Il me plaît de rappeler que notre France n'a pas toujours été dans l'état de déliquescence avancée que nous lui connaissons aujourd'hui, et qui fait d'elle la risée de bien d'autres nations : car le lent suicide français, ce n'est pas seulement un titre accrocheur de bouquin à succès (que Le Monde du 20 octobre ose qualifier de "thèses réactionnaires" !).
Il me plaît de rappeler que les Pères de l'école laïque - tous de confession huguenote - étaient des gens qui en avaient, des convictions, et qui ne craignaient pas de les afficher. Témoin le premier d'entre eux, Ferdinand Buisson, qui dut s'exiler un temps en Helvétie, pour ne pas avoir à subir un État de fait - comme dirait l'autre - qui l'insupportait au plus haut degré.
Et ce protestant, il fut aussi l'auteur de manuels, dont celui de Morale, d'où je tire le texte publié en ce 1er novembre. Les pourrisseurs de notre société pourront toujours ricaner.

 

MORALE : SIXIÈME LEÇON

 

Mes enfants, nous allons avoir deux jours, qu'il ne faut pas laisser passer sans attention. C'est... Oui, la Toussaint. Le jour des Morts.

La Toussaint est une fête de l'église catholique, introduite en France au temps de Charlemagne, et qui depuis lors se célèbre le 1er novembre(1).

De la fête religieuse, je n'ai pas à vous parler, puisque les choses de la religion concernent vos familles et non point l'école. Comprenez-vous ce mot Toussaint ? On devrait écrire : tous saints. Ce jour-là, en effet, est une solennité consacrée non pas à la mémoire d'un saint en particulier, mais à celle de tous les saints de tout temps et de tout pays.

Coutume, touchante et respectable ! On honore ainsi éternellement, année après année, siècle après siècle, les hommes qui, tout au début de notre histoire, sont venus, au milieu de populations barbares et encore païennes, prêcher l'Évangile au péril de leur vie. Il est resté dans l'esprit des peuples une profonde impression du spectacle de ces hommes venus, sans armes et sans défense, lutter contre la force et le crime. Plusieurs ont été mis à mort par les chefs dont ils attaquaient la conduite. Mais finalement le christianisme l'emporta partout, et une foule de légendes entoura le souvenir de ces premiers missionnaires. De là vient que le nom de plusieurs de ces saints a été donné à des centaines de villages. Celui de saint Martin, par exemple, le plus populaire de tous, est encore porté par plus de 200 communes françaises.

C'est une belle idée d'avoir réuni dans un hommage commun tous ces hommes connus et inconnus, qui ont contribué à fonder la France.

Mais faut-il nous borner à ceux qu'honore l'Église sous le nom de saints ? Avant et après eux, il y a eu d'autres bienfaiteurs de l'humanité. Les plus anciens d'entre eux ne nous ont même pas laissé un nom. Peut-être n'en avaient-ils pas.

Mais il a bien fallu, quand la race humaine a commencé à sortir des cavernes où elle s'abritait contre les bêtes fauves, qu'un jour il se trouvât quelqu'un pour imaginer un outil, une arme, un instrument de travail, quelqu'un pour fabriquer un arc et des flèches, un marteau, une roue, un vase de poterie, quelqu'un pour découvrir le premier de tous les trésors, le feu, quelqu'un pour s'emparer du cheval, du bison, de la vache, des moutons, quelqu'un pour avoir l'idée de labourer la terre et d'y semer le grain, quelqu'un pour travailler les métaux, quelqu'un pour oser creuser un canot, construire un bateau, naviguer. Rien de tout cela ne s'est fait d'un seul coup. Pas une de ces conquêtes qui n'ait coûté de longs tâtonnements. Il a fallu le travail acharné de milliers et de milliers d'hommes pour créer peu à peu ce quo nous appelons aujourd'hui la civilisation.

Pensons à ces innombrables inconnus, ouvriers du progrès, dans la longue suite des siècles.

Et puis, plus près de nous, ayons une pensée d'amour pour tous nos morts pour les humbles comme pour les illustres. Il n'y a pas une de nos famille qui ne doive un souvenir à ses ancêtres, aux pères de nos pères et aux mères de nos mères. Que savons-nous, et vous surtout, enfants, que savez-vous de tous ces grands-parents. que vous n'avez peut- être pas connus ? Une seule chose : ils ont vécu, ils ont travaillé, ils ont été un anneau vivant dans la grande chaîne des générations humaines. Si obscure qu'ait été leur tâche, ils l'ont remplie. Ils vous ont transmis un nom qu'à votre tour vous aurez à cœur d'honorer. Bénie soit leur mémoire, et que leur exemple nous aide à faire notre devoir comme ils ont fait le leur !

Mais il y a, mes chers enfants, ici comme dans presque tous les villages de France, un monument qui rappelle à tous les Français un souvenir plus émouvant que tous les autres. C'est la pierre où sont inscrits tous les noms des hommes de cette commune qui, dans la dernière guerre, sont morts pour la patrie. Relisons ces noms avec le respect qu'ils méritent. Debout, mes enfants !

 

(Nous laissons au maître le soin de juger s'il a quelques détails à rappeler sur les soldais tombés au champ d'honneur. L'instituteur, l'institutrice de l'école publique ne doit ni ignorer ces souvenirs locaux, ni paraître les accueillir avec indifférence)

 

Quel souvenir pour un pays ! Y a-t-il eu jamais une aussi épouvantable catastrophe ? Plus d'un million de Français dans la force de l'âge, jeunes soldats ou pères de famille, ont été fauchés par la mort dans cette guerre de plus de quatre années ! Ils étaient partis au premier appel de la patrie en danger. Les semaines, les mois, les années passaient, et ils étaient toujours là-bas, s'exposant jour et nuit, bravant silencieusement souffrances et périls, sachant tout supporter, ne se plaignant pas, ne désespérant jamais, disant toujours simplement :" C'est pour la France ! C'est pour la justice ! C'est pour que cette guerre soit la dernière des guerres !" Et ils ont donné leur vie pour sauver la France et la liberté du monde !

Comme ils sont vivants dans nos cœurs, ces morts-là ! Comme ils sont présents dans chaque famille, présents et honorés dans la nation !

 

Que leur devons-nous, mes enfants ? Deux choses :

- D'abord un hommage de respect et d'admiration. Nous allons apprendre, et vous conserverez dans votre mémoire les beaux vers d'un grand poète, Victor Hugo, qui expriment nos propres sentiments avec une puissance incomparable.

 

Aux morts pour la Patrie.

 


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau :
Toute gloire près d'eux passe et tombe, éphémère ;
Et comme ferait une mère,
La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau !
Gloire à notre France éternelle ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle,
Aux martyrs, aux vaillants, aux forts !
À ceux qu'enflamme leur exemple,
Qui veulent place dans le temple
Et qui mourront comme ils sont morts !

 

- Et puis, nous n'oublierons pas le vœu ardent de tous ces héros : ils sont morts, mais c'était pour faire vivre la France et l'humanité !

Ils sont morts pour que les peuples apprennent à ne plus régler leurs conflits par les armes, c'est-à-dire par la violence, mais par la justice et la raison, d'après un équitable arbitrage auquel tous devront se soumettre.

 

RÉSUMÉ

 


1. À l'occasion de la Toussaint, honorons la mémoire, non seulement de tous les saints, mais de tous les bienfaiteurs de l'humanité.
2. À l'occasion de la fête des morts, souvenons-nous que notre société doit tout au long travail des générations successives qui nous ont précédés.
3. Le souvenir des morts est un culte sacré. (Henri Chantavoine)

 

Les premiers bienfaiteurs de l'humanité.

Quand on y songe, que d'ingéniosité dans tout cet ensemble de métiers, d'outils, de procédés que nous ont légué nos aïeux ! Nous en profitons tous les jours inconsciemment sans en mesurer le bienfait, sans songer même à remercier les initiateurs inconnus !

Semer le blé, moudre le grain et, pour faire tourner la meule, capter le vent ou l'eau ; pétrir la farine, faire lever la pâte, cuire aussi les viandes et les herbages ; faire fermenter le raisin ou la pomme, ou l'orge avec le houblon ; distiller l'eau-de-vie ; faire le beurre ou le fromage, etc.

Et pour le vêtement ! Rouir et teiller le chanvre, carder la laine, dévider et tisser la soie, sécher les peaux, tanner les cuirs.

Et, d'une façon générale, traiter les minerais, forger le fer, cuire la brique, fondre le verre; inventer le levier, inventer la roue, etc. L'énumération serait infinie.

C'est surtout l'art de faire du feu qui constitue l'invention merveilleuse. Du feu, pour lutter contre le froid et contre la nuit; contre la glace et contre les ténèbres. Les légendes et les mythes ont suffisamment illustré ce prodige.

Peut-être cependant l'art de mesurer le temps est-il plus important encore. Se laisser emporter au torrent des jours, flotter comme une épave sans jamais savoir où l'on en est : n'est-ce pas horrible ? Heureusement l'homme invente le cadran solaire, le sablier, l'horloge et le calendrier. Et désormais il compte les minutes, les heures, les jours, les mois, les ans, les siècles. Sans doute le flot l'emporte toujours, mais du moins la tête dressée, il domine le flot. L'homme a donc vaincu la nuit et le temps.

Il a fait mieux encore, il a vaincu la mort, puisqu'il a inventé l'écriture. Qu'est-ce en effet que l'écriture, sinon la parole éternisée des générations disparues ?

Je cite toutes ces inventions avec une émotion involontaire à la pensée de tous ces pauvres inventeurs à jamais inconnus, qui se sont ingéniés, on ne sait au fond de quels siècles évanouis, pour le bénéfice d'une humanité future qui devait ignorer leurs noms !

 

P. Izoulet, in La cité moderne (Félix Alcan, édit.)

 

 

 

MAXIMES DE LA SEMAINE


26. C'est la cendre des morts qui créa la patrie. (Lamartine).
27. Il faut que la patrie soit sentie dès l'école. (Michelet)
28. Sans la famille, où l'homme apprendrait-il à aimer, à s'associer et à se dévouer ? (E. Souvestre).
29. L'humanité se compose de plus de morts que de vivants (Auguste Comte).
30. Que devons-nous à nos ancêtres ? Tout ce que nous avons, et tout ce que nous sommes.

 

 

Ferdinand Buisson, Leçons de morale, Librairie Hachette, 1926, sixième leçon

 

 

 

 

Note

 

(1) Demander aux enfants s'ils connaissent le dicton populaire qui rappelle cette date :

Quand octobre prend fin
La Toussaint est au matin.