En ouvrant cet essai, on s'attend peut-être à recevoir quelques solides règles de vie, énoncées ex abrupto comme, par exemple, dans l’Éducation de la Volonté, de Jules Payot. Au lieu que c'est par petites touches que René Lenoir (né en 1927) tente de nous transmettre sa riche expérience de vie, et sa pratique des vertus cardinales à ses yeux : courage, honnêteté, équité, hospitalité. Cet ancien haut-fonctionnaire n'est pourtant pas un rêveur, mais bien un homme d'action. C'est lui, en effet, qui a inventé le terme d'exclusion et qui, Secrétaire d’État à l'action sociale sous la présidence Giscard, prépara et fit voter des lois capitales pour pallier les écueils d'une société "duale" - comme dit l'autre (loi en faveur des personnes handicapées ; loi sur les institutions sociales et médico-sociales). Un peu comme l'écrivit, il y a bien longtemps (1956), Vladimir Doudintsev dans "L'homme ne vit pas seulement de pain", René Lenoir nous rappelle que "nous avons tous besoin de nourriture, de vêtements et d'un toit. Nous avons tout autant besoin d'amour et de savoir qui nous sommes. À titre individuel d'abord, comme communauté ensuite".

 

 

1. Un monde sans repères

 

Il est tard. Rue des Francs-Bourgeois, les voitures se font rares. Dans le bar, un client somnole encore sur son verre ... Madeleine nettoie le comptoir. Elle pleure. Germaine, qui finit de débarrasser les tables, la surveille du coin de l'œil. "Va faire une bêtise, celle-là, faut que j'lui parle".

Quand elle avait cinq ans, Madeleine dormait dans une cave. Sa mère, remariée à une brute, l'attachait dans la journée sur une chaise, lui mettait un bandeau sur les yeux et lui répétait : "Tu n'es rien, tu n'es rien". Des voisins, beaucoup plus tard, ont découvert une adolescente apeurée, meurtrie, analphabète, l'ont arrachée à son martyre, lui ont offert le gîte et le couvert et donné des rudiments de lecture et d'écriture.

Et elle a dû gagner sa vie. Elle a vingt-huit ans. Ce soir, elle veut mourir. Elle le dit à Germaine entre deux sanglots. En dix ans, elle est passée d'une chambre insalubre à une autre, d'un travail mal payé à un autre, objet de railleries ou de désirs qui la blessent dans leur expression sans tendresse. "Je suis là", dit doucement Germaine. "Le soir, le dimanche, répond Madeleine, tu as Jean, ton ami, et bientôt tu auras un enfant. Moi, je souffre du bruit de voisins dont je ne connais même pas le visage, et de la solitude même au milieu de ces hommes qui boivent, fument et parlent d'un tas de choses que je ne comprends pas. Je ne sais ce que je fais sur terre. Je ne sais pas qui je suis. Je veux en finir. Peut-on vivre et n'être à personne, pas même à soi ?"

Le hasard ou la providence font que Germaine a entendu parler d'un centre de lutte contre l'isolement et de prévention du suicide, situé rue de la Verrerie. "Vas-y, dit-elle, il y a des dames très chouettes à l'accueil". Et comme elle est persuasive, qu'elle a mis son bras autour de la taille de Madeleine et que cette chaude ceinture fait du bien, Madeleine promet.

Et elle y va. Jamais un escalier ne lui a semblé si dur à monter. Affronter des inconnus ! Et pour leur dire quoi, mon Dieu, avec des mots qu'on cherche sans les trouver ? La porte s'ouvre sur une femme souriante. Un regard attentif, mais qui ne guette pas, ne sollicite pas. On s'assoit. Madeleine bredouille, se reprend ; l'autre écoute, respecte les silences de Madeleine, ne pose aucune question indiscrète, puis explique ce que fait le Centre. Un premier rendez-vous est pris. Et voici Madeleine assise par terre avec dix autres personnes en cercle. On lui montre comment bien respirer, comment se détendre. On lui apprend à habiter son corps, ce corps redouté et maltraité qui ne sert à rien ni à personne, qu'elle lave à peine et qu'elle ne pare pas.

Pendant huit jours, Madeleine a revu à chaque instant le regard de cette femme, la beauté de sa robe et le feu qui brûlait derrière elle.

Aujourd'hui, la cheminée est dans son dos, et la femme en survêtement orange est assise en face d'elle en tailleur. Elle parle. Que dit-elle, que va-t-elle dire tout au long de ces mois d'initiation, elle et les autres professionnels du Centre ?

Elle évoque d'abord l'émergence de la vie et son évolution, de l'infusoire à l'homme; le temps vécu, celui de naître, de croître, de vivre et de mourir. Puis la différenciation des espèces, du masculin et du féminin, de l'intelligence et de l'instinct. Enfin, la complexification progressive des êtres et des systèmes, grâce à des échanges plus intenses et à une créativité jaillissante, l'endormissement parfois et la renaissance toujours possible.

L'enseignement, le travail manuel et l'expression corporelle alternent. On se mesure à la matière. On écoute de la musique, on devient sensible aux rythmes, aux formes et aux couleurs, mais on doit aussi les exprimer par la danse, le chant, le dessin, la peinture, la sculpture, la confection de vêtements, le théâtre.

Les gens qui sont là réagissent ou se taisent, parfois se racontent. Qui sont-ils ? Un mélange hétérogène d'hommes et de femmes de tous âges et de toutes classes ayant en commun d'avoir rompu depuis longtemps le dialogue avec autrui et avec eux-mêmes, et d'éprouver souvent une vraie terreur de l'autre.

Au cours de cette progression, certains de ces êtres blessés reculent soudain, se referment; mais ils reviennent. Peu à peu, la peur s'évanouit, la sensibilité enfouie se libère, l'humour et la joie prennent une place plus grande. Madeleine s'ouvre doucement : il y a désormais un regard posé sur elle et, dans l'intervalle entre les séances, une voix amie dont elle se redit les mots et qui la protège de l'effroi.

Elle s'exprime maintenant avec des mots qui lui manquaient. Elle entre en relation avec les autres et les écoute quand ils se confient. Elle éprouve parfois de la compassion pour eux, et, pour les hommes et les femmes qui l'ouvrent au monde, de l'admiration, de la reconnaissance et une sorte d'amour filial. L'isolement est brisé, elle est reliée aux vivants comme au monde inanimé.

J'ai rencontré Madeleine trois ans après qu'elle eut gravi l'escalier de bois du Centre. C'était une femme épanouie. Elle écrivait des poèmes d'une grande beauté. Car rompre l'isolement d'un être, c'est libérer ses forces créatrices. Et elles se mettent parfois à flamboyer. Parmi ces ingénieurs, ces employés, ces professeurs, ces secrétaires, ces ouvriers voilà que l'un se met à écrire un traité de mathématiques l'autre à peindre ou à composer.

Mais doués ou pas, tous et toutes ont en commun d'avoir les pieds au sol et la tête levée vers le haut. C'est en cela qu'ils sont devenus des êtres équilibrés, aptes à affronter la vie, responsables d'eux-mêmes ... et même un peu des autres.

 

 

Pourquoi raconter l'histoire de Madeleine en introduction à un livre où il me faut dire ce que je crois et ce dont je doute, les valeurs qui me font vivre, celles pour lesquelles je suis prêt à mourir ? Quand j'ai fait la connaissance de Madeleine, j'étais depuis trois ans directeur de l'Action sociale au ministère des Affaires sociales. Au travers d'enquêtes de terrain, de visites d'établissements sanitaires et sociaux et d'associations, je découvrais "l'autre France", celle des vieux mangeant du pâté pour les chats, des handicapés physiques ou mentaux sans accès au travail et sans ressources, des enfants délaissés passant de nourrices en foyers, des jeunes drogués, des gens de tous âges incapables de s'adapter à une société qui déjà évoluait trop vite, une sous-société qui se perpétuait, la reproduction sociale du malheur. En août 1973, en dix-huit jours, je dictai Les Exclus [Seuil, 1974] comme un cri qui devait sortir.

Le système de protection sociale pouvait régler une partie de cette misère. C'est pourquoi, devenu ministre, je fis voter la loi en faveur des personnes handicapées, la loi sur les institutions sociales et médico-sociales, bataillai pour le relèvement du minimum vieillesse, pour le maintien à domicile des personnes âgées, pour une meilleure formation des travailleurs sociaux, et pour favoriser la vie des associations, ces porteuses d'innovation.

Il m'apparut vite que nombre de situations dramatiques ne relevaient pas d'un traitement social. mais personnel. C'est l'être, l'esprit, le cœur qu'il fallait toucher chez ces gens qui avaient manqué une marche à un moment de leur vie, s'étaient blessés, erraient dans la nuit et se croyaient incapables de retrouver un chemin, leur chemin.

Ce constat est encore plus vrai aujourd'hui qu'hier. Ceux qu'on appelle "travailleurs sociaux" - assistants ou assistantes de service social, éducateurs, animateurs - ont à soutenir des personnes moins révoltées qu'effondrées, des assistés difficiles à mobiliser, accablés par la récurrence de leurs échecs, des "inutiles au monde", pour reprendre l'expression d'un tribunal de Bourgogne au xve siècle. Ce n'est pas la maladie qui caractérise les inadaptés, mais la souffrance, avec un sentiment de honte, un manque d'énergie ou de l'agressivité.

Madeleine et ses compagnons étaient de tous âges, de classes sociales différentes, et les traumatismes qu'ils avaient subis étaient d'origines diverses. Or, malgré cette variété, la méthode qui consistait à les situer dans le monde et le flux de la vie, à les faire s'exprimer par la pensée et par le corps, aboutissait à les faire naître à leur propre vie, à révéler chez eux des potentialités insoupçonnées.

Vingt ans après, me retournant pour comprendre ce qui fait mon équilibre, je constate une similitude entre ce que fut mon initiation durant l'enfance et l'adolescence et cet apprentissage accéléré dispensé à ces emmurés atteints du mal d'isolement.

Qu'une méthode soit efficace ne signifie pas qu'elle soit la meilleure approche de la vérité de l'homme. Si elle l'est, il faut le montrer. Ce n'est pas la seule difficulté à laquelle se heurte mon entreprise. Cette réalisation de potentialités cachées de l'être pose des questions sur lesquelles achoppent science et philosophie. Impossible, en effet, d'observer des potentialités avant qu'elles ne se concrétisent.

Sont-elles simplement des possibles, des virtualités cachées qu'une intervention. extérieure peut amener à la réalité ? Ces virtualités sont-elles liées à un processus biologique, à une histoire ? Mais alors, où sont-elles "stockées" ? Dans les gènes, puis dans le corps, dans l'ensemble des cellules, dans une partie du cerveau ? Il est bien difficile de répondre, et je n'y prétends pas. Mais pour l'épanouissement des personnes, les deux questions qui comptent sont : quel mécanisme répresseur les empêche d'émerger ? Quel mécanisme ou message libérateur les désenchaîne ? Là, les réponses existent.

Partir ainsi du tout de l'homme dans son rapport entier à l'univers, c'est se mettre en dialogue et en contestation avec les disciplines majeures de l'époque : économie, sociologie, psychanalyse, structuralisme, théorie de l'information, linguistique. Car elles découpent l'homme en tranches, ce qui les rend certes parfois efficaces. Mais, dans le même temps, certains de leurs hérauts prétendent, par chacune, expliquer nos comportements et l'évolution sociale, prétention qui devrait suffire à les discréditer, mais leur permet d'étendre leur empire sur trop d'esprits.

Partir ainsi, c'est également se condamner à un va-et­-vient entre le monde de la logique, de la raison abstraite, des sciences exactes, et celui du vivant, avec sa durée, son histoire unique, ses contradictions, son débordement continu de la réalité connue. Je tiens à ma raison comme je tiens à la richesse quasi infinie de la vie.

On m'objectera encore que l'Ulysse moderne ne se fait pas attacher au mât, qu'il préfère plonger dans le gouffre et répondre à l'appel des sirènes. C'est qu'il ne croit plus à Pénélope. Il vit de sa folie et meurt de sa raison. À celui-là on peut, je crois, faire retrouver le chemin d'Ithaque.

Il est temps de prendre la mer avec lui et avec Madeleine, elle qui est partie du degré zéro de la vie, celui de la misère et de la solitude. Elle ne m'en voudra pas d'avoir évoqué son apprentissage en contrepoint du mien, sa victoire sur la peur et l'adversité, tellement plus significative que la mienne.

 

 

4. Habite ton corps

 

Nous souffrons parce que nous ne savons pas communiquer. Ni avec le monde, ni avec l'autre, homme ou femme, ni avec notre moi profond, presque aussi vieux que l'univers.

L'instrument premier, obligé, de cet échange nécessaire, est notre corps. Consubstantiel au monde, il nous lie immédiatement à lui, à sa beauté, à sa dureté, à sa vérité.

Il nous faut le revisiter, ce corps, car en un demi-siècle il a changé de fonctions. Il en avait essentiellement deux : celle de perpétuer l'espèce et celle de produire. La première s'est atténuée avec la contraception, la seconde avec l'importance croissante de machines travaillant pour nous jusque dans le domaine des services. Sur beaucoup d'hommes et de femmes du passé, le corps pesait par la faim, par la fatigue des travaux harassants ou des gestations répétées. Aujourd'hui, on a basculé vers un autre extrême : il ne pèse pas assez, nous n'avons pas réappris à bien l'utiliser. Pour l'homme des sociétés industrielles et urbaines, le corps est à la fois le lieu du désir et celui de l'angoisse. On demande au médecin de le conserver sain, apte au plaisir ; on demande au divertissement de ne pas nous laisser seul face à face avec ce corps inquiétant et mal dominé.

Revenons à ce qu'il est, à ce qu'il permet. Ce corps vivant nous relie d'abord à la matière inerte, notre mère. Dans matière, mère, matrice, on trouve une même racine. Sans la soupe primitive où bouillonnaient les océans il y a trois milliards d'années, nous ne serions pas.

J'ai eu le meilleur des instituteurs. Quand nous passions aux sciences naturelles, il nous découvrait le miracle de la photosynthèse. Pas d'êtres vivants sans carbone. D'où vient-il ? De l'air, qui contient seulement 0,3 % de gaz carbonique. Qui le capte ? La chlorophylle qui utilise l'énergie solaire - d'où le nom de photosynthèse - et incorpore le carbone à la plante, en même temps qu'elle relâche l'oxygène nécessaire à la respiration. La plante combine ce carbone à l'azote et à tous les minéraux que ses racines vont capter dans le sol. La matière, air ou sol, est bien la mère nourricière. Une mère inerte vivifiée par la lumière.

Et l'animal se nourrit d'herbe et de feuilles, et l'homme de l'animal, des plantes et des fruits. Pas de vie et pas d'homme sans cet ensemble complexe de minéraux, de gaz, d'énergie solaire. Nous faisons partie d'un tout indissociable où le vivant et l'inanimé se mêlent. Nous en sommes absolument dépendants, même quand nous rêvons d'autres galaxies. Un tout fragile et peut-être éphémère, ce qui devrait nous conduire à un respect absolu de son équilibre.

Nous voilà remis à notre juste place. Mais à partir de ces cellules, comme aspirées de la terre et de l'eau par la lumière, la vie a raffiné. Il suffit de lire nos grands médecins, nos biologistes pour s'émerveiller des mécanismes subtils et quasi parfaits qui régissent notre corps. De tout ce que nous savons, je ne retiendrai que deux choses :

La première est que ces mécanismes sont presque tous auto-régulés, c'est -à-dire fonctionnent sans intervention de notre conscience et de notre volonté. Si je suis capable d'écrire cette page et si vous êtes capable de la lire, c'est que ni vous ni moi ne contrôlons notre respiration, notre circulation, notre digestion, nos échanges cellulaires, etc. Ainsi libérés, nous pouvons nous déplacer, travailler, nous reposer, méditer ou créer.

La seconde est que les éléments du corps, sang ou glandes, sont presque toujours à fonctions multiples, reliées entre elles. Le sang apporte aux cellules oxygène et aliments en même temps qu'il emporte leurs déchets ; le foie fabrique des globules, du fer, du sucre et sert en même temps de filtre à poisons ; les glandes endocrines freinent ou stimulent fonctions et organes en raison d'informations reçues, enrichies, renvoyées dans de continuels échanges.

Ce que l'on sait moins, c'est que la technologie a copié cette autorégulation et ces fonctions intégrées pour réaliser ses plus performantes machines. Au début du siècle, la machine n'est encore qu'un bras plus fort et plus rapide que le bras humain. Au milieu du siècle, elle tend à devenir un "être technique". À l'origine de cette transformation, des dispositifs analogues à ceux du corps : circuits oscillateurs, basculeurs, "push-pull", courants faibles, véhicules d'information et non de puissance. Pour devenir auto-régulée, la machine se barde de dispositifs d'information et de mécanismes à vocations multiples. Elle ne fonctionne plus selon les lois de la causalité simple, mais selon celles de la causalité récurrente.

Pour les créer, l'inventeur a dû transposer les schémas vitaux, intuitivement perçus. Son imagination les a représentés dans leur fonctionnement total. Une auto, une locomotive sont composées de roues, d'un châssis, d'un moteur utilisables au besoin indépendamment de l'ensemble. L'être technique est indissociable, donné d'un coup. Une turbine moderne est à la fois hélice, transmission et génératrice. Cette dernière, en effet, est placée dans la conduite forcée et fait corps avec l'axe de l'hélice. L'eau fait à la fois tourner et refroidir l'ensemble ; l'huile lubrifie les éléments rotatifs, s'oppose à l'entrée de l'eau et conduit la chaleur aux parois du carter que l'eau refroidit. Ici, l'inventeur a créé des formes selon le dynamisme de fonctionnement du Vivant.

 

 

Ce corps si bien imité reste cependant inimitable dans sa subtile liaison à l'esprit et à l'âme. Comme pour tous les êtres vivants, il nous accoutume d'abord à la matière mère. Bosses, piqûres, déchirures, brûlures, chutes nous enseignent la résistance du monde, comme la brise, le soleil, la source, l'herbe nous apprennent ses caresses. Mais, mieux que les autres êtres, l' homo faber, depuis des millénaires, apprend à connaître la pierre, le bois, la tige, l'argile. En même temps que ses outils, c'est son esprit qu'il aiguise. Sa main est la première éducatrice de son cerveau.

Et voilà que son cerveau demande à la main de reproduire les images, les volumes et les sons qu'il enregistre et imagine. Quand elle polissait une pierre ou taillait une flèche, elle était, cette main, pesée du bras et de l'épaule. Tandis que le trait de charbon court sur la paroi, elle est maintenant comme suspendue à une sensation, à un mouvement intérieur ; elle est devenue plus délicate, plus nuancée, plus inventive. Ainsi en est-il du souffle subtil dans la flûte de roseau, si loin du souffle rauque du chasseur dans sa sarbacane.

C'est la danse qui lie le plus directement l'âme au monde extérieur. La danse n'a pas besoin, comme la poésie, du truchement de la parole ni de celui des sons, comme la musique. Elle est, selon Baudelaire, "la matière gracieuse et terrible animée par le mouvement". II faut prendre "animée" dans son sens profond : la matière, à travers la danse, trouve ou se donne une âme. Je l'ai compris en Afrique, patrie de la danse, tout comme dans l'Amérique noire.

Chez ces danseurs sénoufos qui bondissent devant moi, je remarque d'abord la souplesse, le rythme, mais ce qui m'imprègne peu à peu, c'est leur joie folle et odorante. Ils rient, le regard illuminé de cette flamme qui les brûle, qui les porte jusqu'au vertige. Certains sont beaux, mais la beauté, ici, est donnée par surcroît. L'important est le mouvement intérieur qui tour à tour rayonne, abandonné, ou explose, frénétique.

C'est sur les Hauts-Plateaux algériens, dans un village près de Berrouaghia, que j'ai le mieux saisi cette essence de la danse. La route a été longue. Je me repose, assis par terre, adossé au mur d'une maison. Devant moi, la place où tout à l'heure les femmes vont danser. La nuit tombe. La lune éclaire les façades blanchies à la chaux et creuse des coins d'ombre. Et voici que deux fillettes, dix ans, douze ans, peut-être, s'avancent et se mettent à danser pour elles mêmes. Elles ont la grâce des elfes, mais ce sont bien des filles de la terre dure sur laquelle leur mouvement prend appui. Elles n'ont nul besoin de musique ; tout est musique dans cette ondulation qui passe de leurs jambes à leurs hanches, à leur ventre, à leurs épaules ; tout est confiance dans ces petits corps libres, tout est joie spontanée, tout est déjà appel. Jamais, peut-être, de toute leur vie, elles n'exprimeront leur communion au monde avec cette pureté sauvage. Après sont venues leurs sœurs aînées et leurs mères, accompagnées de flûtes et de tambourins. Elles dansaient bien. Mais j'avais déjà eu mon compte de bonheur avec ces petites sœurs qui, comme moi, dansaient pour elles seules.

Pour entrer en vibration, s'émouvoir, pour emporter le cœur et l'âme, s'exprimer en s'oubliant, le corps a inventé la musique et la danse. D'un roseau ou d'un boyau tendu il a sorti des sons en harmonie avec ses propres vibrations, des sons bienfaisants, stimulants ou apaisants pour ses cellules, ses muscles et ses nerfs. Et voilà que les savants et les jardiniers nous disent que les plantes y sont sensibles, à cette musique ! Elles s'épanouissent quand elle est harmonieuse, s'étiolent quand elle est brutale, discordante. Il y a comme une harmonie des sphères à laquelle tout être vivant est sensible. Depuis Orphée aux pieds de qui se couchaient les biches et les loups, nous cherchons ces mystérieuses harmoniques qui nous donnent pouvoir sur les êtres. Et, pour mieux entrer en relation avec les dieux - ou avec Dieu -, les hommes chantent aussi bien leurs supplications que leur allégresse.

Voilà pourquoi je ne sais plus qui, de mon corps ou de mon esprit, précède l'autre, éduque l'autre, exprime l'autre. Je vois que mon corps a les audaces de l'esprit, sa curiosité et, d'une certaine façon, son désir de perfection. D'où la plénitude apportée par l'acte d'amour. Et la force des liens que tissent deux corps qui s'accordent dans le jeu, la danse, l'amour.

 

 

Entre mes semblables et moi, la communication passe d'abord par le corps. Le corps est langage ; il me permet de revêtir tous les masques pour m'exprimer : sourire tendre ou ironique, regard furibond ou amusé, sourcils interrogateurs, moue de dépit ou de dédain, raideur de la nuque ou souplesse des bras accueillants, immobilité attentive, tout ce que l'acteur traduit en contenances, poses et mimiques, et que nous jouons tous chaque jour.

À travers l'apparence, nous connaissons l'être, un moment passager de l'être. Je sens du dedans ce que pense ou ressent l'autre, parce que je suis fait de la même étoffe que lui.

Ce langage corporel est commun à tout le règne animal. Mon chat sait me montrer qu'il est vexé. Mon chien voit tout de suite à mon attitude si le moment est venu de jouer ou de se tenir à carreau.

La communication passe ensuite par la parole mêlée au geste. Le prédicateur et le conteur accompagnent le prêche et le récit de changements de ton, d'intonations, de gestes de la main, de la tête, de silences. Ils jouent. Quand je raconte une histoire à mes petits-enfants, je suis l'Ogre, le Petit Poucet, la Grand-Mère, le Loup ou le Chat botté; ils rient et ils ont peur, ils savent que c'est un jeu, mais ils y entrent et coopèrent au spectacle. Comme tout le village, en Afrique, coopère avec le conteur, des heures durant et, tandis qu'il ricane comme le sorcier, se recroqueville devant le lion, crie comme la hyène, mime le génie du fromager qui abrite l'assemblée, le village n'est qu'une seule âme embarquée et heureuse de l'être.

 

 

Pour qu'il s'exprime, se manifeste, pour qu'il danse, ce corps, il faut l'habiter. Ne dites pas: j'ai un corps, mais: je suis un corps.

Les écoles de relaxation, de méditation, de maîtrise de soi se ont multipliées, tel le zen. Parmi les exercices pratiqués, "descente en soi" consiste, tout au long de respirations profondes, à fixer son attention sur chaque partie et chaque fonction du corps. Nous vivons à sa surface, nous ne savons plus l'écouter. Cette descente nous habitue à l'habiter à nouveau, à "faire corps". Cette réappropriation, tant qu'elle dure, purge l'esprit des soucis qui l'assaillent, ces "vains bruyants" devenus parfois des complexes, nœuds impossibles à dénouer.

Un complexe est quelque chose qui vit en nous indépendamment de nous, un occupant, un squatter, les Grecs disaient : un "démon". La "descente" nous en débarrasse quelques instants, révèle que nous pouvons vivre sans eux, les expulser ou au moins les tenir à distance. Elle n'est qu'un moyen parmi d'autres de se mieux porter. Comme toute discipline, elle a sa valeur intrinsèque.

Ces écoles, quand elles s'en tiennent à ces exercices simples, ont des effets bénéfiques sur des gens stressés par la vie urbaine ou l'angoisse du lendemain. D'autres ont la prétention d'y ajouter un enseignement ésotérique sous la conduite d'un gourou ; elles deviennent vite des sectes : à la libération de l'esprit succède son asservissement. Il vaudrait mieux que dans chaque famille, à l'école, dans les clubs culturels et sportifs, on apprenne aux enfants et aux adolescents à respirer, à marcher, à se détendre, à masser, à vivre en paix avec leur corps.

 

 

À Marseille, un jour que je m'étais arrêté devant une marchande de bonbons, j'ai rempli moi-même le sac et l'aiguille de la balance s'est arrêtée pile sur le poids demandé. "Vous n'avez pas de péchés", m'a dit la marchande. Gourmand, j'en aurais mis trop ; inquiet, je n'en aurais pas mis assez. La justesse du geste est parfois un don, la plupart du temps une conquête. Pour les bonbons, c'était le hasard. Pour la montagne et pour la mer, c'est un apprentissage. Je me réjouis de voir chaque année plus nombreux les garçons et les filles escalader les calanques, les falaises du Verdon, la barre des Écrins ou l'aiguille du Dru, et d'autres s'élancer sur tous les océans. Ils se sont imposé une discipline. Ils en tireront toujours un avantage.

 

 

Ce corps bien habité devrait devenir un "corps connaissant", un capteur subtil, largement ouvert sur le monde. Or il ne l'est pas pour tous. Quel écran invisible prive certains êtres de cette communion avec la Création ? Pour les comprendre, il faut cheminer un moment avec eux, ce que nous allons faire avec l'auteur de L'Étranger, Albert Camus.

 

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28. Lettre à mes fils et à mes filles

 

Mes petits-enfants sont nés en plein vent, à une époque où les boussoles et le soleil n'indiquent plus le nord ni l'orient. C'est pour eux que je reproduis cette lettre écrite à leurs parents il y a vingt ans. Je la crois toujours actuelle.

 

"Même dans les périodes troublées, la vie est tissée avant tout d'événements personnels et familiaux, sa trame est quotidienne et concrète. Le pain et le sel partagés, le sourire ou la hargne du conjoint ou du voisin, la santé et la maladie comptent plus que les débats et combats parlementaires ou électoraux.

Vous avez soif de communion ? Vous découvrirez vite que la convivialité se vit spontanément, quelles que soient les circonstances, que la communion est authentique au niveau du petit groupe, rarement de la foule, et que les enthousiasmes grégaires ne sont pas dans le génie de notre peuple.

Mais il est des circonstances où l'environnement politique ôte son sel à la vie et rend l'air irrespirable. Ouvrez un journal : vous verrez que l'ère des tyrannies n'est pas close, que les droits élémentaires de l'homme sont bafoués, qu'on emprisonne et qu'on torture chaque jour pour délit d'opinion dans un grand nombre de pays.

En d'autres circonstances, c'est l'environnement quotidien qui se dégrade, soit par défaut d'attention prêtée à l'habitat, aux transports, aux équipements collectifs, aux conditions de travail, à l'éducation, soit parce que l'économie, mal dirigée, n'est plus en mesure de soutenir les dépenses collectives indispensables et d'offrir du travail aux gens. On peut vivre heureux sous une mauvaise république, mais il y faut plus de dispositions et plus de chance que sous une bonne.

Vous ne pouvez donc vous désintéresser de la conduite des affaires publiques, sauf à renoncer à vous plaindre le jour où les conditions matérielles ou psychologiques de la vie collective deviendraient insupportables. Comprendre la société dans laquelle on vit est une façon d'y être plus autonome, de ne pas souffrir inutilement d'une évolution délibérément ignorée ou jugée inéluctable, et donc subie passivement. Ce peut être aussi une façon d'insérer son destin dans un destin collectif : construire à plusieurs a toujours été une des grandes joies de l'homme.

Pour juger le plus sainement, le plus honnêtement possible la société dans laquelle on vit, il faut du courage et de la culture. Je ne m'étendrai pas sur le courage, cette acceptation lucide du réel, cette sortie parfois douloureuse des rêves de l'enfance que nous connaissons tous en devenant adultes. Si j'évoque la culture, c'est qu'elle vous apparaît comme un self-service où vous aurez toujours le temps d'aller picorer quelques miettes, alors qu'elle est la meilleure arme contre l'imposture, le meilleur moyen de démystifier la politique. Le grand ennemi de Molière, c'était le mensonge, et aussi l'excès qui est une forme de mensonge. Demandez-vous parfois: de qui se moquerait-il aujourd'hui ? Qui seraient nos petits marquis, nos précieuses, nos avares, nos tartuffes ? De Sophocle à Shakespeare et à Brecht, le théâtre a toujours évoqué les grandeurs et les servitudes du pouvoir, dénoncé ses machinations, magnifié la révolte de l'individu au nom d'une loi plus haute que nos pauvres lois. Vous voulez savoir comment vivaient et mouraient nos pères ? Mieux qu'un manuel d'histoire, c'est Tolstoï et Balzac qui vous le diront.

Certes, la culture peut aussi être une drogue, un alibi pour fuir le réel. Je crois ce danger moins grand pour vous que pour vos aînés, assiégés que vous êtes par l'événement.

La culture est un des moyens privilégiés de notre épanouissement. Elle libère en vous des forces cachées. Elle vous permet de communier avec d'autres. Elle vous habitue à comparer, aiguise votre jugement, multiplie vos possibilités de choix. Elle vous affranchit du temps. Elle a été, elle reste, au même titre que la foi, le refuge inexpugnable des prisonniers, des déportés, des torturés. C'est pourquoi le réflexe des despotes est de brûler les livres, d'interdire une chanson ou un film, de museler les créateurs indépendants : les idéologues les ont persuadés, ces fanatiques, que leur doctrine rend compte de la totalité du réel, de la totalité de l'homme, et qu'il faut par conséquent exclure tout ce qui refuse de lui être asservi.

 

 

Vous voyant, avec vos amis, soit parfaitement adaptés, soit totalement inadaptés à notre temps, je crains que vous n'adhériez à deux visions excessives et de sens opposé : une condamnation sans appel de la société industrielle, une sacralisation du progrès technique.

 

 

Non, notre société n'est pas cette machine à écraser les gens que certains présentent. Ou alors, que dire des sociétés esclavagistes de Rome, d'Asie ou d'Afrique, que dire du servage ? Que dire de ces siècles où l'homme mourait de faim ou de froid une année sur deux, où les épidémies décimaient le quart ou le tiers de la population, où l'espérance de vie ne dépassait pas quarante ans ? Il fallait arrêter le progrès technique, dit-on, à cette époque délicieuse où le chemin de fer et l'automobile n'avaient pas supplanté la diligence. Délicieuse pour qui ? Lisez les enquêtes de Villermé, lisez Zola, vous verrez dans quelles conditions femmes et enfants travaillaient dans les fabriques et dans les mines ! Lisez Émile Guillaumin : vous découvrirez la condition paysanne il y a moins d'un siècle. Quand on a connu la société de la rareté - c'est le cas de beaucoup d'hommes de ma génération -, on parle avec moins de légèreté et de snobisme de la "société de consommation".

Cependant, ne rétrécissez pas votre horizon à l'Europe, qui est d'ailleurs elle-même sans rivages. N'oubliez pas que deux d'entre vous ont été bercés et promenés dans les bras d'une Marocaine, et les deux autres dans les bras d'une Malgache. Nous avons vécu, en harmonie avec des peuples dont les rapports au monde et à la société diffèrent des nôtres. Vous avez plus facilement que d'autres accès à l'universel, privilégiés que vous êtes par vos études et vos bibliothèques. Mais c'est dans le local que vous trouverez la variété qui force à oublier les habitudes, la joie de l'échange, la vie pulpeuse et chaude".

 

 

© René Lenoir, in Repères pour les hommes d'aujourd'hui 1998, passim

 

 


 

 

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