Un nouveau texte de réflexion dû à la plume désabusée - ou peu s'en faut - de Pierre Emmanuel. Cet article totalement oublié a été publié dans Les Cahiers de la République, une revue bimestrielle de politique qui sponsorisait, comme on dirait aujourd'hui, Pierre Mendès-France, à la suite, je pense, de sa démission du gouvernement Guy Mollet (PMF y était Ministre d'État sans portefeuille).
On appréciera toute l'importance attachée à l'éducation civique - c'est l'aspect du texte qui a le moins vieilli (car qui se souvient du Mistral - et de M. Félix Gaillard ? Et qui goûte encore le sel de l'expression "lancer des tomates" ?)

 

 

1. Paris traduit en provençal.

 

Dans ce petit village des Alpilles, à huit cents kilomètres de Paris, je lis tous les matins Le Provençal. Comme presque tous les journaux de province et pas mal de journaux parisiens, c'est un journal qui a peu de croûte et beaucoup de mie. La croûte est vite mangée : deux demi-colonnes sur la Syrie, un quart de colonne à la une et deux huitièmes à la huit sur les travaux d'Hercule de M. Gaillard, à quoi s'ajoute parfois, comme une noix d'honneur au dessert, un aphorisme doctement marxiste sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, tombé, dans l'assiette de M. Defferre, des lèvres orthodoxes de M. Guy Mollet. La tomate est à six francs le kilo, les courgettes à huit ; les pêches ne se ramassent plus, ça n'en vaut pas la peine ; de temps en temps, la marchande de journaux me donne en prime un melon. Le maire du village est socialiste parce qu'il l'a toujours été : s'il ne se rappelle plus pourquoi, la faute en est aux changements de la planète. Sa grande affaire est l'ouverture de la chasse, et l'événement majeur de l'époque est pour lui la myxomatose du lapin.

Pendant ce temps, à Paris, on lit Le Monde, L'Express, L'Observateur et Aspects de la France. En province, ce sont nouvelles d'une autre planète : ceux qui les lisent les arborent, comme pour se reconnaître entre eux. Ce fidèle d'Aspects de la France attend la résurrection de Maurras ; ce lecteur de L'Observateur est un nouvelle-gauche en vacances ; il "maintient le contact", il demeure téléguidé ; celui-ci lit L'Express : cela flatte ses méninges ; il se "teste" et teste ses amis. Un autre dévore Le Monde, parions que c'est un "cadre" : il pense à l'État, à l'économie planétaire, à la nouvelle stratégie de la fusée. Pour le vulgaire (j'entends le commun des mortels : à lire Le Petit Méridional, on devient tel en une semaine), les feuilles parisiennes sont illisibles : quand elles tombent sous les yeux à l'occasion, c'est comme si l'on y voyait le monde dans un miroir déformant ; les événements y prennent l'air de monstres. Ils sont bien plus modestes - et somme toute à leur vraie place - dans l'espace des quelques lignes que leur accorde le journal régional. La vraie manne de l'information - la mie du pain quotidien - c'est la fête votive ou la course à la cocarde, ou la distinction honorifique, ou le succès scolaire, ou le passage d'une comète de festival. Un beau crime local, un déraillement au menu, c'est jour de fête : cela rompt la diète saine mais un peu monotone de l'éternité. Il y a aussi la bourse des vins ou le cours des primeurs : que le raisin de table se vende 125 francs le kilo sur pied, voilà un événement de taille. Cela dit, nul n'est très content, mais de Paris à Châteaurenard, le mécontentement change de nature ; l'éditorial qui fait mouche ici se perdrait à Paris dans le vide. Ici, Poujade parle boutique ; on le comprend sans traduction : au contraire, ces Messieurs de Paris sont intraduisibles, même en chiffres.

 

2. Théâtre, politique et folklore.

 

Paris, pour qui prend "Le Mistral", n'est qu'à six heures et demie d'Avignon. Qui prend "Le Mistral" ? Les "cadres". Les "cadres moyens", si j'ose parler ainsi ; les "gros cadres" semblent préférer l'hélicoptère, par le temps qui court. Car le temps court, et même si vite que les malheureux "cadres" n'en ont jamais assez pour le rattraper : même s'ils sont tout ronds d'importance - le cercle étant l'image idéale de leur tout-embrassante activité - toujours quelque chose essentielle, quelque "donnée" ou quelque "problème" échappent aux "cadres". Au bout d'un mois de vacances, malgré dossiers et téléphones et conciliabules sur divers bords de mer, les infortunés se sentent vides, et les voilà repris d'une frénésie d'encadrer. Et même de fabriquer des lois-cadres. Et de s'encadrer mutuellement, tant ils ont peur de s'échapper les uns aux autres. Tout Paris se remet alors à "repenser" le monde en formules : ce ne sont que feux et flammes d'imprimerie. Quelques centaines de polytechniciens ou d'anciens É.N.A., quelques milliers d'activistes en garnison dans les partis, et le volcan entre en éruption pour lui tout seul, sans sortir de son cratère qui est le "cadre des cadres". Mais non sans arroser et brûler même, de sa lave tiède d'encrier, les trente mille écorchés vifs qui prennent les cris qu'ils s'arrachent eux-mêmes pour la voix de l'opinion.

D'année en année, c'est le même petit théâtre, le même petit volcan de carton, la même pièce à l'affiche, les mêmes acteurs qui entre leurs bouts de rôle se font spectateurs pour que la recette continue. Trente mille Français - mettons cent mille et n'en parlons plus : mettons un million en comptant les provinciaux de passage - jouent à la démocratie entre eux ; le reste préfère le cinéma ou la vie quotidienne. Tous les cinq ans, la troupe part en tournée ; elle joue gratis pendant six semaines - cela s'appelle campagne électorale, et n'est en somme qu'un festival de la décentralisation. Comme tout festival, celui-ci trouve sa place des importants temporaires, des "amis du théâtre " pour placer les billets, car à l'entrée on exige un bulletin de vote : celui-ci se donne à qui le prend ; encore faut-il le prendre pour avoir droit au spectacle. Pour la circonstance, les journaux locaux discutent le mérite des grands rôles : telle gazette vante un figurant qui a des amis à la rédaction ; telle autre interviewe un acteur, qui détaille son art avec éloquence ; ici, l'un est photographié, en toute simplicité comme il sied, répondant à des questions d'admirateurs ; dans la feuille rivale, on lui lance métaphoriquement des tomates. Au bout de six semaines, on plie les décors et l'on revient à Paris, bien content de retrouver la vraie "scène politique", le Bourbon-Club et les grands journaux.

On monte à Paris ; mais à intervalles réguliers on redescend vers les sous-préfectures. On y préside des Comices : on chante sur scène les grands airs politiques, et en coulisse on murmure les petits airs. C'est le meilleur rôle, cela : obscur à Paris, on est ici en vedette - donneur d'avis, distributeur de menues prébendes, législateur; et comme dirait Bernanos, "curé du républicain". Ce qu'on ne voit pas ou ne veut pas voir, par conviction, vanité, ou l'une et l'autre, c'est qu'on appartient plutôt au folklore qu'à la vie réelle, tout comme le curé. La vraie politique se passe de plus en plus de la politique : pour s'élever de celle-ci à celle-là, il ne suffit pas d'avoir un bel organe. On ne passe pas à la vraie politique : on y est d'entrée, parce qu'on est un dynaste, ou parce qu'on a le flair, dès l'école, de se placer où se font les affaires. Le reste n'est qu'appogiature : la démocratie, c'est la petite note ; la note principale est la technocratie.

 

3. Politique, ton café f… le camp !

 

Ils me font rire, ceux qui parlent du "vide politique" en France ! Que voudraient-ils - mais le veulent-ils ? Que tout un chacun montrât de la conscience politique à tout bout de champ ? Mais il faudrait que les partis fussent autrement organisés ; qu'ils eussent des militants, et non une clientèle ; une activité de base, et non seulement un appareil ; en somme, que les partis politiques fussent politisés. Allez demander aux gens certains sacrifices d'argent, de temps, d'amitié parfois - car être d'un parti, c'est avoir des adversaires - sans aucune contrepartie d'intérêt ! Je ne vois rien que de naturel dans cette reconnaissance des services rendus que certains partis, dès qu'ils sont au pouvoir, poussent aussi loin qu'ils le peuvent : veut-on qu'ils comptent seulement, pour entretenir l'ardeur de leurs membres, sur un "idéal " ou une "doctrine" qu'ils contredisent chaque jour ? Le seul parti qui se dispense de distribuer les dividendes, c'est le parti communiste, parce qu'il est celui des croyants en même temps que des mécontents. C'est aussi le seul parti démocratique, sinon de fait, du moins par l'organisation : tout membre du parti travaille, a sa fonction dans une hiérarchie articulée de la base au sommet et du sommet à la base ; et ce travail, cette fonction, nul ne conteste qu'ils soient désintéressés. Désintéressés, mais en vue d'une fin dont le prestige est sans commune mesure avec celui du jeu politique, puisque la foi révolutionnaire aussi bien que l'impatience des mécontents commencent par nier celui-ci ou se mettre hors du jeu. Hormis le parti communiste, aucun parti politique français n'a la force de conviction nécessaire pour recruter un grand nombre d'adhérents au nom de son seul idéal. Je soupçonne même, dans les partis où la doctrine existe en théorie, une crise de recrutement qui s'aggrave, un vieillissement des "cadres" qui se traduit dans l'immédiat par une politique de nantis, et à plus long terme, dans la vie politique française, stérilisera la démocratie traditionnelle au profit de sa .grande rivale, l'organisation fondée sur quelques grands types d'intérêts.

Cela me paraît conséquent avec l'évolution du monde moderne. De plus, c'est l'étape terminale d'un processus de centralisation dont la politique française n'a jamais été que le paravent. Si ce paravent s'écroule, à qui la faute ? Est-il d'ailleurs nécessaire que subsiste un paravent ? La démocratie n'a de sens que si elle hiérarchise les fonctions en sélectionnant les plus aptes : ce devrait être une promotion perpétuelle, une échelle d'inégalité progressive. Elle l'est dans la mesure où l'instruction fait sortir du rang de nouveaux techniciens : or celle-ci, à quelques exceptions près, est restée bourgeoise. En politique, il n'y a ni sélection ni hiérarchie : mais un mélange d'égalitarisme théorique (le bulletin de vote pour tous) et de copinage pratique (les sinécures pour quelques-uns). Je dis les sinécures, car il apparaît de plus en plus que les postes dévolus à la clientèle ne donnent aucun véritable pouvoir : le vrai pouvoir est ailleurs, que ceux qui en ont le goût savent conquérir, souvent par leurs connaissances et leur mérite, en choisissant les raccourcis pour l'atteindre et en ne passant par la politique que s'ils ne peuvent faire autrement. La politique est pour les uns un pis-aller, une façade pour les autres. Ils s'en servent si elle les sert ; mais consciemment ou non, ils sont en guerre contre elle. Un temps viendra peut-être, s'il n'est déjà venu, ou sera vérifiée l'intuition de Nietzsche, qui prévoyait une phase du monde où le commerce (disons la technique et l'industrie) "prendrait de la distinction et les nobles s'en occuperaient peut-être tout aussi volontiers qu'ils s'occupent à présent de guerre et de politique : tandis qu'au contraire il se pourrait que les évaluations de la politique fussent complètement transformées ... Il serait possible qu'on la trouvât un jour tellement vulgaire qu'on la rangerait, comme toute littérature de partis et de journaux, sous la rubrique prostitution de l'esprit".

 

4. Verrons-nous une nouvelle noblesse ?

 

Entendons-nous bien : le noble au xxe siècle, est celui qui a la vocation du pouvoir parce qu'il se sait capable de l'assumer en étant le serviteur de la création qu'il implique ; est noble en ce sens, bien plus qu'un ministre qui signe des traités, tout grand administrateur qui les prépare, tout constructeur de barrage ou réorganisateur de région économique, sorti du peuple ou fils de famille il n'importe. Est noble tout chef syndicaliste qui peut parler de puissance à puissance au président de la C.G.P.F. ou au Président du Conseil. N'est pas noble, si puissant qu'il soit en apparence, l'agitateur ou le démagogue qui soulève des foules sans savoir où il va. Il est bien certain que seront fortes les nations qui verront se créer en leur sein une noblesse - ou si l'on veut une élite - de ce type nouveau. L'ère des organisateurs n'est pas une formule : on le voit bien dans les pays communistes, où l'idéologue, par la force des choses, devra céder la place au technicien compétent, sous peine de voir s'avachir l'économie. Il importe peu qu'un grand technicien soit un idéologue : i1 est le premier à le savoir, et sa puissance se fortifiant, il en viendra à déterminer le sort futur de l'idéologie, s'il juge qu'elle en peut avoir un.

Nous n'en sommes pas là en France - du moins pas encore. Le système politique subsiste, il est en vue : la mainmise des techniciens est moins visible. Mais le jeune homme qui veut faire carrière ne s'y trompe pas : il laisse la politique aux robins et aux professeurs, et il choisit la vraie puissance qui correspond à son besoin d'action. De plus, si son réalisme ne l'écartait d'avance de la politique, le vieillissement de celle-ci le dissuaderait d'y entrer. La France est une République souffrant du retour d'âge : hormis quelques noms d'ailleurs brillants (jeunes techniciens poussant leur cheval de Troie dans la politique aussi) elle a, selon le bel euphémisme, "confié ses destinées" à des burgraves. Or aujourd'hui, le vieillard meurt peu, et s'y décide le plus tard possible. Ce déclin de la mortalité est funeste aux quadragénaires, qui n'ont en général rien compris et vivent de leurs rêves d'il y a quinze ans, attendant un renouvellement politique auquel ils ont trop pensé pour qu'il vienne jamais. Mais le burgrave ne gêne pas la jeunesse : elle a compris du premier coup ; elle ne songe même pas à secouer le cocotier, ce que ses aînés immédiats ne font qu'en songe. D'instinct, elle se dirige ailleurs : et si l'on voit quelques sujets d'élite militer dans les vieux partis, qu'on y regarde de près - ils font partie de la "cinquième colonne". Même quand ils sont " socialistes", ils se distinguent des oisillons de M. Mollet ou de M. Depreux.

 

5. Cet anachronisme : le député ?

 

Sommes-nous bien loin de Carpentras ? Oui et non. Oui, puisque le "cadre" a pris Le Mistral tout à l'heure, pressé de rejoindre son bureau parisien, ou lyonnais, ou lillois. Carpentras, c'est pour lui le folklore ; la vraie vie, la vie présente, c'est le Plan. Tout "cadre" s'inscrit dans un Plan, et il encadre le Plan ; il est contenu, et il contient. Le Plan se réalise, et le "cadre " avec. Celui-ci éprouve l'un des plus beaux sentiments qui soient : celui d'exister, dont tous les autres dépendent. Il fait quelque chose ; combien différente est son action de la politique où rien ne se fait ! Pourtant le "cadre" n'est pas tellement loin de Carpentras : il y est né, il y a fait ses premières classes, et s'il s'est établi dans la capitale, c'est que naguère tout se faisait de Paris. Or Paris s'est beaucoup rapproché : il sera demain à une heure d'avion. Déjà beaucoup de grandes choses se font ailleurs : autour de Carpentras, dans un rayon de cent cinquante kilomètres, il y a Donzères, Marcoules, dix autres centres. Le futur "cadre", assis à cette heure sur les bancs du lycée de Carpentras, laisse son père rêver pour lui de Polytechnique ou des Mines : il sait qu'à Grenoble ou Marseille, d'excellents Instituts lui sont ouverts. Qu'il parcoure les Offres d'emplois dans la presse régionale, il y verra que les ingénieurs spécialistes ne risquent guère de chômer dans le secteur. Ainsi, à la centralisation politique, dont le sens échappe aux esprits et s'incarne de moins en moins dans les faits, s'oppose une décentralisation économique bien réelle, vitale pour la santé du pays, et qui se manifeste jusque dans les Universités.

Le député peut bien venir caresser la meilleure vache laitière, et s'essuyer les moustaches aux joues d'une fille en costume local : cela fait partie du rite de la foire, c'est donc bien, c'est très bien, tant que les anciens y trouvent leur plaisir. Il ferait mieux, en ville d'université, de s'intéresser aux étudiants et à ce qu'ils pensent, ou à l'orientation professionnelle ailleurs. Mais s'il l'oublie, la jeunesse s'en console et se passe fort bien de lui. Sa présence est pourtant utile; le maître-maçon du pays en profitera pour obtenir une bourse pour son fils, qu'il veut envoyer " aux écoles techniques". "Je le prendrai dans ma voiture, dit-il, et il n'en sortira qu'après avoir donné la bourse au petit". Au surplus, l'ayant obtenue, rien ne prouve que notre homme votera pour le mécène. Rien ne prouve, avant toute chose, que cette bourse le député l'obtiendra. Le maître-maçon a cinquante ans ; sa prière au député fait déjà partie des mœurs d'un autre âge où le député, croyait-on, était en rapport magique avec le centre occulte du pouvoir ; cette foi dans le député-sorcier, je l'ai vue encore intacte dans ma jeunesse chez des cantonniers retraités ou des facteurs auxiliaires ; elle s'effrite aujourd'hui, il n'en reste que l'habitude. Pour cette raison et beaucoup d'autres, le député s'est dévalorisé.

Les politiciens qui s'en lamentent l'attribuent aux nouveaux modes de scrutin. La vraie raison est que notre pays est en pleine métamorphose économique : comparé à ces changements très rapides, notre système politique est un anachronisme bon pour le musée. On trouverait dans toutes les démocraties classiques les traces d'une telle antinomie ; mais nulle part plus qu'en France, où la démocratie économique se constitue contre la politique, et grandit en elle comme un corps étranger. De nouveaux rapports sociaux se développent, avec des chances honnêtes pour chacun, rapports qui échappent entièrement aux influences de la politique. On s'accoutume très bien à vivre sans être "souverain", c'est-à-dire sans être gouverné. L'avis général est qu'il faut bien une officine de règlements et décrets, et que le gouvernement n'est pas autre chose. Pour le reste - par exemple la politique étrangère - le Français est fataliste là-dessus. Mentalité de Français moyen ? Vous la trouverez chez beaucoup de gens aux postes de responsabilité : leur horizon, c'est l'entreprise, ou le complexe d'entreprises, ou le Plan - rarement la politique. Quand ils en parlent, c'est pour la survoler, ou plutôt sauter dessus à pieds joints : leur politique, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, est l'ensemble des dispositions sociales ou internationales qui serviraient le mieux l'économie telle qu'ils la conçoivent. Cette manière de penser est en train de se diffuser du sommet à la base - avec une rapidité d'autant plus grande que la politique tout court s'est vidée de son sens. L'Entreprise France séduit bien davantage les esprits concrets que ne le font les charmes fanés de la République Française. On peut le regretter, s'en scandaliser même - on doit surtout, si l'on est réaliste sans être myope, s'en inquiéter comme d'une menace sur l'avenir ; du moins faut-il le constater et en tirer les conséquences.

 

6. La nation n'est pas une entreprise.

 

La plus grave, c'est que l'organisateur est amené à croire que la politique d'un pays est un ensemble de techniques, et que l'on gouverne un pays de la manière même dont on coordonne un Plan. La politique au sens traditionnel serait tout simplement caduque : il suffirait de la laisser mourir d'elle-même, quitte à la bercer de pieux mensonges sur son lit d'agonie. Une telle attitude est plus que dangereuse : elle est néfaste. L'État réduit à des schèmes économiques serait vite un système totalitaire, ou une foire d'empoigne, ou les deux. Sans esprit civique, il n'y a plus de nation ; or, l'esprit civique, c'est le sens du sacrifice comme régulateur et médiateur des intérêts ; c'est, plus encore, la foi dans un ensemble d'idées qui forment la "conscience nationale" et que s'efforce de mettre en œuvre la loi. Libre à chacun de s'interroger sur la réalité de cette "conscience nationale" dans un pays où elle semble s'être évanouie ; mais qu'on s'interroge également sur le sens des guillemets qui l'enferment, et ce pseudo-évanouissement. La cohérence d'une nation, son instinct de survie, sa confiance en elle-même, ne se mesurent jamais mieux qu'en temps de crise ; alors la nation se recueille dans ses principes, consciemment définis par les uns, vécus inconsciemment par les autres. En temps ordinaire, ces principes demeurent sous-entendus mais prêts à toute référence en des cas concrets. La démocratie serait en somme la mise en pratique de ces principes déposés et cultivés dans la raison de chacun - une manière d'être. Et la nation, ce qui dans cette manière d'être est commun à tous. Si ce fonds commun venait à s'abîmer, la nation s'abîmerait avec lui. Chez les politiques dignes de ce nom, la vocation du pouvoir se confond avec la vocation nationale : c'est pourquoi, malgré son présent abaissement, la politique demeure l'arbitre des intérêts, la personnification permanente du pays.

Il y a donc très grand danger pour le pays à mépriser la politique ; et pour la politique à donner prise à ce mépris. Car alors le pays s'évanouit, devient pour ainsi dire clandestin, et la politique tourne à vide. Ce danger s'accroît avec la centralisation politique : toutes sortes de petits systèmes autonomes, auxquels les citoyens sont directement intéressés - ce qu'ils ne sont pas dans le système politique - prolifèrent à l'intérieur et hors du contrôle de celui-ci. À la limite, l'ingénieur n'a pour horizon que son usine, le chimiste les murs de son "labo". Ils y sont à la fois ce que devrait être tout citoyen : serviteurs et maîtres. Or rien n'empêcherait qu'ils le fussent avec un plus vaste horizon - l'horizon national. Rien - pourvu que la politique leur dît quelque chose, qu'elle fût en eux, comme les sciences qui les ont formés, un ensemble de connaissances précises et un sujet pratique de réflexion.

 

7. À quoi sert l'université ?

 

Or nous vivons dans l'illusion que l'esprit civique ne s'enseigne pas : qu'il est inné comme la raison elle-même ; mais à la différence de celle-ci, nous ne faisons nul effort pour le cultiver. Il suffit de jeter les yeux sur les programmes de l'enseignement secondaire, et d'interroger certains jeunes bacheliers, pour se rendre compte de l'ignorance générale des structures politiques de la nation. On ne sait rien non seulement des institutions et des lois, mais des droits et devoirs élémentaires du citoyen. Des grandes réalités économiques, des formes d'associations qu'elles entraînent, on sait tout juste - et l'on a vite oublié - ce qu'en apprennent l'histoire et la géographie. Encore l'histoire n'est-elle enseignée que jusqu'à la fin de la première guerre mondiale - quand on arrive à "boucler" le programme, ce qui est un tour de force peu fréquent : et cet enseignement n'a que peu de place pour les faits économiques, dont la connaissance est pourtant essentielle à qui veut comprendre le monde actuel. De plus, dans notre démocratie centralisée et somme toute monarchienne, la pratique de la démocratie se fait en dehors de la politique officielle, dans les centres d'études, les associations professionnelles, les syndicats : rien de pareil à ce qui se passe aux U.S.A. ou en Grande-Bretagne, où la démocratie fonctionne à plusieurs hauteurs hiérarchisées. Dans ces deux pays, l'apprentissage du civisme commence à l'école ; il se fait à la radio, à la télévision ; ses méthodes sont constamment mises à jour, en Amérique surtout, dans des rencontres de professeurs, de politiciens, de sociologues et de simples "membres de la communauté" ; de grandes fondations financent ces rencontres, des syndicats les patronnent, les journaux en discutent ; il se crée entre les divers mouvements civiques un véritable esprit d'émulation. En France, rien de tout cela ; malgré les plus beaux principes du monde, la démocratie reste formelle et l'esprit civique est un avorton.

À mon sens, la renaissance du civisme en France sera moins le fait des politiciens que de l'Université qui va former les nouvelles générations de techniciens. La réforme universitaire, de haut en bas, est la condition sine qua non du renouveau de la vie publique. Elle pose des problèmes dont l'ampleur n'est si grande que parce qu'ils furent longtemps négligés. Problèmes d'orientation professionnelle, certes, mais plus encore, déterminant ces derniers, problèmes concernant les matières d'enseignement et l'aimantation de celui-ci. La neutralité théorique ne doit pas être une abstention. Il est inadmissible qu'un jeune adulte soit baptisé citoyen, muni d'une carte d'électeur et d'une feuille de route, tout en ne sachant rien de la fonction politique, de la vie sociale où il est jeté, de l'histoire réelle des hommes, ni du rôle fût-il modeste qu'il peut y jouer de par son libre choix. La culture politique n'est pas différente des autres cultures : il est nécessaire de l'acquérir avant de choisir en elle ce que l'on juge bon. Je veux bien que le principe de neutralité rende difficile, en dehors de limites étroites, la pratique de la vie communautaire telle qu'elle s'apprend dans les écoles américaines ; du moins, l'enseignement politique, économique, civique, peut-il être libéralement dispensé comme l'est par exemple la philosophie. Je ne crois pas impossible d'intéresser la jeunesse, dès l'école primaire, à divers types d'action concrète à l'intérieur d'une hiérarchie de communautés. Mais il faut pour cela que cette jeunesse soit enseignée et renseignée ; qu'elle puisse mettre des notions précises sous ce qu'elle lit dans le journal ou sur l'affiche aussi bien que sous les grands noms de démocratie, de socialisme, de syndicalisme, qu'elle entend à tous les échos. Un tel enseignement lui permettrait de se déterminer en toute liberté, par intérêt autant que par conviction, et d'éviter les pièges de la rhétorique ou de la propagande. En tout cas, d'éviter leurs simplifications abusives, ce qui est le seul moyen de rester libre, quelque doctrine que l'on choisisse de professer.

Quoi que l'on pense des dangers de la technocratie, on peut être sûr qu'elle n'inventera pas d'elle-même de nouvelles formes politiques. Reconnaissons-lui l'avantage de former des élites "moyennes" qui pourraient être autant de jalons intermédiaires entre le pouvoir et la nation, dans un complexe politique mieux adapté aux exigences de l'époque. Il n'est en somme que d'observer les lignes de force qui se dessinent dans le pays, et de les rendre perceptibles à ceux qu'elles orientent, pour conduire les esprits à l'idée d'une synthèse politique, ou tout au moins d'une politique en vue de cette synthèse : travail de détection et d'information qui est proprement celui des esprits politiques modernes, lesquels se recruteront de plus en plus dans les rangs des techniciens. Ce pragmatisme n'a rien d'offusquant pour le démocrate ; il ne met pas les principes en cause : au contraire, il est la démocratie en action, véritablement mise à la portée de tous, et se renouvelant de sa propre expérience. Il intéresse, parce qu'il colle à la vie. Il ne change pas de nature en passant de Paris à Carpentras.

 

 

© Pierre Emmanuel, in Les Cahiers de la République, n° 9, livraison de septembre-octobre 1957, pp. 63-71

 

 


 


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