Tony Anatrella est prêtre, psychanalyste, chercheur en psychiatrie sociale et spécialiste de l'adolescence. Dans de nombreux ouvrages (dont il faut au moins avoir lu Interminables adolescences : les 12-30 ans, Le Cerf-Cujas, 1991), il porte souvent des diagnostics vigoureux, parfois surprenants et anticonformistes, sur l'état de la société. Ainsi, selon lui, le Pacs, auquel il est vigoureusement opposé, est un épiphénomène de la société dépressive (il va sans dire que T. Anatrella est l'une des principales bêtes noires d'Act Up, et autres zélateurs des Gay Pride. Et comme il vient de récidiver en partant en guerre contre les "joints" - cf. La liberté détruite, chez Flammarion - il n'a pas fini de s'attirer certaines haines !). Il décrit, sur un ton vif et provocant, la crise des ressources intérieures et de la subjectivité dont pâtit, selon lui, l'homme d'aujourd'hui (Nous sommes dans un contexte social qui se complaît, de façon morbide, dans des représentations de violence sur les écrans de cinéma et de télévision").

Pour juger de l'évolution de la société, on pourra s'appuyer sur cette réflexion de G. Pompidou, l'ancien Président de la République, se penchant sur sa vie d'étudiant : "On ne s'étonnera pas que je ne raconte pas ici mes expériences amoureuses. Les femmes tenaient beaucoup de place dans ma vie, et je reste convaincu qu'un visage de jeune fille et qu'un corps souple et doux sont parmi ce qu'il y a de plus émouvant au monde, avec la poésie. Mais le détail de mes succès ou de mes insuccès ne regarde ni n'intéresse personne..." (Pour rétablir une vérité, p. 19). Ce texte concerne les années trente. Un demi-siècle plus tard, il est obligatoire - pour ne pas paraître ringard - de crier à sons de trompe à tous les carrefours les détails les plus croustillants d'une vie amoureuse. C'est ce que nous voyons chaque jour sur nos écrans, dans des émissions où l'impudicité le dispute à la vacuité : ce que notre auteur nomme la société dépressive.

Il explique toutefois que la "société dépressive" n'est pas une fatalité.

 

Vous tentez de mesurer les conséquences sur le lien social des ruptures d'identité et d'idéal qui se produisent chez les individus. Quels sont les principaux symptômes sur lesquels s'appuie votre diagnostic de la société dépressive ?

 

Les Français ne vivent pas bien subjectivement. Ils se plaignent évidemment des contraintes agressives de la vie urbaine ou de la mort du monde rural, mais aussi du stress morbide, du doute de soi, du climat social délétère, de la perte d'un projet de vie, de la duperie, du désespoir politique, du manque de confiance, autant d'éléments qui rendent le lien social difficile. Nous perdons aussi le savoir-faire dans le domaine éducatif. Beaucoup de parents ne savent pas se situer en adultes face aux enfants et aux adolescents. Les convictions sont floues et les désirs provisoires. D'où le succès des mages, des astrologues, des sectes, des extraterrestres, des possessions, des vies multiples, etc. La crise de l'autorité paralyse aussi le lien social et le dévalorise. C'est ainsi que de nombreuses conduites de "fantaisie" voire de transgression, sont interprétées comme des marques d'originalité, alors qu'elles ne sont que des signes d'asociabilité. La hausse du taux des suicides est un des signes flagrants de ce mal de vivre subjectif, avec douze à quatorze mille morts par an en France. Le phénomène augmente chaque fois que la société ne parvient plus à signifier la relation de ses membres entre eux. De même le développement d'une violence pour casser et détruire "gratuitement" et non pas pour crier à l'injustice. C'est une violence-transgression qui traduit une difficulté à investir les "objets" de la réalité autrement qu'en les détruisant. Il faut agresser, dégrader et briser des liens pour se donner l'impression d'exister en érotisant la violence. Le discours cynique, asocial et pervers qui circule sur certaines radios, dites pour adolescents, valorise le caractère archaïque de ces conduites et montre que l'on ne sait plus ce qui fait loi pour assurer le lien social. Il faudrait enfin parler des "déliaisons" qui frappent, avec une ampleur extraordinaire, l'univers conjugal et familial. Le divorce, on le sait, est en augmentation constante. Il est d'un coût énorme, jamais chiffré, que ce soit d'un point de vue financier, mais aussi psychologique ou médical. Les praticiens le savent bien. Certes, de tout temps, la modification des attachements affectifs, la violation du pacte conjugal, le concubinage ou différentes formes de polygamie ont existé. Mais la nouveauté est peut-être qu'aujourd'hui la société, en privatisant la sexualité, accorde une égale valeur à toutes ces pratiques. De nombreux adultes ne savent plus traiter leurs difficultés relationnelles, conjugales, affectives et sexuelles autrement que sur le mode de la cassure et de la rupture juvénile.

À quoi attribuez-vous ce manque de ressources de l'homme d'aujourd'hui pour faire face à des difficultés, personnelles ou conjugales, qu'il ne sait plus, à vous entendre, traiter ni maîtriser ?

 

À une perte de repères existentiels et à une crise profonde de la subjectivité et de l'intériorité. La pensée symbolique, qui normalement achève la maturation psychique, est saccagée dans la communication actuelle. On passe son temps à déconstruire, à désacraliser, à démythifier, davantage pour nier que pour comprendre, et à solliciter la pulsion à l'état premier, au nom de la spontanéité qui serait plus vraie que la réflexion. Le top model a remplacé le maître à penser. Quand on ne sait plus penser, on présente son corps. Réfléchir "prend la tête" et donne la migraine à une société qui ne sait plus discerner la signification de ce qu'elle vit et promeut.

Regardez le fonctionnement de la télévision, qui transforme en spectacle les problèmes de société avec, pour ne citer qu'elles, les émissions comme "Chela ouate", "Ça se discute", "Tout est possible", où l'on additionne des témoignages sans analyse ni réflexion. L'animateur, comme dans les AG lycéennes des années 70, distribue la parole, alimentée par des sondages ou des "micros-trottoirs", et les échanges sont ponctués de cris, de sifflets et de chansons. Ces émissions développent plus une pensée binaire (pour ou contre, oui ou non) qu'une pensée dialectique et réflexive et, comme dans les raisonnements adolescents, la sincérité est confondue avec l'authenticité. La télévision modélise ainsi une pensée émotionnelle.

La plupart des lois objectives et des lois morales qui favorisent le lien social, la conscience historique et la communication universelle, angoissent ceux qui les vivent comme des menaces imaginaires d'impuissance. Ils développent des discours et des conduites névrotiques à propos de l'interdit, comme si les interdits fondamentaux se confondaient avec l'oppression. Il suffit que quelqu'un rappelle l'existence de lois morales objectives pour que cela suscite chez certains des hurlements qui sont l'expression d'une souffrance de la structure psychique de l'idéal du moi. Devant ces phénomènes, certains s'inquiètent du manque de "repères", pendant que d'autres veulent les trouver en eux-mêmes, de façon illusoire. Les repères existent, mais nous nous préparons à ne plus savoir y recourir à cause de la défaillance de cette structure psychique. Les maladies de la subjectivité, dont on parle tant, que sont la boulimie, l'anorexie, les dépressions, les séparations, les crises identitaires et surtout la toxicomanie, qui, en l'espace de trente ans, a évolué de façon considérable, en sont les exemples. Les psychologies et les pathologies ont un caractère plus psychotique que névrotique et manifestent des difficultés à rejoindre le monde extérieur. D'où la dominante de personnalités floues, évanescentes et sans limites.

Aujourd'hui, on consomme des drogues non plus pour s'évader mais pour se stimuler, être plus fort, à l'aise avec soi-même. La drogue touche tous ceux qui manquent de ces matériaux culturels et symboliques qui permettent de créer une identité, nourrir une intériorité. La société n'offre rien de valable à intérioriser si ce n'est soi-même. Cette autoconsommation de soi s'appuie maintenant sur les psychotropes. Le débat sur les drogues dures ou douces, légales ou illégales ou sur les produits de substitution est surréaliste et erroné. Le pragmatisme biologisant actuel fait complètement l'impasse sur les problèmes psychiques qui conduisent au besoin de dépendance toxicomaniaque.

 

On ne sait trop, à vous entendre, si cette crise de la subjectivité contemporaine tient à l'excès d'individualisme ou à la société.

 

Il y a une interaction entre l'un et l'autre. La société sollicite certaines structures psychiques comme le narcissisme. Elle conditionne un type de développement qui favorisera ou non le lien social. Nous avons construit en quarante ans ce que nous sommes aujourd'hui. Nous avons créé les conditions psychiques à la toxicomanie. Il n'y a pas de fatalité, nos modes de vie en sont à l'origine. Dans une société qui apparaît à beaucoup en panne d'intelligence et dans l'oubli de ses fondements anthropologiques pour construire son identité, le sujet soi-disant libre se retrouve subjectivement aliéné.

D'où le succès d'un psychologisme ambiant que l'on retrouve dans les émissions de confidences sur les ondes. Des animateurs, parfois sous couvert de médecine, manipulent en public la vie psychique de chacun. Cette incitation à livrer sa vie intime en société est une transgression de l'intériorité. On confond les discours et les lieux où ils peuvent s'exprimer. Il est grave de ne plus savoir vivre la distinction entre le public et le privé, le dedans et le dehors, le for interne et le for externe.

Cette absence de différence relève d'une tendance psychotique entretenue par des confidences publiques. Beaucoup se complaisent dans l'écoute perverse qui se dégage de l'émission "Bas les masques", là où un praticien ne s'autorise pas à poser des questions. Le pire, c'est de croire que "c'est utile" et un modèle du genre, alors que l'on saccage le vécu singulier dans l'exhibitionnisme. Un film ou une pièce de théâtre ont, pour réfléchir l'existence, une autre valeur symbolique que le fait de se mirer dans le vécu de l'autre. On se nourrit de la subjectivité de l'autre parce que l'on ne sait pas vivre la sienne.

 

Quels sont les effets sur I'homme de cette carence de structures mentales ?

 

L'homme occidental ne sait plus se reproduire et durer dans I'histoire. Il perd sa conscience historique au point de croire que les catastrophes naturelles, les nouvelles maladies et les guerres viennent d'apparaître avec lui. Face aux problèmes de l'existence, il ne sait pas s'inspirer de l'expérience et des leçons du passé : c'est la fuite en avant, comme si la solution magique allait s'imposer d'elle-même dans un avenir hypothétique. Un sentiment diffus plane sur la pensée contemporaine, comme s'il se dégageait une honte de nos origines et de notre passé qui ne permettrait pas de concevoir l'avenir. Pourtant, preuve n'est plus à faire que, sans passé, il est difficile de se construire une histoire.

De ce fait, l'homme, aujourd'hui, évite souvent toute relation institutionnelle qui pourrait l'engager au-delà de lui-même et le socialiser. Il préfère se maintenir dans un présent qui dure. C'est ici qu'apparaît l'individualisme, qui va du souci de soi à l'idée qu'il n'y a plus de vie devant soi. Chacun veut se suffire à soi-même et créer sa vie à partir de rien. Beaucoup souffrent de ce que j'appelle " la névrose de choix de vie ". Ils ne savent pas quoi faire de leur existence ni d'eux-mêmes. Ils vivent au jour le jour, en s'ennuyant et en se rassurant dans l'auto-érotisme. Cette attitude est souvent le symptôme d'images parentales peu fiables et fragiles, telles qu'elles sont renvoyées dans le discours social. Les troubles de la filiation dont se plaignent de nombreux jeunes en sont le signe.

Cette crise de la subjectivité n'a-t-elle pas également des conséquences sur la manière dont l'homme vit sa sexualité ?

 

Le développement massif de l'érotisme, à travers le voyeurisme de la vidéo et des radios, est évidemment le signe d'un appauvrissement de l'imaginaire érotique. Il manifeste un manque de ressources internes chez ceux qui ont besoin de stimulants pour occuper leur espace intérieur, alors que pour d'autres, la pornographie devient vite ennuyeuse quand elle fait de la sexualité une technique ou une nécessité hygiénique. Ce sont ces deux modèles que nous retrouvons dans la prévention inefficace contre le Sida, avec le préservatif qui a rang de sexe supplétif. Le sexe est instrumentalisé sans être signifié par la qualité de la relation avec l'autre. La sur-érotisation masque une angoisse de mort et la difficulté de communiquer avec autrui.

Si le préservatif est l'un des modes de protection à recommander dans un souci sanitaire, c'est le discours qui l'entoure, et la façon dont la société s'empare de la sexualité des jeunes, qui pose des problèmes psychiques, sociaux et moraux. On ne veut pas s'interroger, encore moins répondre à la question : Quel modèle de la sexualité sommes-nous en train de fabriquer à travers la prévention du Sida ? Ne voit-on pas que la propagande sur le préservatif ne fait qu'accentuer l'angoisse de la castration chez de nombreux individus, qui adoptent des conduites à risques alors qu'ils sont informés. Curieusement, cette prévention prépare un nouveau puritanisme et de nouvelles inhibitions sexuelles. Malheureusement, il est quasiment impossible de faire réfléchir sur ces enjeux la plupart des militants et des prédicateurs sanitaires.

 

Quelles solutions envisagez-vous pour l'avenir ? Certains sont tentés par des réaffirmations morales fortes. Est-ce aussi votre cas ?

 

La morale n'a jamais été la solution aux problèmes de société. La " génération morale " est une fiction. L'avenir dépendra de notre capacité à rebondir par rapport à cette crise de l'intériorité et de l'identité. Va-t-elle permettre une maturation ou, au contraire, déboucher sur de nouvelles régressions ? Les solutions existent. Sur le terrain, des changements s'opèrent dans les comportements et des expériences sont engagées, en particulier dans le domaine de l'éducation, mais je ne suis pas certain que la société veuille les entendre et les prendre en compte.

Nous restons aveuglés par les modèles des années 60 et nous manquons trop de motivations collectives dans cette crise qui est aussi morale et religieuse. La reprise économique n'y changera rien. Nous avons à nous libérer d'une sociologie de circonstance, qui se contente de justifier la pseudo-modernité sans mesurer les problèmes intersubjectifs dans le domaine de ce qui fait loi, de la famille, de l'éducation, de la sexualité, etc. ; nous sommes prisonniers d'un sentimentalisme social et humanitaire qui occulte les enjeux majeurs, laissant vacante la place symbolique du père, c'est-à-dire du tiers qui favorise la différenciation et ouvre sur le réel.

La véritable exclusion se situe dans cette carence, si bien que l'accès aux réalités, au sens de l'autre, et à la signification des conduites devient difficile. Nous nous maintenons dans le maternage en cherchant la valorisation dans l'exploitation des misères du monde, sans pour autant résoudre les problèmes. Des adultes, des politiques, des enseignants, et même des prêtres, n'osent plus parler à partir de cette symbolique paternelle. Il ne faudra pas s'étonner que ce vide soit colonisé par des objets magiques et déshumanisants. Saurons-nous tirer les conséquences des questions posées et nous inscrire dans une perspective qui se substitue à l'implosion suicidaire dans laquelle nous sommes ? C'est possible. Tout dépend de notre volonté collective de vivre et de savoir anticiper ou pas l'avenir !

 

 

 

© Propos recueillis par Henri Tincq, Le Monde du 3 avril 1995

 

 


 


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