]

 

Notes

 

(1) Paris, Éd. du Seuil, 1964.
(2) Paris, Éd. du Seuil, 1993.
(3) Verbatim, vol. I (1981-1986), Fayard, 1993..
(4) Paris, Stock, 1992

 

© Paul Thibaud, L'homme au-dessus des lois, in Le Débat n° 81, avril 1994

 


 

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Au-dessus
des lois
"Il y a quelque chose de sinistre à voir ce potentat prendre congé en disant que pour lui 'ça va' et, quant au reste, tant pis pour nous. Sortie dérisoire du grand égotiste, d'un homme qui n'a jamais su partager, pour qui la jouissance du pouvoir a été solitaire jusqu'à l'obscénité, solitaire mais publique, donnée en spectacle dans tant 'd'interventions' dont le seul contenu était de montrer qu'il était à l’Élysée et qu'il s'y sentait très bien, suscitant dans la masse des journalistes et même au-delà une identification abrutissante, déshonorante, source de commentaires malins, complices, débiles : il est en forme, il tient le manche, il a montré sa maîtrise, son habileté une fois de plus...".

[P. Thibaud]