Ce texte, long et dont la lecture n'est pas précisément aisée, est donné ici en hommage respectueux au sociologue Michel Crozier (1922-2013), qui nous a quittés fin mai dernier. Relativement peu connu, sinon des spécialistes, Crozier était un homme discret, remarquablement compétent, mais qui avait le tort de ne pas appartenir à un cénacle autorisé. Esprit indépendant, il a payé le prix de son indépendance d'esprit - et de sa viscérale méfiance à l'égard du marxisme. Mais la postérité saura reconnaître son immense apport à la sociologie du travail, et aux problèmes de transformation de la société.
Il avait fait ses premières armes, si l'on peut dire, après un long passage par les États-Unis, en observant, il y a bien longtemps, l'organisation du travail à l'intérieur du Centre de chèques postaux de la rue des Favorites, à Paris (Petits fonctionnaires au travail, 1955).
C'était un grand esprit.

 

 

Exorcismes

 

Nous avons, nous autres hommes de gauche, deux moyens d'échapper à notre condition de Français du XXe siècle, citoyens humiliés d'un vieux pays conservateur, attaché à défendre ses derniers privilèges.

Le premier est tranchant et spectaculaire, c'est le prophétisme marxiste. La crise française n'est qu'un cas particulier de la crise générale des sociétés capitalistes. Un bon usage de la dialectique permet même de faire du déclin français un signe d'avant-garde. Je n'insisterai pas sur cette attitude dont on commence un peu partout à reconnaître la futilité [Je ne voudrais pas répéter ce que j'avais dit à ce sujet il y a 3 ans : Les intellectuels et la Stagnation française, in Esprit, décembre 1953].

Mais il semble qu'un autre style d'évasion, jusqu'alors masqué par elle, tende maintenant à la remplacer. Il consiste à chercher les responsabilités dans les grandes options politiques et dans les erreurs de conception, et à voir le remède dans une prise de conscience, dans une démystification. Cette attitude permet de minimiser les difficultés. Ou bien il y a des coupables et il suffit de les démasquer ; ou bien il ne s'agit au fond que d'un malentendu. De toute manière, si seulement les Français se décidaient à voir leur intérêt là où il est, si seulement nos dirigeants avaient le courage d'analyser les données véritables de la situation, quelle grande politique ne pourrions-nous pas faire ! Ici, l'éditorialiste de France-Observateur et même celui d'Esprit rejoignent le Henry Bordeaux des Murs sont bons ; il suffirait que l'on se décidât une bonne fois pour toutes pour le bien. Le rôle de l'intellectuel est simple, il dénonce le mal et fait prendre conscience au peuple de l'intérêt qu'il a à exiger que ses dirigeants fassent le bien. Ainsi le mal est exorcisé et chacun peut garder bonne conscience.

Depuis le temps que nous dénonçons, le peuple français est certainement le peuple le plus démystifié de la terre. Les erreurs cependant s'accumulent au point que la majeure partie de la gauche en est arrivée à rejoindre les Gaullistes dans leur critique du système. Mais cette critique, même reprise par l'Express, reste facile. Il s'agit toujours finalement de la même fuite. Le système, c'est encore le mal. Il est commode de le charger de tous nos péchés. Et si l'on met de côté l'espèce d'exaspération dont il s'accompagne, n'est-ce pas toujours le même style ? On dit : "Le système est coupable. Changeons de système", comme on disait : "changeons de politique". Il suffit de s'éclairer sur la vérité, la nécessité, l'urgence, et de décider. Les murs sont toujours bons.

Le malaise français malheureusement résiste à l'exorcisme. Ce que je voudrais essayer de montrer, c'est qu'il ne tient pas seulement aux erreurs des dirigeants ou au carcan d'un appareil qui paralyse les forces vives de la nation, c'est qu'on ne peut pas le faire disparaître à coup de propagande ou à coup de décrets, car le problème n'est pas au niveau de la conception, de la direction, mais à celui du fonctionnement journalier de toutes les institutions. Tout le monde reconnaît que les gens qu'on tient pour responsables n'ont qu'une marge de liberté réduite, et sont en même temps le produit d'un système de sélection qui ne favorise pas ceux qui seraient tentés de l'élargir. Mais ce système lui-même n'est pas un système formel, abstrait, qu'on pourrait modeler à sa guise. Il résulte des habitudes et des attentes de chacun. Nous en sommes tous responsables. Négliger le réseau subtil d'interdépendances qui fait que dans tant de milieux, d'entreprises, d'associations ou de partis, quelles que soient leur fonction ou leur idéologie, l'homme qui a pu accéder aux leviers de commande est justement celui qui est le moins déterminé à une action constructive, c'est méconnaître les fondements mêmes de notre vie collective.

Cela ne signifie pas qu'on ne puisse pas agir, bien au contraire, mais qu'il faut pour agir comprendre les lois de cette vie collective, remonter à ses conditions d'équilibre en dépassant la causalité facile des indignations généreuses ou intéressées.

 

 

Des responsables

 

Je voudrais, pour bien me faire comprendre, prendre l'exemple d'un cas concret qu'il m'a été donné de connaître assez profondément et qui pose pour moi un problème encore obsédant malgré le recul du temps.

Il s'agit d'un grand service public dont le fonctionnement, en apparence excellent, est acquis au prix de très grandes difficultés. Le personnel est à bout de nerfs, mal payé, mécontent ; les cadres subalternes sont aigris, les cadres supérieurs se déclarent impuissants, la haute direction échoue dans ses tentatives de réorganisation. L'équilibre est réalisé avec des bouts de ficelle et des crises le rompent périodiquement.

Au sein du service, comme dans les milieux qui connaissent ces difficultés, on ne rencontre guère que les réactions habituelles.

Pour les révolutionnaires classiques, la situation est due simplement à l'intensification de la surexploitation capitaliste. Mais comme le capitalisme et avec lui l'État, organe de la bourgeoisie, par définition surexploitent, autant parler de la vertu dormitive de l'opium. Leur dénonciation malheureusement ne trouble personne, et depuis dix ans, l'action syndicale qu'ils animent, tourne en rond dans un cercle vicieux de pétitions, d'audiences, de grèves symboliques et de commissions paritaires.

Chez les chrétiens et chez les humanistes, l'attitude qui prévaut généralement, c'est l'indignation devant la conjoncture technologique. Le mal, c'est la mécanisation qui condamne l'homme à des travaux barbares, indignes d'un être pensant. Une aussi rude condamnation satisfait les consciences exigeantes, mais permet par ailleurs le plus aimable quiétisme. Puisque nous devons de toutes façons subir la mécanisation, c'est finalement rejeter la faute sur un facteur qui ne nous offre aucune prise.

Il existe, il est vrai, une réaction très répandue et qui semble en apparence au moins, plus susceptible d'inspirer une action, c'est celle qui consiste à dire que la responsabilité essentielle est celle des hommes. Bien des militants syndicaux se retrouvent sur ce point avec les paternalistes les plus respectables dans une même critique : les dirigeants sont mesquins, maladroits, sclérosés, sans courage. C'est eux qui pourraient, s'ils le voulaient, changer la situation.

Mais un jugement aussi rapide n'est plus possible quand on a pu s'entretenir un peu longuement avec ces bons Français de cinquante ans si semblables à leurs critiques et si prêts à reprendre à leur compte tous leurs arguments. Tout ce que vous pouvez leur dire, ils le savent déjà. Et ils sont presque sincères. Ce ne sont pas les idées qui leur manquent. Toutes les idées possibles, ils les ont discutées et usées sans qu'il leur ait été possible de se décider pour une voie ou pour une autre. Par faiblesse ? Non pas, mais ils n'avaient pas de raison, au niveau abstrait où ils étaient obligés de se placer, de décider dans un sens plutôt qu'un autre. Coupés de tout contact avec les réalités du travail qu'ils doivent superviser, et du service qu'ils doivent orienter, leur pouvoir ne correspond au fond qu'à des satisfactions de prestige et à une participation à demi symbolique aux grandes affaires. Dans l'ignorance où ils sont des conséquences pratiques de leur action, toute innovation comporte un risque qu'il vaut mieux ne pas courir. La voie sûre, la voie rationnelle, c'est le recours au précédent. La routine finalement, vue sous cet angle, n'apparaît plus comme un défaut de caractère, mais comme une réponse à une situation particulière : tout est organisé, dans ce service comme dans beaucoup d'autres organisations françaises, pour que les gens qui connaissent les difficultés du travail n'aient pas le moindre pouvoir de décision et que ceux qui ont les pouvoirs de décision, n'aient pas le moyen de s'informer objectivement.

Ce qui est en cause tout d'abord, c'est donc la structure, et c'est de là que part ma réflexion. Si l'on analyse le fonctionnement de cet ensemble humain, on est obligé de conclure que la structure en est mauvaise et qu'il est vain de s'en prendre aux hommes alors qu'ils ne font que répondre de la façon la plus rationnelle à la situation qui est la leur. Mais cette analyse n'a pas de sens si elle n'aboutit pas à une réflexion sur les possibilités de changement. Or, s'arrêter au niveau des structures signifierait que l'on pense qu'il suffit de changer ces structures, que le problème est un problème de décision au plus haut niveau et qu'une fois la bonne décision prise et les hommes ainsi pourvus d'une "constitution" rationnelle, l'organisation fonctionnerait enfin de façon satisfaisante. Pour être aussi affirmatif, il faudrait postuler que les structures sont indépendantes des hommes, qu'elles leur ont été imposées et peuvent leur être retirées par une puissance souveraine. Cette conception correspond aux temps heureux du dialogue du philosophe et du prince, mais reste très loin de la réalité. Les structures ne sont pas nées par hasard de la volonté d'un despote.

Elles sont en étroite relation avec le type de rapports que les hommes entretiennent entre eux. Bien sûr elles le conditionnent, mais on oublie trop souvent qu'elles sont aussi conditionnées par lui.

Reprenons notre exemple. Les contremaîtres qui connaissent bien le travail et les employés qui l'effectuent, n'ont aucune autorité. Toutes les décisions sont prises par des cadres supérieurs qui sont trop loin pour juger effectivement de leur opportunité. Supposons que l'on décide de réformer cette structure mauvaise et de donner beaucoup plus d'autorité à l'échelon contremaître. Les employés vont avoir en face d'eux quelqu'un de responsable. Certes ils obtiendront satisfaction sur certains points, mais sur d'autres, ils verront leurs demandes rejetées et ils sauront à qui s'en prendre. En même temps, le nouveau chef fera des différences entre les individus. Certains, plaçons-nous dans le meilleur des cas, les employés mauvais ou médiocres, en seront très nettement désavantagés. Un tel système sera générateur de tensions assez considérables. Chefs et employés pourront-ils les supporter ? Tel est le nouveau problème auquel nous devrons faire face. En fait, si je reprends l'analyse à partir de ce point de vue nouveau, je dois me rendre compte que cette structure présentait tout de même un grand avantage : en favorisant les rapports impersonnels, elle supprimait les tensions insupportables du face à face.

Ne dois-je pas en conclure que c'était là sa raison d'être profonde et qu'il ne sera possible d'établir une structure humaine rationnelle qui si ces tensions deviennent supportables. De quoi dépendent-elles ? Du type d'autorité qui est exercé et de l'attitude des gens vis-à-vis de cette autorité, c'est-à-dire, si nous écartons les réussites et les échecs individuels, des relations sociales ou, si l'on veut, des rapports de classe tels que nous, Français, nous les vivons actuellement, rapports de classe, entendus bien sûr, dans un sens psychologique ; c'est dans la mesure où la panique que la jeune dactylo éprouve à l'idée d'être convoquée chez le grand chef est un élément indispensable de la bonne marche de l'organisation, que le pouvoir de décision a pu se fixer à un niveau aussi élevé. La distance "structurelle" sur laquelle nous avons buté, est donc finalement fonction de la conception de l'autorité que se font chefs et subordonnés. Et on ne peut la réduire sans toucher en même temps aux normes d'autorité de notre société.

 

 

Cache-cache

 

Un élément de compréhension cependant nous manque. Une autorité impersonnelle n'est pas forcément inefficace. Après tout, un pouvoir centralisé peut se donner d'excellents moyens d'information. Rien ne le force à demeurer aveugle, comme ces dirigeants que j'ai décrits.

Revenons à notre exemple et demandons-nous pourquoi les dirigeants ne disposent pas d'informations objectives. Ces informations pourraient leur venir, soit de leurs subordonnés, les cadres subalternes, soit des représentants syndicaux du personnel, soit d'un service d'inspection. En fait, par ces trois sources qui existent effectivement, quantité d'informations sont transmises. Mais on pourrait dire que leur défaut, c'est d'être trop nombreuses et contradictoires.

Prenons d'abord les informations transmises par la voie hiérarchique, celles des contremaîtres. Ceux-ci, dépendant à la fois de la bonne volonté de leurs chefs et de leurs employés, ont tendance, pour avoir la paix, à transmettre indistinctement les bonnes et les mauvaises causes, laissant à l'échelon supérieur le soin de décider. Comme ils se trouvent en concurrence entre eux, ils iront même jusqu'à réclamer à l'avance, pour rien, de façon à ne pas être distancés par leurs collègues. Le seul moyen qu'a le cadre supérieur de juger dans de telles conditions, c'est un choix personnel entre ces différents avocats, tous réclamant des faveurs pour leur service avec la même ardeur. Le reproche de favoritisme, qui en découle forcément, a pour conséquence une pression pour la justice et l'égalité, aussi bien de la part des employés et des syndicats que de la part de la haute direction, pression dont la seule issue est davantage de standardisation et d'impersonnalité.

Du côté syndical, nous retrouvons la même incompréhension, malgré des rencontres et des communications nombreuses. Les directions ne croient jamais ce que les représentants syndicaux leur disent. C'est que les discussions importantes ont toujours lieu à un niveau trop élevé où les revendications des différents services doivent être présentées démagogiquement sans discrimination. Et il faut bien qu'elles le soient si personne ne doit être sacrifié. Mais comment les syndiqués acceptent-ils que les solutions soient toujours repoussées à une instance supérieure de moins en moins compétente et qui décidera forcément arbitrairement ? C'est que la pression syndicale ne s'exerce pas à contre-courant de l'administration, mais dans le même sens qu'elle. Les organisations syndicales sont des organisations générales, groupant les fonctionnaires par catégories, plutôt que par fonction. Elles préfèrent la standardisation et l'impersonnalité à la décentralisation. Ce faisant, elles développent les revendications de caractère général aux dépens des revendications propres à chaque service, sans se rendre compte que ces revendications sont plus difficiles sinon impossibles à satisfaire. Au lieu de chercher à redresser la mauvaise situation des employés du service A qui est vraiment déplorable, on s'en servira comme d'un exemple pour obtenir que l'administration fasse un effort en faveur de toutes les catégories analogues d'employés. À quoi celle-ci rétorquera en montrant, comme exemple, la situation favorable des employés du service B. Ce jeu de cache-cache, bien sûr, est rarement aussi simple, mais tout le monde sait que les avantages particuliers qui peuvent être obtenus se répercutent toujours en chaîne et les positions sont toujours prises par rapport à cette éventualité.

L'inspection enfin, dans la mesure où elle existe, n'est jamais spécialisée. Elle reporte, elle aussi, à des instances très supérieures et en fonction des critères qui intéressent ces instances, c'est-à-dire en fonction du dessein d'ensemble de toute l'organisation administrative. Ce faisant, elle ne met en cause aucune des situations particulières à redresser.

 

 

Les castes

 

Nous retrouvons là, comme précédemment, le vice de structure. Mais on pourrait y pallier par des services d'inspection ou des échelons d'information intermédiaire, sans aborder directement le problème de l'autorité auquel nous nous étions heurtés tout à l'heure. Leur absence systématique ne peut cependant être attribuée au hasard. Jamais, chez nous, les commissions d'enquête ne réussissent. Pour le comprendre, reprenons notre exemple et mettons-nous à la place des contremaîtres, des cadres supérieurs et de la direction. Leur apporter l'information suffisante dans la même structure, les placerait dans une situation difficile. Cadres supérieurs et direction devraient endosser des responsabilités considérables qui, jusqu'à présent, restaient impersonnelles ; ne pas savoir est aussi une excuse ; leurs réticences cependant seraient surmontables si l'échelon inférieur des contremaîtres risquait d'y gagner. Mais c'est là au contraire que nous trouverions l'opposition la plus grande, car toute intervention de ce côté mettrait en cause la façon dont ce groupe conçoit sa fonction. Privés de toute autorité, les contremaîtres ont en effet obtenu, en contre-partie, une sécurité complète et une liberté personnelle considérable. Cc sont à leur manière aussi des privilégiés. Leur carrière est entièrement déterminée par l'ancienneté et l'autorité supérieure n'a aucune emprise sur eux. Individuellement, certes, quelques-uns peuvent en souffrir, mais en tant que groupe, ils y sont passionnément attachés.

Un second phénomène, l'existence de privilèges de groupes, dont il ne faudrait pas sous-estimer l'importance, vient donc compliquer le rapport fondamental d'autorité. Chaque groupe dispose, dans ce système, d'une autonomie considérable, car il a, en fait, le monopole des fonctions qui lui sont attribuées et l'égalité complète qui règne entre ses membres retire aux instances supérieures toute possibilité pratique d'intervenir dans ses affaires.

Certes il y a une relation très étroite entre le rapport de classe et ce système de castes. La distance sociale est rendue supportable du fait de l'autonomie des échelons. Si ce n'est plus Monsieur X..., directeur, qui commande à Monsieur Z... contremaître, mais seulement un représentant dépersonnalisé de la catégorie directeurs, qui veille à l'application, par les contremaîtres, des règles de leur conduite devenues pourrait-on dire statutaires, nous avons une solution heureuse qui sauvegarde la distance sociale, tout en respectant la dignité de l'inférieur. Certes, on peut penser que, tous comptes faits, le dernier échelon, celui des simples employés, se trouve finalement perdant, car pour lui, la distance est maximum et les privilèges beaucoup moindres, sa liberté d'action étant de toute manière limitée par la nécessité d'exécuter matériellement le travail. Mais dans la mesure où la présence physique de l'autorité est devenue si douloureuse que personne ne veut plus l'accepter, même pour le simple employé, cette solution peut être considérée comme la meilleure.

Le résultat, c'est qu'il y a de moins en moins de liaison entre le travail fourni par l'individu et sa carrière. Celle-ci est réglée par ses titres et son ancienneté. Le travail est quelque chose que l'on donne librement par conscience professionnelle. Le moindre petit fonctionnaire peut avoir ainsi la dignité d'un membre des professions libérales. Mais cette liberté, cette dignité sont liberté dans l'impuissance et la médiocrité, dignité dans la récrimination.

L'équilibre entre la distance sociale et le privilège a en effet pour conséquence directe la routine, l'immobilité, l'impossibilité d'adapter l'outil à la fonction, une sclérose profonde qui heurte, dans chaque individu, ce qu'il a de jeune et de vivant. Et comme le monde extérieur évolue, les crises sont non seulement fatales, mais nécessaires et salutaires. Elles s'imposent comme un destin extérieur et impersonnel contre lequel il est vain de lutter et devant lequel tout le monde reste égal. En même temps, elles obligent à parer au plus pressé, supprimant précautions et hésitations. Le feu commande. Nous avons finalement un balancement régulier entre les corvées de tous les jours, les routines auxquelles on échappe en se refusant à y mettre la moindre parcelle de vie personnelle, et de l'autre, des crises d'affolement et de surmenage où l'on retrouve dans une excitation momentanée le sens du service. Ce balancement satisfait aux nécessités de la fonction et aux exigences de l'individu. Au jour le jour, on se réfugie dans la routine et le formalisme ; tout est réglé à l'avance et dans la crise, quand le navire est en perdition, chefs et subordonnés perdent le respect humain.

Si nous revenons maintenant à notre interrogation sur les possibilités de changement, nous sommes obligés de conclure qu'il est tout aussi difficile de faire circuler l'information afin d'adapter les décisions aux nécessités pratiques, que de changer les structures en réduisant la distance sociale. Changer les structures serait une opération révolutionnaire qui heurterait dans chaque groupe intéressé toutes les notions d'ordre, d'autorité et de respect qu'ils possèdent. Faire circuler l'information serait une opération réactionnaire qui soulèverait une hostilité tout aussi violente, car elle remettrait en cause tous les privilèges laborieusement acquis par chacun des groupes.

En fait, les deux opérations sont inséparables et doivent être menées de pair. C'est dans la mesure où on peut démocratiser le commandement, supprimer les distances sociales, éliminer l'humiliation, qu'on peut redonner aux responsables les moyens d'information, donc d'intervention, qui leur sont nécessaires. Mais il faut bien voir que la routine et le conservatisme sont liés aussi bien à la revendication autoritaire qu'à la passion égalisatrice. La volonté de standardisation des directives, comme le refus de toute autorité directe par les employés, sont au même titre les facteurs de cette impersonnalité, de cette fuite devant l'humain, qui paralyse l'organisation.

Dans cette perspective, bien des solutions proposées comme des réformes apparaissent sous un jour différent. La volonté de rationaliser, de standardiser, de pourchasser les doubles emplois, n'aboutit, dans bien des cas, qu'à rendre le système plus inefficace, et les réformes démocratiques de la fonction publique finissent par accroître la distance sociale.

Finalement, le plus terrible obstacle à tout changement, c'est la perfection même du mécanisme qui a été créé. Si l'on veut vraiment opérer des réformes, il faut se rendre compte qu'il faudra les payer, souffrir les risques, les incertitudes de la responsabilité humaine, et se contenter d'un outil moins parfait dans l'espoir d'un résultat meilleur.

 

 

Patron-ouvrier

 

On me dira que mon exemple est tout à fait particulier, qu'il n'est même pas représentatif d'une administration dont on sait bien qu'elle est assez aberrante par rapport au reste de la vie française. J'ai cependant eu la surprise de voir bien des gens reconnaître dans le service que je décrivais les traits caractéristiques d'une organisation nationalisée où même privée qu'ils connaissaient bien. Surtout ce n'est pas la description des formes singulières de l'impuissance ou de la routine qui importe, mais l'analyse du mécanisme selon lequel cette impuissance et cette routine se développent.

Je pense en effet que ces facteurs, qui sont apparus grossis et presque caricaturés dans mon exemple, sont les mêmes que ceux que l'on retrouve bien plus diffus, bien moins faciles à distinguer, dans des situations que nous avons l'habitude de considérer comme normales, à la racine du malthusianisme des entrepreneurs comme de l'immobilisme gouvernemental, de la congestion et de l'impuissance des hautes sphères parisiennes comme de l'apathie provinciale.

On m'objectera que c'est aller un peu loin que décrire la France comme un pays autoritaire où les distances sociales sont considérables. Notre style de vie, pour ne prendre que des exemples voisins frappants, est certainement moins rigide que celui des Allemands, des Espagnols ou même probablement des Russes. Mais en fait, ce n'est pas l'autorité en soi qui est en cause, encore que nous nous fassions souvent illusion sur le caractère égalitaire des rapports sociaux chez nous, mais la disproportion entre l'autorité qui nous semble indispensable pour diriger un groupe humain et l'autorité que nous sommes capables d'accepter en tant que membres d'un groupe dirigé. On pourrait dire que nous ne pouvons pas supporter la dose d'autorité sans laquelle il nous apparaît cependant impossible qu'existe un groupe uni et efficace.

Le rapport d'autorité a beau être plus abrupt en Allemagne, il est plus facilement accepté et finalement plus efficace. Certes, la distance sociale a en elle-même des conséquences néfastes. Elle est à la racine de l'indifférence et de l'apathie des subordonnés. Elle ralentit tout progrès, mais elle ne détermine pas forcément l'immobilisme.

L'attitude française actuelle vis-à-vis de l'autorité, correspond au contraire à l'équilibre stagnant si apparent dans mon exemple : distance et privilèges, peur du face-à-face, fuite devant l'humain, constant recours à l'impersonnalité. Elle est frappante, en tout cas, si on l'analyse avec ces critères, dans le rapport fondamental patron-ouvrier, qui détermine le ton général de notre vie sociale.

La première caractéristique de ce rapport, c'est que la distance sociale est restée considérable et qu'elle est ressentie comme une humiliation par le groupe ouvrier. Les interviews d'ouvriers que j'ai pu faire ou dont j'ai pu avoir connaissance, sont pleins de récriminations en apparence anodines, mais dont on sent qu'elles expriment des réactions profondes. Même les militants les plus conscients sont sensibles à des détails de politesse et paraissent blessés par une impossibilité de communiquer, que pourtant leur prise de position idéologique devrait leur faire considérer comme une conséquence toute naturelle du système capitaliste.

Sa deuxième caractéristique, c'est la fuite devant le face-à-face. Des deux côtés de la barrière, il semble qu'il soit insupportable d'envisager l'épreuve directe du rapport patron-ouvrier. Bien sûr, il y a de nombreuses rencontres et les gens se connaissent au moins d'apparence physique. Mais ces rencontres ne touchent que rarement à l'essentiel des problèmes. Le comité d'entreprise est relégué dans le social, les négociations collectives se passent à un échelon national ou régional où le rapport direct est déjà bien épuré et surtout elles sont conditionnées dans une très large mesure par l'introduction de facteurs généraux, politiques et impersonnels, représentés par l'État. Finalement, la situation française se caractérise essentiellement, par rapport aux situations d'autres pays, par le fait que le problème social y est complètement transposé dans le domaine politique.

Le recours continuel à l'État, bien sûr, est le résultat de toute une longue histoire nationale, mais il faut bien voir que, dans notre contexte actuel, il constitue aussi le meilleur moyen d'échapper à l'insupportable face à face. Nous ne pouvons concevoir une lutte, une discussion, un rapport direct quelconque, qui ne soit médiatisé par le politique. Certes, il y a bien parfois des explosions, mais ce ne sont que des explosions et le pillage des bureaux directoriaux ne constitue pas davantage un rapport face à face que le licenciement des délégués syndicaux.

 

© Michel Crozier, in Esprit n° 12, décembre 1957, "La France des Français"

 

 


 

 

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