Texte à méditer, quand bien même il a un peu vieilli. Alfred Grosser est né en 1927 à Francfort-sur-le-Main, dans une famille allemande. Peu de temps après, il quitta avec ses parents l'Allemagne pour la France, dès l'accession d'Hitler au pouvoir.
Quant au juge De Charrette, il avait défrayé la chronique judiciaire en 1973, ayant fait passer les menottes à un patron, qui s'affranchissait négligemment de nombre de règles édictées par le Code du Travail. Un tel comportement (je parle de celui du juge) parut inadmissible à un certain Jacques Chirac, entre autres. Apparemment, cet acte était sans précédent, et n'a pas eu de "descendant"...

 

 

On pourrait ironiser longuement sur des attitudes aussi contradictoires. Contre l'institution judiciaire, vive la justice du peuple ! Mais le peuple cesse d'être peuple pour devenir foule méprisable, s'il se met à réclamer l'acquittement d'un vengeur ou le châtiment ultime d'un meurtrier. Abjecte, la foule qui gronde contre un notaire ! Digne de nos plus belles traditions le bon sens populaire qui proteste contre la scandaleuse indulgence des juges !

Le lycéen face à son professeur ? Un enfant qui doit accepter l'autorité légitime. Un meurtrier de 17 ans ? Un adulte pleinement responsable… Mais il ne faut pas railler, sauf les outrances, parce que personne ne devrait se sentir à l'aise devant les problèmes difficiles que nous pose la pratique de la justice. Une certitude, cependant: il vaut mieux avoir des règles que d'accepter l'arbitraire. L'ordre judiciaire doit être protégé contre les vengeurs comme contre les pressions d'une foule mobilisée par les rumeurs agissant sur les passions… Mais l'ordre judiciaire, ce sont des lois et des juges. Or la loi est de nature contradictoire, et le juge n'est pas un être désincarné.

Quand une société est sûre d'elle-même, les lois sont présentées comme l'expression incontestable des valeurs fondamentales. Lisez nos juristes d'hier, regardez les pays communistes aujourd'hui. Mais quand l'ordre social est contesté, les contestataires ont tendance à affirmer que la loi n'est que l'expression de cet ordre, c'est-à-dire l'instrument d'une domination.

La vraie difficulté, c'est que, dans une société comme la nôtre, les lois relèvent à la fois de valeurs dont tout le monde se réclame, y compris et surtout les contestataires, et de rapports de forces traduisant une organisation sociale fondée sur l'injustice. Contrairement à ce qu'on affirme à l'extrême-gauche (tout en continuant d'ailleurs à exiger de la justice "bourgeoise" qu'elle soit juste tout court), les lois ont également pour objet de défendre le faible contre le fort, le pacifique contre le violent, le citoyen contre le pouvoir. Contrairement à ce qu'affirment les adversaires de la contestation, nos lois sont en même temps douces pour les forts et rudes pour les faibles. Comme elle s'applique encore, l'amère ironie d'une formule prononcée au siècle dernier : "La preuve que les riches sont plus honnêtes que les pauvres, c'est qu'on n'a jamais vu un riche voler du pain" !.. Les sanctions sont douces quand ce n'est plus un objet qui est en jeu, mais l'intégrité physique d'êtres humains ; la loi est négligée, tournée, violée, lorsque les délinquants appartiennent aux couches privilégiées. Comme les juges, comme ceux qui devraient être leurs juges ?

Posée ainsi, la question appelle évidemment une réponse affirmative. Sauf exception, peu de sous-privilégiés ou de fils de sous-privilégiés achèvent leurs études de droit. Mais qu'en résulte-t-il pour l'indépendance, pour la sérénité du juge ? Ici encore, les outrances et les simplifications sont choquantes. Parmi ceux qui ont reproché au juge de Charette ses "fréquentations", combien sont-ils à s'être indignés au préalable de toutes les compromissions, petites ou grandes, conscientes ou non, auxquelles ont abouti et aboutissent encore les dîners en ville de tant de magistrats, fréquentant la "bonne société", ou encore les mariages de leurs enfants ? En revanche, la façon dont certains jeunes magistrats proclament leur sympathie pour la "bonne contre-société" n'est assurément pas non plus la garantie d'une pratique délibérée de l'esprit de justice.

Il existe des fonctions dans la société qui exigent de la part de ceux qui les exercent à la fois l'insertion et le détachement. L'insertion pour comprendre, mais le détachement pour exercer sa fonction dans le respect de la valeur qu'on prétend servir - le respect de la personne de l'élève pour le professeur, la volonté de justice face à l'accusé pour le juge. Ne pas devenir partisan par réaction contre ceux qui ne savent pas à quel point ils sont partisans, ce n'est pas facile, mais c'est nécessaire. Respecter les lois, demander le respect des lois, tout en s'engageant pour que les lois existantes soient transformées, il n'est pas plus facile d'être simple citoyen. Mais le changement de la société à l'intérieur de l'ordre institutionnalisé légitime est à ce prix. Un ordre que presque tout le monde admet - et que devraient admettre tous ceux qui acceptent de vivre des fonctions qu'ils y exercent.

 

© Alfred Grosser, in Le Monde du 24 octobre 1975

 


 


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Le fils d'Alfred Grosser, Pierre, vient d'annoncer le décès de son père, à Paris, ce mercredi 7 février 2024, à l’âge de 99 ans (il était né en 1925 à Francfort-am-Main).
Alfred et sa famille quittèrent l'Allemagne en 1933 à cause des persécutions nazies. En 1937, les Grosser obtinrent leur naturalisation. Alfred poursuivit de brillantes études qui furent couronnées, en 1947, par l'agrégation d'allemand (qu'il franchit avec le numéro un).
Intellectuel engagé (plutôt du côté de Raymond Aron que du côté de Sartre...) et infatigable artisan du rapprochement entre la France et l’Allemagne, c'était quelqu'un de bien.