Né à Tunis le 9 novembre 1918, Edgard Pisani aura en définitive été, sinon un homme politique de premier plan, du moins un commis de l'État de première grandeur. Ce Docteur ès lettres résistant, sous-préfet puis chef de cabinet du préfet de police en 1944, devient directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur en 1946. En 1946, il est préfet de la Haute-Loire et directeur de cabinet de la Défense nationale. Préfet de la Haute-Marne en 1947, il est élu sénateur de 1954 à 1961 (groupe de la Gauche Démocratique). Il est ensuite membre de plusieurs gouvernements de 1961 à 1967 (Agriculture, Équipement et Logement), année où il remet sa démission. C'est à ce moment-là que se situent les textes qu'on va lire de lui. Après la cassure de 1968, il se rapproche peu à peu des socialistes (sénateur socialiste de la Haute-Marne de 1974 à 1981). Commissaire européen à Bruxelles en 1981 (son chef de cabinet se nomme alors Christian Blanc), puis Ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie en 1985, il est chargé de mission auprès du Président de la République de 1986 à 1992. Il préside l'Institut de monde arabe de 1988 à 1995 et entre au Conseil économique et social en 1992.
Ce grand esprit, peu connu parce qu'il a toujours fui la démagogie et la médiatisation, a commis de nombreux ouvrages, dont :
Une certaine idée du monde. L'utopie comme méthode (Seuil, Paris, 2001, 234 pages).
Si l'on peut, à la lumière des années écoulées, ne pas être totalement en accord avec le contenu des discours qu'il prononça, au moment des événement de Mai 68, à la tribune de l'Assemblée nationale, on ne pourra qu'être frappé par l'élévation d'esprit qui anime l'orateur : un très grand esprit, qui n'a pas été reconnu à sa juste valeur

 

"Oui, le plus beau discours sur Mai 68, c'est Pisani" (Michel Rocard, Si la Gauche savait, R. Laffont)

 

"Je ne veux pas... poser le problème en termes d'opposition et de majorité parce que, en définitive, je sens que nous sommes terriblement solidaires les uns des autres. Ce qui est en cause, en effet, c'est peut-être le visage que notre société - opposition et majorité comprises - donne à la jeunesse de ce pays...

Tout se passe comme si cette jeunesse - osons le dire, Mesdames, Messieurs - semblait considérer que nous sommes, au fond, des complices devant elle, jouant chacun notre rôle dans une comédie humaine à laquelle elle n'entend rien et ne veut rien entendre. Ne croyez pas que j'aie le goût, par delà cette Assemblée, de plaire à tel ou tel. J'ai au contraire - vous me connaissez pour le savoir - l'habitude "d'agresser", de dire les choses les plus désagréables. Mais, honnêtement, quand je me trouve devant mon fils ou devant ses camarades, il me faut ou me taire parfois ou mentir parce que je ne trouve pas toujours de réponse aux questions qu'ils me posent... Nous transmettons à nos enfants un monde sans image familière, un monde sans garanties ; nous transmettons à nos enfants un monde sans signification, et nous voudrions que nos enfants nous approuvent ! Nous voudrions qu'ils trouvent cela parfait...

Monsieur le Ministre... je vous demande si, après tout, vous n'êtes pas sensible à l'angoisse de cette jeunesse qui, par delà les acharnés, exprime un vrai problème...

Quant à moi, je ne peux m'empêcher de me considérer comme responsable de cette angoisse, de cette nervosité que j'ai trouvée chez mon fils et chez ses camarades parce que, je le répète, il m'est très souvent arrivé de ne pas savoir répondre à leurs questions... "

 

 

Séance du 8 mai 1968, Journal officiel, pp. 1604-1605

 

 

"Il n'était pas besoin d'être grand clerc pour prévoir la révolte estudiantine ; il n'était pas besoin d'être grand clerc pour prévoir que le cours social en serait totalement ébranlé : l'analyse révèle que notre Université ne correspond plus à sa fonction, que notre société est totalement inadaptée aux ambitions des hommes qui la composent ; enfin, l'histoire enseigne que les grands sursauts ont toujours été provoqués par les classes déterminantes ou dominantes : jadis les paysans, en 1789 les boutiquiers, au XIXe siècle les ouvriers, aujourd'hui les détenteurs du savoir, étudiants et cadres.

La crise est générale... mais elle prend chez nous un tour particulier parce que notre société est cloisonnée et faite de castes, parce que nos structures sont rigides et inadaptées...

Mais l'explosion est riche de beaucoup de promesses, à condition que nous sachions dépasser nos querelles et l'aborder telle qu'elle est. Un journaliste suisse n'écrivait-il pas avant-hier : "La France s'est retrouvée" ? Oui, les jeunes nous disent nos problèmes. Or, face à cette révolte, le gouvernement a choisi le pourrissement... Vous avez choisi le pourrissement, comme les plus tristes de vos lointains prédécesseurs si vilipendés. Et pis encore, vous trouvant en face de deux forces, l'angoisse et la revendication, vous avez choisi de vous mettre en position de répondre à la revendication pour ne pas répondre à l'angoisse. Vous avez choisi de céder sur l'accessoire pour ne pas mettre en cause une société qui pourtant est en cause...

Sans doute y a-t-il eu, dans la poussée à laquelle nous assistons, beaucoup de romantisme, beaucoup d'excès, excès de verbe et excès de gestes. Sans doute, ils ont pris de bien singulières attitudes... les membres du corps professoral. N'y a-t-il pas quelque chose de singulier dans le fait que les plus retardataires d'entre eux aient éprouvé soudain le besoin de se précipiter sans vergogne non pour apprendre, mais pour se sauver !...

Nous avons accepté, pendant des générations, que l'Université soit la plus mauvaise image de nous-mêmes alors que le rôle de l'Université est d'incarner notre idéal. Parce qu'elle doit être l'image de notre idéal, l'Université doit être un élément de contestation dans la société.

Il y a quinze jours, j'ai fait connaître au Ministre de l'Éducation nationale les raisons de mon angoisse. Ce qui s'est produit depuis m'a irrémédiablement, irrésistiblement écarté de vous... "

 

 

 

 

Discours sur la motion de censure, Séance du 22 mai 1968, Journal officiel, p. 2033

 

 


 

[Edgard Pisani est décédé le lundi 20 juin 2016, à l’âge de 97 ans]