Ou le credo de Claude Imbert

 

Claude Imbert a publié en 1984 un ouvrage, Ce que je crois, mi-recueil de réflexions d'un homme entre deux âges, mi-souvenirs d'enfance et d'adolescence dans le Paris de la guerre et de l'Occupation. Écrit dans une belle langue, cet ouvrage, qui selon nous a été trop vite oublié (l'accélération qu'imprime à toutes choses utiles la société médiatique n'est que l'autre face de la prégnance qu'elle accorde à toutes choses futiles), mérite qu'on s'y arrête à nouveau, tant ce qu'on y trouve pourra faire écho à nombre de préoccupations exprimées aujourd'hui. C'est pourquoi nous en donnons un long extrait (dans lequel on reconnaîtra, par moments, la nostalgie teintée d'humour qui réapparaîtra un peu plus tard chez un autre mémorialiste - des gens de peu, selon sa propre expression, monté lui aussi à Paris depuis son Sud-Ouest natal, Pierre Sansot), et nous encourageons les lecteurs à se reporter au texte intégral (chez Grasset).

 

 

 

11. La Crise de la tradition

 

Quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres
Tocqueville

 

Qu'on la tienne pour cause ou pour conséquence de cette rupture d'une représentation cohérente de la société, peu importe, la rupture de la tradition se révèle, en tout cas, comme le signe irrécusable qui distingue la grande fracture où nous sommes. Je ne prends pas ici la notion de tradition au sens usuel mais étriqué que le mot a pris de nos jours (Fort significatif est d'ailleurs ce glissement de sens vaguement péjoratif : comme si la tradition était affectée de je ne sais quoi de désuet ou de folklorique, au mieux d'attendrissant). Je prends ici le mot de tradition au sens le plus large, comme l'ensemble des systèmes qui relient le passé au présent. Quand je parle de crise de la tradition, je pense à une défaillance exceptionnelle dans la transmission des acquis culturels d'une génération à l'autre, défaillance qui s'observe, aux premières loges, dans les principaux centres transmetteurs que sont la famille, l'Église et l'enseignement.

Tout au long d'un cycle multiséculaire qui s'achève, le changement passait si lentement d'une génération à l'autre que le fils pouvait s'identifier à son père, et prendre le relais d'une autorité fondée sur le même stock de valeurs, la même vision du monde, même si le passage du relais s'effectuait à travers le conflit sempiternel des générations. Les grandes mutations de l'art, par exemple entre la période dite classique et la révolution romantique, mettent à bas les traditions esthétiques mais non la tradition d'un certain "code" culturel. Un adolescent du XIXe siècle ou du début de ce siècle-ci n'est pas enseigné, dans les instituts laïques ou chrétiens, selon des principes vraiment différents de Télémaque au XVIIe siècle ou du jeune Anacharsis au XVIIIe. Entre Rameau et Wagner, la Révolution musicale paraît énorme, mais les deux s'expriment dans le mode tonal.

La nouveauté aujourd'hui, c'est que le conflit de générations est d'une autre nature. Les enjeux paraissent plus graves, insolubles et décisifs. La rupture culturelle semble, cette fois, si profonde qu'elle ne peut s'assimiler à celles que l'histoire des "périodes ordinaires" nous présente.

Sommes-nous victimes d'un simple phénomène d'accélération technologique ? Possible ! C'est, en tout cas, une explication de plus en plus produite. L'accumulation rapide, précipitée, de modifications importantes de notre environnement, un certain déclin de l'innovation, la sollicitation excessive que ces changements - une histoire haletante - exerceraient sur nos cervelles et nos nerfs, jetteraient les sociétés industrielles dans une sorte de crise d'adaptation, dans un dysfonctionnement, une dépression nerveuse par fatigue. Un court-circuit, en somme, par excès de consommation et d'informations de toutes natures. Ce que de Gaulle, nous l'avons dit, exprimait à sa manière en disant que, soudain "le biologique ne suit plus". L'homme qui a résisté, depuis le fond des âges, à mille misères se trouverait donc provisoirement du moins tétanisé, épuisé par cette accélération des rythmes du changement.

D'autres explorateurs, plus intrépides, vont d'ailleurs chercher dans notre biologie et jusque dans nos cellules les traces d'altérations nouvelles qui rendraient compte des "courts-circuits" intellectuels. La science la plus prudente donne parfois, il est vrai, quelques cautions courtes mais sérieuses à l'inquiétude écologiste sur les risques de l'espèce dans les sociétés industrielles. Les dangers chimiques, atmosphériques et alimentaires - et beaucoup plus que les nucléaires - y apparaissent évidents, et la protection hésitante ou insuffisante. Un savant aussi rassis que le professeur Jean Bernard note, par exemple, qu'une véritable hématologie des sociétés industrielles a pu, ces dernières années, se constituer et déterminer les désordres sanguins qui définissent, à l'analyse, ces sociétés : troubles de la maturation des globules rouges, blancs et des plaquettes sanguines, diminution moyenne, depuis cinquante ans, des globules polynucléaires... Dans un domaine voisin, le neurologue J.-P. Changeux se demande quels effets peut exercer, déjà, sur la machine électrochimique du système neuronal la consommation croissante de médicaments et surtout de tranquillisants. Déjà, un vaste champ scientifique d'exploration s'ouvre à tous ceux qui supputent que l'environnement industriel est susceptible d'avoir introduit dans nos neurones, synapses et autres dendrites des modifications durables capables d'altérer nos machines à sentir et à penser.

Il demeure que ces suggestions sont encore bien partielles pour rendre compte des vastes bouleversements d'une espèce qui a résisté, tout au long de l'Histoire, à des séquelles de désastres, famines, carences alimentaires, etc. Ce qui m'incline, pour ma part, à réserver à ces explications "biologiques" une place modeste. Celle, par exemple, que les historiens accordent au saturnisme - par excès de consommation de plomb - dans la décadence de l'aristocratie romaine de l'Empire...

Car enfin, nous voyons bien que la crise impressionnante de la tradition, de la transmission est intimement liée à la crise de l'idée de progrès, phénomène gigantesque et bien plus évident que les désordres biologiques. C'est cette crise de l'idée de progrès qui ruine insensiblement mais principalement le modèle culturel que les générations se transmettaient jadis sans défaillance. Les nouvelles générations commencent à douter du dogme de la fatalité du progrès qui gouverne encore notre euphorique idée de l'Histoire. Elles se déprennent de cette religion de mes maîtres laïcs et de mon curé de Castres qui inspira depuis deux siècles toutes nos visions tant libérales que révolutionnaires. Les plus jeunes d'entre nous associent, à tort ou à raison, cette religion du progrès à ce qu'ils discernent autour d'eux, c'est-à-dire une préoccupation envahissante du futur matériel, une mystique économique qui ravage à la fois les champs culturel et politique. Beaucoup se détournent - quelques-uns brutalement, la plupart insensiblement - de ce modèle. Ils constatent que, dans la vie de tous les jours, et de la naissance à la mort, le critère de sélection économique l'emporte sur tous les autres et ils développent peu à peu une sorte d' "hostilité éthique" [Konzad Lorenz] contre une tradition dont les résultats leur paraissent désormais douteux. Ils voient partout les ravages d'une mutilation de l'être chez l'homme, je veux dire sa réduction à la fonction sociale ou économique ; et la réduction même de la vie sociale à des conflits politiques dont la médiocrité s'accuse. Ce "progrès" dont Geneviève [il s'agit d'une retraitée née avec le siècle, qui a des idées courtes mais claires, et que Claude Imbert a inventée pour l'accompagner tout du long de sa réflexion] et ses contemporains constataient qu'il avait délivré l'homme des plus rudes misères se déplume peu à peu, et voit s'effriter ses prestiges.

Beaucoup de jeunes observent ou ressentent vaguement que la boulimie de l'"avoir plus" étouffe chaque jour le souci d'"être plus", fondement de toute sagesse. Ils voient que l'expression même de "mieux-être" n'est plus comprise aujourd'hui que dans son acception économique de plus grande possession, de plus grande consommation, et ils refusent sciemment ou inconsciemment de perpétuer ce système. Ils pressentent on ne sait quelle catastrophe prochaine, et ils s'installent dans le refus. Ils s'angoissent des développements exponentiels de l'économie, et ils se replient dans l'indifférence, l'incuriosité et le narcissisme. Les nouveaux adolescents n'ont plus rien de commun avec ceux de la "crise de génération" du premier demi-siècle, les enfants terribles de Cocteau. Les nouveaux "enfants terribles" sont aujourd'hui les solitaires, les zombies affectifs des films de Maurice Pialat.

Car, bien évidemment, avec cet effritement progressif de toute confiance dans le progrès, c'est aussi le sentiment d'une vocation universaliste des valeurs éthiques et politiques de l'Occident qui s'effondre : si la raison technicienne de l'Occidental apparaît aux regards neufs de la jeunesse comme étouffée par l'économisme et la boulimie d'objets, si l'escalade technologique de nos sociétés en vient à être assimilée par beaucoup d'entre eux - qui ne sont pas les moins conscients - à une "maladie mentale dévorant l'énergie de l'homme" [Alberto Moravia] jusqu'au paroxysme vertigineux du nucléaire, alors c'est à l'évidence tout un projet millénaire de civilisation qui est mis en question, et récusé. C'est le sens même de notre histoire qui est perdu pour des millions de jeunes hommes qui se détachent, comme arrachés par une sorte de fatalité, du long rameau dont ils sont issus.

Encore une fois, je ne me préoccupe pas de savoir si le jugement implicitement porté sur un monde qui se décompose par tous ceux qui le fuient est un jugement fondé. Il y a, dans ce refus critique, beaucoup de bêtise et de noblesse, de générosité et de paresse, d'intuition et d'ignorance. Je n'en ferai pas ici le décompte. D'autant que ce jugement porté sur l'ordre ancien est rarement conscient ou conceptualisé par la masse : il s'observe plus dans des comportements que dans des idées popularisées. Ensuite, le mutant que je suis n'est pas bien disposé à porter un jugement idéologique sur la mutation qui l'emporte.

Pour l'heure, la description suffit à m'occuper : ce que j'aperçois ces jours-ci par exemple, c'est avec cette rupture de la tradition la disparition du passé comme composante intime, vivante, présente dans la trame de notre temps. On m'objectera évidemment ces incessantes bouffées de nostalgie qui règlent nos modes, cette préoccupation du passé qui emplit tant de spectacles et de représentations de notre vie. Mais justement, il me semble que ce passé-là est "mort". Nous le visitons, il ne nous habite plus. Il fait l'objet d'une sorte de curiosité, voire d'appétit muséologique qu'expriment, par exemple, le goût pour l'Histoire, et ces temps-ci la redécouverte (heureuse) d'époques méconnues comme le Moyen Âge. L'exposition Manet draine autant de public qu'un James Bond au cinéma, mais ces pèlerinages massifs ont pour les pèlerins un air d'inventaire. Comme si les processionnaires du Grand Palais venaient, dans le désarroi des esprits, faire, dans le passé, la petite cure d'identité culturelle que l'art vivant leur refuse.

Ce passé-là n'est plus vécu, transmis, intégré au tissu intime de nos pensées, de nos actes. Une chaîne s'est rompue. Nous sommes de moins en moins les fils de nos pères. Une nouvelle déréliction s'installe. Nous la découvrions dans l'immédiat après-guerre, avec le sentiment de l'étrangeté, et de l'absurde qu'un Kafka, un Sartre, un Camus apprivoisaient et répandaient. Nous vivons désormais l'absurdité de cette solitude comme un vertige. Il arrive encore que nous souffrions de ces manques comme un mutilé souffre de ses membres amputés, comme Mme Du Deffand, victime de sa lucidité, disait souffrir "de la privation du sentiment avec la douleur de ne s'en pouvoir passer". Et sur les modes, les arts de notre temps lucide et désemparé, pèsent les brumes persistantes de la nostalgie, qui n'est plus, en effet, ce qu'elle était. Elle est comme fichée désormais en permanence au cœur de nos vies de mutants.

 

 

La grande sape : la désagrégation du système éducatif

 

Aucune surprise, dans cette perspective, de constater qu'un des principaux agents de la transmission des acquis culturels, l'enseignement, connaisse, chez nous, depuis une trentaine d'années, une désagrégation impressionnante. Plus que la famille, et autant que l'Église, l'enseignement est le plus grand malade de ces temps de fracture. Et il diffuse son désarroi, propage ses insuffisances à l'ensemble de la jeunesse, accentue la rupture. En vérité, l'enseignement constitue, à lui tout seul, une planche anatomique où s'illustrent jusqu'à la caricature tous les désordres du grand passage.

D'abord, dans l'égarement général des esprits, le système éducatif n'est plus assuré de l'essentiel : ce qui doit être par lui enseigné et transmis. Si la représentation qu'une société se forme de ses ambitions s'effondre, comment donc, en effet, définir un programme d'enseignement, qui devrait être la maquette pédagogique de ce projet social ? Si une société doute de ses fins, comment donner à l'enseignement un contenu susceptible d'aider l'enfant, l'adolescent à conquérir des fins aussi incertaines ?

Dans le vide où flottent désormais les définitions du contenu et des objectifs de l'enseignement, il était naturel que s'engouffrent, ici ou là, en force, et via les lobbies syndicaux, les prêcheurs d'une croyance de substitution sous la forme d'un modèle politico-religieux d'inspiration marxiste. Aux normes de l'enseignement laïque et républicain fondées sur les cohérences de l'ordre ancien - goût de l'effort, travail, sanction du mérite individuel et sens civique - ils substituent une sorte d'idéologie rampante, aussi peu laïque que possible, inspirée par un réseau de croyances disparates, sur lesquelles règne un égalitarisme sommaire et antidémocratique [Laurent Schwartz, Pour sauver l'Université, le Seuil. Jacqueline de Romilly, l'Enseignement en détresse, Julliard]. Ils ont naturellement contribué, à la mesure de leur influence, à développer le doute et l'incertitude sur le système ancien sans pour autant dispenser une vision nouvelle. Car les échecs internationaux et nationaux du socialisme les ont découragés, désorientés. Et comme la nature de leur profession les prive d'un environnement, d'un cadre social semblables, par exemple, à ceux de l'entreprise où se pratiquent encore d'anciennes cohérences, comme ils sont, dans leurs classes et devant les cervelles vierges de l'enfance, plus isolés que quiconque, qu'ils rencontrent chez leurs élèves une hétérogénéité de situations, de milieux, de savoirs de plus en plus grande qu'on prétend leur faire aborder avec un système uniforme, ils vivent un désarroi impressionnant.

Si l'on ajoute que tous les enseignements subissent, en outre, de plein fouet, la dévalorisation de l'autorité hiérarchique, que le magistère enseignant a perdu, dans son statut social, tous ses anciens prestiges, que la fonction dispensatrice du savoir leur est, en partie, disputée par l'oracle télévisuel tapi dans chaque foyer, on mesure quel séisme les atteint : en fait, ils tâtonnent dans une longue nuit, celle justement de la grande fracture. Clercs qui n'ont plus rien, au fond, à enseigner qui leur soit chevillé à l'âme. Clercs qui n'ont plus rien, même, à trahir.

Le tableau est aujourd'hui sinistre. Outre sa crise du contenu et sa crise d'autorité, l'enseignement souffre de surcroît d'une certaine crise de "sens". Je veux dire par là que l'éducation est de moins en moins considérée comme "éducative" et de plus en plus comme un "sas" fastidieux avant la vie active, comme un système à distribuer du papier-diplôme de plus en plus dévalorisé.

La croissance énorme des effectifs scolaires qui a déboulé depuis les années cinquante n'est plus maîtrisée. La quantité s'est emballée, la qualité s'est effondrée. À la différence, par exemple, de l'enseignement primaire japonais, pylône essentiel de la société japonaise, où l'effort commande tout, où l'apprentissage d'une langue complexe (quinze cents idéogrammes) est considéré non comme un handicap mais comme un défi stimulant pour le développement futur de l'intelligence, toute la pédagogie nouvelle de notre enseignement primaire est fondée sur la séduction de l'enfant et la proscription des contraintes et de l'effort. L'école nouvelle, peuplée de maîtres mal formés, rêve d'apprendre les mathématiques sans apprendre à compter, d'apprendre à écrire en négligeant l'orthographe et la grammaire comme si la langue avait perdu sa fonction structurante de la pensée. On s'y préoccupe du toit sans assurer les fondations, on folâtre dans des pratiques bénignes, dites d'animation ou d'éveil au lieu de former, dès l'enfance, la musculation de l'esprit qui assurera la rectitude du jugement. On assassine, ici ou là, la sélection, on supprime la note qui départage, la mention qui distingue. On pourchasse l'élitisme jusque dans la compétence. Pour consoler les unijambistes, on fabrique des culs-de-jatte. Le plus souvent, l'"autorité" nouvelle et diffuse qui détermine cette "politique" enseignante est syndicale et corporatiste. Elle tend à exclure tout contrôle de la nation. Le gouvernement, le Parlement sont impuissants à en discuter les méthodes.

Le résultat est impressionnant : un tiers des enfants, au terme du cycle primaire, ne maîtrisent plus la simple lecture. L'orthographe est en capilotade, le vocabulaire en peau de chagrin et je ne connais aucun esprit honnête, de gauche ou de droite, qui ne se désole de l'appauvrissement généralisé - spécialement syntaxique - du français, de cette mutilation dans la dénomination des sentiments, des émotions, des idées, de cette "disette lexicale" dont parle le Recteur Antoine et qui n'est pas bien sûr sans effet sur l'appauvrissement des concepts. Cet effondrement de l'enseignement public explique, en partie, le regain de faveur de l'enseignement libre qui était, il y a seulement une génération et si l'on excepte quelques écoles chrétiennes de "haut de gamme" - un enseignement de secours des cancres et des redoubleurs. Il fallut à la gauche de 81 beaucoup de religiosité socialiste et de superstitions idéologues pour avoir réveillé la guerre scolaire sur un aussi mauvais terrain.

Il faut dire que le désastre impressionne les parents les mieux prévenus en faveur de l'enseignement public. On découvre, par exemple - ce qui en dit long sur l'importance capitale de l'enseignement de la prime enfance - que les élèves qui redoublent à six ans leur cours préparatoire n'ont qu'une chance infime de franchir la classe de seconde. Bref toute la pyramide scolaire pourrit par la base et une génération entière est menacée de régression dans sa formation morale et intellectuelle.

L'avènement, dans notre société, d'une masse d'"analphabètes diplômés" est lourd de conséquences encore, à mes yeux, sous-estimées : l'analphabète de jadis était conscient de ses manques et ne prétendait point imposer son ignorance. Il en va tout autrement de l'analphabète diplômé qui croit qu'il sait et qui, dénué d'esprit critique, "matraqué" d'images télévisuelles et de slogans radiophoniques, produit et répand une sous-culture conformiste et relâchée. Pour organiser une pensée appauvrie et dévitalisée, pour réveiller une mémoire endormie, privée qu'elle fut des exercices nécessaires de l'enfance, l'analphabète diplômé s'abandonne à un scientisme élémentaire et résiste mal aux "vulgates" idéologiques du marxisme et du freudisme. Naturellement, Marx et Freud ne sont presque jamais lus, médités par ces clercs moutonniers qui prétendent ainsi se plier aux succédanés de leurs pensées. Ils agissent comme des "totems" d'on ne sait quelle nouvelle vérité, comme des catéchismes non écrits, commodes pour envelopper d'une vague justification les révoltes contre tout inconfort social, contre toute contrainte éthique.

Dans ce domaine comme dans d'autres, il me paraît superficiel d'instruire un vain procès contre les enseignants. Je les vois plutôt comme les premiers fantassins précipités dans la grande crevasse d'entre deux mondes. Leur échec exprime spectaculairement l'effondrement d'une ère qui finit, d'une culture qui meurt, et qu'aucune tradition, justement, ne maintient plus en vie.

Le mal est, pour l'heure, sans remède. Il faut attendre. Aucun homme politique ne peut dire en public ce que quelques lucides - qui ne sont pas tous de droite - confessent en privé, savoir que tout ou presque est à réformer, sinon à mettre au rebut. Que l'école ne peut se sauver que si elle renonce à la production d'un produit uniforme, que si son énorme machine impotente est "éclatée" et décentralisée, que si elle satisfait, par le pluralisme de l'offre, le goût croissant et pluraliste du consommateur scolaire. Bref, l'école devrait, peu ou prou, se plier à l'invention et aux exigences de ceux qui la fréquentent ou de leurs parents. Et l'on ne voit pas pourquoi la défense du droit de l'enfant serait perpétuellement confiée (comme dans les régimes totalitaires) à un monopole étatique dès lors que ce monopole ne garantit plus le respect ancien de la liberté des consciences. Cette évidence est naturellement inavouable avant quelque révolution inévitable qui explosera sous la pression des demandeurs. Mais cette révolution-là, c'est le mieux que l'école puisse espérer.

 

 

Le temps des sociologues

 

"Nous avons perverti la critique. Nous l'avons mise au service de la haine de nous-mêmes et de notre monde"
Octavio Paz.

 

Puisque nous en sommes à isoler quelques signes disparates mais éclatants de la grande sape, il est juste de mentionner à son tableau d'honneur les scribes qui tout à la fois la décrivent le mieux et y contribuent à leur manière : les sociologues. En vérité, ils ne sont pas les seuls. Tous les clercs participent peu ou prou à la démolition. Mais le sociologue est, à mes yeux - fût-ce pour le piédestal où la mode intellectuelle l'installe - le clerc type de la grande sape. La vogue actuelle de la sociologie telle qu'elle est le plus communément pratiquée est un des signes les plus spectaculaires de ce grand déboulonnement critique d'un ordre qui se disloque. Une de ses vedettes françaises, Pierre Bourdieu, définit très bien l'esprit de sa discipline lorsqu'il dit : "Si ceux qui ont partie liée avec l'ordre établi quel qu'il soit n'aiment guère la sociologie, c'est qu'elle introduit une liberté par rapport à l'adhésion primaire qui fait que la conformité même prend un air d'hérésie ou d'ironie... On n'entre pas en sociologie sans déchirer les adhérences et les adhésions par lesquelles on tient d'ordinaire à des groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de l'appartenance et renier tout lien d'affiliation ou de filiation... Rien ne réjouit plus le sociologue que de poursuivre en tous lieux, systèmes et structures ce que l'on appelait jadis du nom évocateur (et redoutable) d'esprit de corps". On ne saurait mieux dire.

Cette humeur anti-institutionnelle s'accompagne souvent d'une sorte de jubilation iconoclaste aussi euphorique qu'outrecuidante : "La sociologie, dit par exemple le même Bourdieu, touche à des intérêts vitaux. On ne peut pas compter sur les patrons, les évêques et les journalistes pour louer la scientificité de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur domination et pour travailler à en divulguer les résultats".

À cette extrémité soupçonneuse, on sent chez ce sociologue de talent une prétention à s'instituer en arbitre impartial, en spectateur absolu, à tenir en respect le pékin que vous et moi nous sommes : cette attitude mériterait elle-même une étude sociologique qui mettrait à l'épreuve du soupçon les princes du soupçon. Toujours est-il que le sociologue, en l'occurrence, se laisse emporter : car les journalistes (et sans doute aussi les patrons et les évêques) sont eux-mêmes peu à peu gagnés par l'esprit sociologique du temps. Et il ne leur déplaît plus de voir analysés et ébranlés les pouvoirs (usurpés ?) qui étaient les leurs. Ils s'arrachent, eux aussi, peu ou prou, de bon ou de mauvais gré, à "l'état d'innocence qui permet de remplir avec bonheur les attentes de l'institution". Dans ce temps de soupçon, beaucoup de pouvoirs acceptent que soient dévoilées leurs qualités de pouvoir cachées sous le langage et le déguisement culturel où ils s'exhibaient. Mais il est vrai qu'ils souffrent aussi de voir déchirés les habits qui les faisaient moines.

Ainsi le sociologue débusque, mine, décolle, découvre, déstabilise, décape, révèle. Il montre (non sans raison) la fabrication illusionniste des institutions, et les mirages des consensus. Il n'en prescrit point de nouvelles. C'est l'agent intellectuel par excellence de la phase critique. À cet égard, le crédit, voire la vogue de la sociologie dans notre temps sont eux-mêmes significatifs. Les sociologues sont les sapeurs de la crise intellectuelle. Les grands clercs de la destitution.

 

 

12. Quand le bonheur change de style

 

"Le bonheur est un fruit délicieux qu'on ne rend tel qu'à force de culture"
Restif de la Bretonne.

 

Depuis une vingtaine d'années, une certaine idée du bonheur dépérit à vue d'œil. Je pense ici à cette idée, vieille en Europe, du bonheur tel qu'on le concevait dans ma jeunesse et qui m'est, envers et contre tout, restée : celle d'un art de vivre individuel. Le fin du fin, dans mon lycée Carnot de l'immédiat après-guerre, n'était pas la satisfaction des masses, mais l'épanouissement de la personne. On supposait que chacun, si démuni fût-il, avait en apanage un jardin en friche qui méritait d'être "cultivé". Ingénuité, optimisme d'une culture où l'humanisme était roi ? Ces idées-là sont, dans notre grand passage, en perdition. Art de vivre, art d'aimer, art de penser, les trois Grâces de l'humanisme ont vu leurs appâts se faner. Elles inspiraient une certaine idée de l'homme déjà presque engloutie. Ma jeunesse leur fut confiée, et le mutant que je suis y reconnaît une moitié de soi-même, celle qui se meurt. Mais tous les placards de ma mémoire sont encore pleins des cadavres exquis de cette moitié-là.

Le bonheur, dans mon enfance, se méritait. On l'abordait chacun à sa mesure, comme l'apprenti de jadis abordait son "chef-d'œuvre" : dans une solitude appliquée. La grâce et le charme d'une vie bien conduite viendraient par surcroît : affaire de chance et de talent réservés au petit nombre. Mais chacun devait trouver sur les bancs de l'école laïque et républicaine un viatique, ne fût-ce que pour goûter plus tard les joies simplissimes de la famille, de la pêche à la ligne ou du simple privilège d'être né français. La réussite, jusque dans les plaisirs des sens, ne s'obtiendrait pas sans apprentissage ni contentions délicieuses. Et le bonheur viendrait presque autant de la maîtrise qu'on y mettrait que de la satisfaction qu'on prétendait obtenir. Il n'y avait pas de bonheur sans quelque sagesse, pas de sagesse sans un peu de bonheur.

Depuis vingt ans, ce bonheur-là se cache. Il est "réactionnaire", d'ancien régime... La compassion, dit-on, pour ceux que la souffrance accable (ou le désaveu de tout privilège dans l'idéologie sociale) condamne chaque jour un peu plus cette recherche réputée impudente d'un bonheur égotiste et inégalitaire. À sa place, triomphe le goût d'une félicité passive chez des millions de Narcisse mûris dans les couveuses de l'État-providence. Leur molle adoration de soi porte le deuil éclatant du bonheur appris, construit, mérité. Dans les vagissements de la contre-culture, le bonheur-sagesse est déconsidéré comme la culture même. Le médiocre tire orgueil de sa médiocrité comme le hippie de sa crasse, et le déchu de sa défaite. L'ignorance massive du patrimoine culturel déconsidère le savoir et la beauté, la chienlit acceptée tourne l'harmonie en dérision. Une morale rampante du passif, un goût du kitch, du choquant, du bizarre, démodent l'aristocratie désuète du Lebenskünstler.

Je fus élevé contre cette pente. Et, dès avant mes quinze ans, par les professeurs du lycée qui furent les miens. Je m'émerveille encore de ce qu'ont apporté l'éducation et l'instruction au petit bourgeois mal dégrossi, de sève paysanne, que j'étais. D'abord, elles m'ont délivré, dès mon jeune âge, de cette gêne qui collait si souvent à ceux de ma naissance : gêne de la province, de la condition sociale, de notre "infériorité" dans le parler, le maintien, le vêtement. Gêne que j'ai souvent vue chez les miens et qui les maintenait gauches devant les importants, devant ceux qu'on appelait, dans mon enfance, les "messieurs". Et qui toute leur vie les paralysa devant le qu'en-dira-t-on universel. Cette délivrance, pour ceux qui l'ont connue, rend à jamais respectueux de ce que fut cet enseignement et de ce qu'il apportait à l'égalité des chances. Mes professeurs me fournirent de surcroît, dès l'enfance, les rudiments d'un art de vivre où l'on estimait que la seule élégance qui valût était celle de l'esprit. Ils m'instruisaient sur les vanités de l'ambition sociale et m'enseignaient déjà les consolations éternelles, dans les traverses futures de la vie, d'un livre, d'un paysage, d'une musique pour qui avait appris à lire, à regarder, à écouter. À me rappeler cette éducation, à observer ce qu'elle est devenue, je crois rêver. Amarcord.

C'était la guerre - mes professeurs n'étaient pas riches et le marché noir n'était pas pour leurs bourses, mais ils ne gémissaient jamais, dans leurs costumes élimés et leurs godasses béantes, sur les misères du temps. Ils nous expédiaient au cinéma pour les Visiteurs du soir, au théâtre pour l'Antigone d'Anouilh et pour le Soulier de satin, rétif à nos jeunes comprenettes, mais sur quoi nous discourions bien plus que sur les rutabagas et les gigots révolus. Notre luxe de lycéens dans ces temps sans télévision, c'était l'acquisition d'un exemplaire de la Pléiade en pégamoïd, de quelques timbres à vingt sous qui nous racontaient des pays et des continents d'un exotisme inviolé, c'était la Bibliothèque Verte et son trio majeur : le père Dumas, Walter Scott et Jack London ; les récits du vieux Fabre sur les abeilles, ou de je ne sais plus quel Canadien trappeur qui me jeta, des mois durant, dans l'intimité des castors. Occultées par le bleu de la défense passive, les fenêtres du bon lycée Carnot ne laissaient pas rentrer l'actualité de la guerre. On la subissait partout, mais on n'en parlait nulle part. Quelques-uns, que nous critiquions en messes basses, ramenaient dans leurs sacoches en carton l'édition française de l'hebdomadaire allemand Signal, et y découpaient des silhouettes de Messerschmitt. Ceux d'entre nous dont les parents écoutaient Londres avec de gros cadres d'antennes antibrouillages qu'on rangeait chaque soir dans un placard à nippes - c'était mon cas - avaient bien, entre eux, une petite complicité mais elle n'était ni très raisonnée, ni bien héroïque. Nous participions aux malheurs du temps avec nos inconsciences d'enfants. Ma mère, pourtant, ne faisait pas mystère de ses sympathies. Elle portait, cachée sous le revers de son tailleur, une minuscule croix de Lorraine, mais m'avait refusé la même : les temps étaient à la prudence. On parlait peu devant les enfants : on redoutait les bavardages, et l'éducation de l'époque n'avait pas inventé les "parents-copains". Ce n'est qu'en zone libre, l'été, que nous agacions de nos forfanteries anglophiles les voisins pétainistes : en 42 on en trouvait plus que de gaullistes autour des mails et des vigans de mon Midi.

Le drame traversait furtivement nos cervelles enfantines comme un chat noir traverse la route : quelques propos furtifs de mes parents sur la persécution des juifs ; leur recommandation d'entourer d'amitié nos camarades qui portaient l'étoile jaune ; des murmures de rafles dans le métro. Et tout de même cette cérémonie quotidienne, chez moi du moins, de l'écoute de la France Libre, où je suivais, atlas ouvert, la campagne de Tripolitaine ou la guerre de Russie. Chez les adultes m'étonnaient cette obsession de la privation de "bouffe", ces récits épiques autour du bifteck et des crèmes au beurre qui nous troublaient en vérité fort peu. En 42, nous avions douze ans, et nos frissons consistaient à ramener du stade de Colombes, où nous jouions le jeudi au football, quelques tracts assortis d'éclats d'obus, vestiges des passages de bombardiers britanniques. En nos classes, l'occupant ne se rappelait qu'avec ces caches grotesques de papier collé dont il faisait, dans nos manuels d'allemand, recouvrir les textes d'auteurs juifs, les poèmes de Heine, et que, naturellement, nous décollions à la vapeur. Ce n'est que plus tard, sur mes quatorze ans, qu'allaient circuler parmi nous, et d'abord clandestinement, les petits textes brûlants des éditions de Minuit, qui, sous leurs couvertures discrètes et glacées, nous apportaient Éluard, Aragon et le brasier encore incandescent de la Résistance. Alors seulement nous commencerions à comprendre et à nous enfiévrer.

Mais en 43 encore, quand les sirènes nous précipitaient plusieurs fois la semaine dans les caves, M. Gourdon, notre professeur de 3e, nous lisait, sous une lumière de soupente, les Vies de Plutarque, ou méditait avec prudence entre Eschyle et Démosthène, les avantages comparés de l'esprit de collaboration et de résistance… de Philippe de Macédoine.

Dans la morale "laïque et républicaine", où l'on baignait, nos jeunes appétits de plaisir s'abritaient, je m'en souviens, sous une devise bien convenable qu'on trouvait déjà, c'est tout dire, sur les brevets de danse des jeunes officiers du Second Empire : "Vif au plaisir, ardent au travail". Les plaisirs des sens, nous les dévorions des yeux et des songes : les tickets d'alimentation limitaient nos gourmandises. Quant à nos premiers flirts du lycée Racine, dont le claquement des semelles de bois me donnait la chamade, elles tremblaient sans cesse sous nos premiers assauts. Sous chaque jupe, en ce temps-là, le déshonneur était tapi. La plupart n'accordaient que de chastes baisers. Quelques hardies consentaient les privautés de la porte, mais toujours avant le couvre-feu fatal qui écourtait nos soirées de "J3". Le comble du trouble chez les godelureaux consistait à rôder entre chien et loup autour des derniers bordels avec leurs enseignes numérotées et leurs façades aveugles. En fait de voluptés j'avais bien, sur mes camarades, l'avance d'une expérience rustique, celle des amours buissonnières et des soirs de vendanges. Mais je gardais pour moi ce savoir précoce. Je ne succombais pas au prestige faraud de quelques cancres pourvoyeurs de photos cochonnes : le sexe, déjà, me paraissait trop délicieux pour faire bon ménage avec la gauloiserie. En fait d'images, je me contentais, à Paris du moins, de rêver sur les odalisques du Sardanapale de Delacroix dans les pages illustrées du Larousse. Et sur le décolleté de Viviane Romance et les cuisses de Ginette Leclerc, entrevues dans les noir et blanc de mon petit cinéma de la rue Cardinet.

Dans les plaisirs comme dans le travail, la bride n'était pas courte, mais la bride était là. "Tu dois, donc tu peux". Pourtant le travail n'était pas vénéré pour lui-même, ni même, ainsi qu'on le donne à croire aujourd'hui, comme le sésame obligatoire des "belles carrières" bourgeoises. On prônait, chez nos maîtres, les têtes bien faites plutôt que bien pleines, et une sorte de nonchalance studieuse à la Montaigne : l'effort n'ouvrirait pas seulement au confort social, mais plutôt à un certain art de vivre.

Nos professeurs n'avaient pas découvert la dictature du savoir "utile". Ils croyaient au contraire que l' "inutile" était nécessaire et glorieux, que la chronologie de l'Histoire serait le squelette de notre passé national, que la formation du jugement, de l'esprit critique et du goût, plus "utiles" que tout, se ferait en butinant sans cesse dans l'"inutile" des grandes vies, des grandes dates, des grands textes. On jouirait mieux de Mozart si l'on ne trichait pas dans les dictées musicales ; Cocteau ne nous toucherait avec son Éternel retour (qui sortait alors sur les écrans) que si nous avions d'abord absorbé - c'était au programme de 3e - la légende de Tristan. Nous ne serions un jour des hommes estimables que si nous possédions Virgile, Horace et Xénophon. Nous ne serions heureux que si nous apprenions à aimer, malgré les pancartes de la Kommandantur, un Paris alors nu et grandiose, offert sans embouteillages, et que l'on sillonnait sur les plates-formes des autobus à gazogène ; que si nous avions préparé nos voyages (en France) avec géologues, géographes, historiens, sans compter Balzac pour la Touraine ou Giono pour la Provence ; que si nous connaissions tous les âges de notre pays avec Lavisse et Mallet-Isaac, l'amour avec Racine, l'honneur avec Corneille, le bonheur d'écrire avec Rousseau. Dans le paradis de mes amours adolescentes, Agnès, la Sanseverina et Salammbô côtoyaient sans façon une Christiane aux yeux pers de Rueil-Malmaison et une Nadine lascive de Levallois-Perret. Nous allions de livre en livre - de pauvres livres de guerre, au papier jaune et sale - comme dans une forêt enchantée, saoulés soudain, c'était en seconde, par Hugo et Flaubert qui nous ouvraient des horizons exotiques et voluptueux. C'était une griserie de découvertes, de voyages imaginaires, d'explorations enthousiastes. Secrètement, un cap se réglait chez l'enfant que j'étais, et que je ne quitterais pas.

Tout cet abandon scolaire aux vertus de l'éducation et de la culture prête aujourd'hui à rire. Cette école, on la verrait déjà au décrochez-moi-ça, peinte en sous-verre, enlacée aux muses républicaines sous les effigies enguirlandées de Fénelon et de Jules Ferry. Son éducation couvait l'individu et n'avait pas découvert les classes sociales, les classes politiques, les classes d'âge et tout le pandémonium du collectif qui allait nous submerger de ses abstractions moralisantes et jobardes. Nous ne visitions pas d'usines, et il est vrai que nous n'apprenions pas grand-chose de la société qui était la nôtre. Je connaissais d'expérience le peuple paysan, mais j'ai découvert dans Zola la condition ouvrière. C'était l'esprit du temps. Il date.

Toujours est-il que cette école, fondée sur le mérite, la sanction scolaire et la sélection offrait à quiconque les clefs, sinon de la réussite sociale, du moins celle d'une conduite de vie. Cet enseignement-là, déjà obligatoire et gratuit mais encore élitaire, est mort de n'avoir pu ou su maîtriser la démocratisation nécessaire et massive. Il est mort aussi, tué par le mythe égalitaire et collectiviste. Beaucoup de nouveaux maîtres ont bien oublié la mise en garde de Balzac : ils préfèrent toujours "disputailler sur la chose publique et déroger au noble et saint égoïsme qui engendre les grandes choses humaines". Quelque chose me dit pourtant que les jeunes Narcisse d'aujourd'hui reviendront à ces goûts révolus : la vague qui les porte est à nouveau une vague individualiste. Un jour, le nombril ne suffira plus à leur contemplation. Ils redécouvriront, peut-être, dans une nouvelle culture, plus imagée, plus cinétique, les qualités de cette idée du bonheur qu'on enseignait jadis. Ils la trouveront moderne.

Je ne regrette pas, pour ma part, qu'elle m'ait gouverné et me gouverne encore. Elle raffine, sans cesse, mes dispositions aux plaisirs, m'ouvre l'œil et l'oreille, s'invite à mes voyages, à mon lit, à ma table. Elle me protège surtout de quelques miroirs aux alouettes. Je ne compte plus, autour de moi, les ravages de ce qu'on appelait l'inculture et ses conséquences dans les défaillances du jugement. Je pense à ces jeunes conquistadors de la politique ou des affaires infaillibles sur tout, sauf sur l'essentiel, et qui se ruent soudain dans quelque effarante sottise. Creusez leur échec, et vous découvrirez des monomaniaques qui ont peu lu, peu vu, peu entendu, peu aimé, peu joui, peu souffert et qui, sortis de l'univers informatique de leurs exploits, tâtent le monde comme des somnambules. Et, de temps à autre, dégringolent de leurs terrasses. Politiciens abrutis de courbettes électorales ; businessmen saoulés de travail, qui terminent leur vie sans l'avoir vécue, et qu'on voit au bord de la retraite "désunis" comme des boxeurs avant l'éponge. Cadres moyens et supérieurs qui avancent, dans la marée des sondages d'opinion, par vagues énormes et grises, s'abattent comme criquets sur les grilles de salaires, l'anglais sans peine, et les poutres apparentes ! Immenses convois qui traversent, à toute vitesse, et tous volets baissés, les paysages de la vie, et qui ne campent qu'aux déserts de l'argent. Ont-ils jamais reçu les vaccins de l'ancienne école ? Peuvent-ils encore être éblouis par un livre de poche à 17 F 50 ? Vous en doutez ? Moi aussi.

Cette idée moribonde du bonheur qui éclaire encore de son soleil couchant notre Europe inspire le même constat que faisait Talleyrand après la chute de l'Ancien Régime : ceux qui n'auront pas connu, avec cette culture, une certaine manière de penser et de sentir n'auront pas connu "une certaine douceur de vivre". Ils s'en passeront d'ailleurs sans peine et trouveront leur bonheur autrement. La petite société que cet art de vivre inspire habitera bientôt des sortes d'îlots de lettrés comme dans le bas Moyen Âge où se maintenait un patrimoine culturel au milieu d'une société qui l'avait liquidé.

Voici notre petit monde attendrissant et déjà ridicule embarqué dans ces vastes et luxueux paquebots de Fellini, navires de la mémoire, qui voguent vers le naufrage, avec leurs équipages déboussolés, leurs querelles de pont à pont, leurs révoltes aux machines... Et nous autres, accoudés au bar, qui buvons au temps qui passe en regardant tournoyer les mouettes.

 

© Claude Imbert, Ce que je crois, Grasset, 1984, pp. 168-192.

 

 


 


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Claude Imbert (fondateur de l'hebdomadaire Le Point), s'est éteint dans la nuit de mardi à mercredi (23 novembre 2016), à l'âge de 87 ans.

 

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