Inutile de donner la date exacte de parution de cet article, dans le quotidien du soir bien connu : chacun se souviendra des faits (mi-juin 1997), ce qui est l'essentiel. Au moment où le même quotidien publie davantage d'annonces de pacs que de mariages (du moins en ce début d'année 2000), peut-être est-il nécessaire, face à l'impudence de minorités si agissantes, de souligner une phrase de l'article qu'on va maintenant lire : "les minorités sexuelles - où la tradition de l'érotisme pédérastique est forte - affichent leur revendication de libre sexualité"

 

 

La gendarmerie vient de lancer le plus grand coup de filet jamais organisé en France dans le domaine de la lutte contre la délinquance sexuelle. Loin d'être claires dans le champ du droit - on chercherait vainement une incrimination spécifique liée à la détention individuelle des cassettes -, de telles pratiques participent d'une croisade morale. Cette vaste opération a organisé de véritables rafles. Peu de gens se sont indignés devant les atteintes réitérées à la présomption d'innocence et les conséquences humaines catastrophiques : cinq suicides en quelques jours ! Il ne s'agit pas ici, bien sûr, de dénoncer les enquêtes policières indispensables à la protection de l'enfance, mais seulement de restaurer un espace critique au moment où toute réserve dans la lutte unanime contre la pédophilie apparaît comme une complicité.

Il faut rappeler d'abord que, face aux formes multiples de la délinquance sexuelle, la répression n'a jamais été aussi forte, les textes aussi sévères, les projets de loi aussi nombreux. Le nouveau code pénal a augmenté les peines pour certains crimes, notamment le viol, qui passe de dix à quinze ans de réclusion criminelle. Après la peine de sûreté de trente ans qui existe depuis 1978, une période incompressible pour les assassins violeurs d'enfants a été votée en 1994. Un projet de loi qui accroît la pénalisation de la délinquance sexuelle, notamment par un suivi médico-social, est en discussion. Mais, surtout, en dix ans le nombre des condamnations pour viol a augmenté de 80%. La France prononce les peines de prison parmi les plus élevées d'Europe pour violences sexuelles (81% des peines sont de plus de cinq ans).

Après un long silence sur les violences intra-familiales vient le temps de la pénalisation des abus sexuels. La poursuite contre les agresseurs sexuels s'affiche volontiers comme la mission rédemptrice d'une politique de protection de l'enfance qui se veut crédible et dissuasive. Les victimes qui prennent le risque de parler demandent une réparation que la justice est bien en peine de leur offrir, elle qui ne sait que réparer le mal réparable. On a vu dans l'affaire Dutroux, à travers l'invention d'un rituel de purification - la " marche blanche " - que les familles veulent obtenir la réparation dans un ordre symbolique bien éloigné de la peine classique.

Mais les rafles et les perquisitions chez les détenteurs de "cassettes pédophiles" racontent une tout autre histoire. Elles n'ont plus les familles des victimes comme aiguillon et comme légitimité. Dans ces enquêtes, aucune famille n'a poussé les enquêteurs à agir. Aucune émotion contagieuse, aucune plainte n'a nourri leur dossier. Alors, pourquoi ces arrestations en cascade dès lors qu'il s'agit d'affaires qui relèvent pour la plupart de la correctionnelle ? Pourquoi interpeller les détenteurs de cassettes avec le même activisme tapageur que les criminels sexuels ? Cette police-spectacle sert bien mal la justice en oubliant simplement de dire que les " salauds " que l'on extrait des fourgons de police ressortiront pour la plupart rapidement des palais de justice.

Ce qui semble compter est qu'à cette occasion ils seront souillés définitivement : leur image sociale, leurs noms, leurs professions ne seront ignorés de personne. La démocratie d'opinion crée la catégorie de délinquant sexuel pour mieux se protéger de la contagion du mal. Devant les offenses faites à l'enfant, tout se passe comme s'il fallait répondre à la souillure par la souillure. Flétrir un individu par le paraître est une figure imposée des rencontres de la justice pénale avec la démocratie d'opinion. Longtemps concentré sur la peine, le procès pénal ne vit désormais que par la mise en scène du pouvoir d'accuser, moment le plus symbolique jeu du traitement direct des procédures, la justice intègre dans son fonctionnement même la dimension d'action immédiate qui entre en symbiose avec notre époque médiatique. La démocratie d'opinion épuise nos réponses à l'offense faite à l'enfant : arrêter visiblement un suspect et détruire sa réputation en le marquant au sceau de la justice pénale. Par une singulière concordance des temps, le plus extrême modernisme rejoint une violence archaïque.

Comment douter, après une telle démonstration d'intérêt, que l'enfant soit notre bien le plus précieux ? L'écho rencontré par la myriade d'affaires de délinquance sexuelle exprime le rapport qu'une société tout entière entretient avec l'enfance. Le paradoxe est que nous plaçons notre avenir en quelqu'un qui attend tout de nous et, notamment, que nous construisions cet avenir pour lui. Nous nous évertuons à défendre ponctuellement l'enfant en sa qualité de victime, non à prendre les responsabilités dont nous sommes débiteurs à son égard. La croisade anti-pédophilique n'offre qu'une fausse fenêtre pour échapper à une responsabilité envers l'enfance qui se dérobe de plus en plus. Au moment où la lutte anti-pédophile bat son plein, les minorités sexuelles - où la tradition de l'érotisme pédérastique est forte - affichent leur revendication de libre sexualité. Partout, l'expression libre du souci de soi va de pair avec l'érotisation de l'enfance dans le show business, la publicité et le sport.

Mais, au même moment, la guerre déclarée aux violences scolaires fait des jeunes des cités les nouvelles classes dangereuses. L'adolescent menaçant s'oppose au mineur victime dans un imaginaire de l'insécurité à double face. L'un sort de la protection de l'enfance dès lors qu'il devient un agresseur ; l'autre, totalement vulnérable, suscite une croisade morale. Dans cette confusion, on ne sait plus très bien où est la frontière morale entre l'enfant et l'adulte. On oublie totalement que les uns et les autres sont mineurs, sollicitent la même responsabilité de l'adulte et relèvent de la même protection.

 

© Thierry Baranger et Denis Salas sont magistrats - tribune libre parue dans Le Monde.

 

 


 

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