Bon, je sais, Pierre-Henri Simon et Daniel-Rops, ça fait catho-réac', je sais. Et mai 68 a balayé ces vieilles lunes, laissant le champ libre à Sartre et à ses enfants naturels, dont les derniers en date, ne vous déplaise, se nomment, se nommaient, Cantat-Trintignan (et on pourrait en citer tant d'autres).
Allez-y, jouissez sans entraves ! Mais vous me direz tout ce que vous voudrez, Pierre-Henri Simon était un sacré grand esprit...

 

 

Messieurs,

 

La vérité du passé est souvent triste pour l’historien ; mais la vérité du présent n’est pas toujours encourageante pour celui qui en reçoit l’image dans l’actualité littéraire. On peut y vivre des moments passionnants, mais d’autres amers. Outre qu’il est parfois fastidieux de s’occuper à longueur de semaines des livres des autres au lieu d’écrire les siens, c’est surtout une épreuve de nager dans une littérature qui, depuis environ le demi-tour du siècle, il faut l’avouer, manque un peu de hautes vagues. S’il n’y avait point les grandes œuvres qui continuent et çà et là un début qui promet sans pour autant s’obliger à tenir, on s’ennuierait franchement entre des suiveurs habiles qui nous donnent l’impression que nous relisons, et des novateurs hardis qui mettent beaucoup de rigueur et de talent à se faire les puritains de l’incommunicable. Certes, parmi ces derniers, s’annoncent d’intéressants retours au style ; on voit déjà ceux qui sauront mûrir et dont quelques-uns commencent à regarder vers vous. Là n’est pas, en tout cas, mon plus grave souci de lecteur : plutôt dans une coloration généralement pessimiste, voire nihiliste de la pensée, qui descend de la philosophie sur les lettres, pour ne pas parler des arts et des mœurs. C’est entendu, l’homme du XXe siècle n’a pas beaucoup de raisons d’être gai. Tout autour de lui galope, et toujours de travers : la démographie vers le pullulement, la concentration urbaine vers l’étouffement, la société industrielle vers le gaspillage et l’embouteillage, les progrès des laboratoires vers les techniques de catastrophes, cependant que les sciences de l’homme l’obsèdent de ce qui, poussées des complexes ou pesées des structures, le fait douter de son âme personnelle et libre. La politique n’est guère plus rassurante. L’État libéral ne peut plus répondre à la complication des problèmes et à la rapidité des rythmes qu’en se faisant impérieux et technocratique. L’État socialiste, dès qu’il devient machine à gouverner les masses, retrouve les vieux réflexes de la puissance et de la ruse, cependant que les peuples colonisés, accédant à l’indépendance, se refont des castes et des classes, se donnent des moyens de guerre et des desseins de domination. Jamais les ferments passionnels de l’histoire n’avaient été plus actifs qu’ils ne sont aujourd’hui ; jamais le machiavélisme ne s’est montré plus vulgaire et brutal dans ses procédés qu’en un temps où la marée des images et la crue des mots submergent immédiatement et universellement les consciences, fascinent les volontés, violent les foules. Il est vrai que l’esprit juridique tend à se fixer dans des appareils planétaires, mais leur démesure même les rend impuissants, et le recul est manifeste : les polices, quand ce ne sont pas les armées, ont rétabli la question ; l’habeas corpus, les garanties de l’inculpé, les droits de la défense ont sombré dans la barbarie planifiée du monde concentrationnaire, et se maintiennent mal quand les États les plus évolués ont toléré les tribunaux d’exception. Dernière désillusion : dans ce reflux de la civilisation personnaliste, les nations révolutionnaires, chargées de l’espoir des peuples et de cet idéal, peut-être romantique et ingénu, que Péguy appelait « la république socialiste universelle » ne sont pas les moins pressées d’ériger l’État en idole, la violence en loi et le mensonge en moyen.

Alors, Messieurs, est-il surprenant que cette liquidation des espoirs et des mythes optimistes de l’Occident se traduise par une désolation de l’intelligence ? De cette enceinte même, de grandes voix se sont récemment élevées pour l’exprimer. L’un de vous a dit qu’il ne croyait qu’à la science et que c’est pour cela qu’il avait peur. Un autre, qui a construit naguère une vaste fresque romanesque inspirée par la foi au succès temporel de ce qu’il appelait les desseins de l’esprit, paraît en douter aujourd’hui, et invite les consciences clairvoyantes à se persuader de la précarité et de l’insignifiance de l’aventure humaine dans la profusion du cosmos et la suite infinie des siècles-lumière. Un autre, ne voyant en nous et autour de nous que poussière, nous laisse l’ultime recours d’en jouer noblement pendant le peu de jours qu’elle nous est donnée. Cependant, l’humanisme est chez vous trop vivace pour que le doute sur l’homme puisse tomber, comme il fait chez nos cadets et nos fils, à la négation acharnée et suicidaire, au vertige et, dirait-on, à l’ébriété du néant. Dans leur philosophie, leurs propos et leurs poèmes, c’est à qui mettra le plus de science à déconsidérer les actes rationnels et volontaires de la conscience et la dialectique la mieux assouplie à surévaluer nos fantasmes et nos balbutiements ; le langage, en tant que logique, est dénoncé comme l’instrument de l’inauthenticité ; les choses s’écroulent avec les mots, les catégories directrices de l’esprit sont étouffées sous la description profuse des phénomènes et le concept universel de civilisation sous la description des singularités inépuisables des races et des cultures. Et c’est bien là le plus angoissant : non tant de constater, en ce point de l’aventure de notre espèce, les faillites spirituelles et les périls de mort, que de voir l’intelligence, à la cime de son savoir et de son pouvoir, douter de ses principes et de ses armes et ne parler de son héritage de culture qu’avec l’accent de la dérision. Car enfin, quelle digue opposer à la marée montante de l’inhumain si nous ne savons plus, si nous ne voulons plus savoir ce qui fait la valeur et la qualité de l’homme ? Et l’humanisme, au sens plein et durable du mot, est-il autre chose que le sens et le développement de ce bien essentiel ? Même s’il était prouvé, ce qui ne l’est point, que la foi de l’homme dans son être et son destin est de l’ordre du mythe et non du concept, je dirais encore qu’il doit s’y attacher comme à la condition de son courage et à la chance de son salut.

 

 

© Pierre-Henri Simon. Discours à l'Académie française, le 9 novembre 1967. Repris dans Le Monde du 10 novembre, pp. V-VIII

 

 


 


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