Les juges ne s'expriment pas suffisamment - surtout quand on considère la masse d'avocats abonnés à la chose médiatique. Aussi faut-il accueillir l'expérience d'un avocat général chevronné avec intérêt, spécialement quand il se met à analyser les relations entre la sphère judiciaire et la presse. Que de réflexions salutaires dans ce court extrait (d'un livre qu'il faudrait page après page méditer) qui nous contraint de nous remémorer tant de verdicts battus en brèche par "une certaine presse" et des avocats complaisants, habiles à mystifier l'opinion publique ! De l'affaire Dominici, non citée explicitement ici, à l'affaire Omar Raddad, un professionnel de la justice remet les choses à leur juste place, et renvoie les journalistes "petits Zola" à leurs propres insuffisances. Un régal, un festival de notations pertinentes - et quelle belle langue !

 

 

J'entretiens, depuis longtemps, des rapports compliqués avec les journalistes. Tantôt, je ne déteste pas leur compagnie ; tantôt, je ne suis pas loin de les considérer comme des intrus dans la relation que je tisse avec les jurés, le président, les parties civiles, la défense et l'accusé. Pourquoi ne pas dire qu'ils me gênent parce que, souvent, je les perçois comme des intercesseurs infidèles entre le peuple et ceux qui s'adressent à lui ?

Aujourd'hui, j'admets qu'il n'est pas rare de me voir échanger des propos peu amènes avec des journalistes qui couvrent les procès d'assises. Pourtant, je n'ai pas changé d'opinion sur les médias. Ce sont eux qui ont changé : en matière criminelle, ils ne jouent plus leur rôle de témoins. Ils prétendent, au contraire, participer pleinement à l'élaboration de l'opinion judiciaire. Les journalistes ne sont chargés que de rendre compte. Ils n'ont ni à juger, ni à sanctionner, ni à acquitter. Il faudrait qu'un lecteur puisse, en parcourant leurs chroniques, se faire une idée précise de l'histoire du procès, du rôle des parties, de la nature de leur questionnement et de la teneur de leur discours. L'opinion personnelle du journaliste ne nous importe pas sur le fond de l'affaire, même s'il a le droit, dans le fil de son article, d'analyser, voire de critiquer, le comportement judiciaire de tel ou tel. Or, de plus en plus, les journalistes considèrent comme indigne d'eux une relation objective et mesurée du procès criminel, préférant prendre celui-ci comme prétexte pour exprimer leur subjectivité, dont on n'a que faire. Même si, par exceptionnel, elle est riche… Pis : on assiste à des dérives plus graves. Le journaliste est devenu son propre sujet, extériorisant ses états d'âme pour finir dans la peau d'un créateur prétendu. Ses lecteurs ne savent plus, alors, ce qui se passe à l'audience.

Je ne dis pas que les journalistes devraient se cantonner à un rôle de scribe, pas plus que je ne leur interdis de mettre en cause mon approche de tel ou tel dossier : la relation d'une audience n'appelle pas, nécessairement, la neutralité du pur observateur, bien que celle-ci soit, souvent, de mon point de vue, la plus adaptée. Je critique le fait que nombre de journalistes ont la prétention de croire qu'ils sont mandatés pour influencer lecteur, et non pas l'informer. D'une part, on ne le leur demande pas. D'autre part, ils ont systématiquement une vision de l'audience différente de celle du spectateur ordinaire qui, lui, assiste aux débats avec une absence totale de préjugé. Enfin, à quelques exceptions près où ils aiment hurler au loup avec la horde - ou à la sorcellerie, comme pour Guy Georges -, ils prennent le parti de la défense.

Non parce que celle-ci ferait, plus souvent que l'accusation, preuve d'imagination et d'intelligence pour défendre sa cause, ni parce qu'il serait plus naturel de pencher pour celui qui plaide l'impossible, que pour cet autre qui requiert l'évidence. Je ne vois pas, en vérité, dans l'attitude convenue des journalistes, un hommage à la capacité supérieure des avocats. Je crois, plutôt, que l'accusation leur apparaît comme une forme d'ordre, l'émanation d'une autorité naturellement inconciliables avec leur philosophie d'humanisme mou et d'anarchisme banal. Je leur reproche un niveau de réflexion superficiel, un désir d'aller dans le sens de ce qui déstructure, bat en brèche. Ce n'est rien d'autre, en fait, que la manifestation devenue réflexe du syndrome du contre-pouvoir. On a tellement répété aux journalistes qu'ils en étaient les dépositaires, qu'ils n'en finissent pas d'être contre ce qu'ils prennent pour le pouvoir, sans s'interroger, une seconde, pour savoir si le pouvoir n'a pas raison. Non, pour eux, il a tort, forcément tort, parce que, le plus souvent, il offre une vérité indiscutable et qu'ils n'aiment rien tant que discuter, soupçonner, mettre en cause, ébranler… Ce serait déchoir que de ne pas entacher de soupçon une réalité qui saute pourtant à l'esprit. On se condamne à l'artificiel mais peu importe : on préfère l'image stéréotypée du journaliste "fouineur". Peut-être convient-il de s'interroger ici, au-delà de l'appétence superficielle des médias pour la défense et de ceux qui, médiocrement ou non, la représentent (à l'évidence, ce n'est pas leur problème !), sur le privilège dont le barreau bénéficie de la part de l'esprit public et des médias et sur l'ostracisme systématique dont le magistrat accusateur fait l'objet dans quelque enceinte où il officie. Pour rire, rappelons-nous cette confusion permanente entre l'avocat général et l'avocat. Combien de fois me suis-je entendu appeler "maître" !

Faut-il y voir le goût du paradoxe de cet imprévisible peuple français qui exige, notamment lors de la plus haute élection, de la sécurité, mais tourne en dérision, conspue et entrave les policiers lorsqu'ils interviennent ? Faut-il admettre que c'est symboliquement que l'ordre et la tranquillité publics sont réclamés mais que toute mise en œuvre d'une politique destinée à atteindre ces objectifs est frappée de suspicion, de caducité ? Le citoyen serait double : en faveur de l'autorité mais contre les agents de l'autorité. Cette volte incessante entre le légitime et le frondeur, entre la revendication d'un État impérial et la guérilla implicite ou ouverte contre ses agents est sans doute au cœur de l'opinion et explique partiellement pourquoi tout est souhaité, et le contraire de tout, le châtiment des criminels, et leur défense. II y a une autre matière à réflexion, tout de même, dans cette sympathie obsessionnelle qui met sur le haut du pavé judiciaire la défense, et considère la tâche de sauvegarder la société comme une nécessité que l'on aurait honte d'admirer.

Il me semble, d'abord, qu'il ne faut pas occulter le fait que, longtemps, l'accusation - en dépit de quelques brillantes exceptions - n'a pas su, pour l'éloquence, l'intelligence du procès et l'apparence médiatico-judiciaire, damer le pion à la défense et, plus gravement, a paru admettre, par son comportement, cette infériorité comme si elle était naturelle et de principe.

Ces temps sont révolus, mais il faudra un très long délai pour que la métamorphose vienne s'inscrire dans les esprits. Ensuite, même si les procès démontrent souvent le contraire, puisqu'elle bénéficie du soutien unilatéral des médias, la défense, pourtant, est, inévitablement, douloureusement (mais heureusement pour son image ! ) perçue comme l'auxiliaire du petit contre le gros, de la veuve et de l'orphelin contre tous les nantis de l'existence, du désarmé et du malheureux contre les indignations légitimes mais si communes, si banales des victimes, du criminel solitaire et stressé contre les innocents sûrs d'eux-mêmes et alourdis, enrichis des voix multiples de la réprobation collective. Le crime déchire une société mais le coupable est seul. L'avocat vient au secours. Pourtant, l'accusation aussi vient au secours. Et c'est probablement le motif ultime de cette discrimination qui n'offense pas la plupart des magistrats, car, pour eux, gangrenés par l'idéologie adverse, elle va de soi. Ils ont accepté, de toute éternité, le rôle qui leur a été dévolu. Nécessaires et relégués : cela leur suffit. Le dernier point, c'est que l'homme ou la femme souffrant dans le box, cela se voit. On peut presque tâter de la main, du visage, cette individualité qui, se projetant devant ses juges, incarne toutes les notions abstraites auxquelles on avait songé avant le procès : culpabilité, innocence, désespoir, mélancolie, cynisme, peur, timidité ! On préférera toujours la défense d'un être, même coupable, à la défense d'un concept, même beau. On préférera toujours la défense d'une personne éclatante dans sa visibilité et son infortune judiciaire à la défense d'un principe invisible au nom duquel l'avocat général requiert, mais que les jurés respectent sans enthousiasme : l'accusé est dans leur champ humain, l'intérêt social flotte dans le champ de l'abstrait. La preuve de cette assertion est d'ailleurs fournie par le fait que le concept ne devient vivant et décisif que lorsqu'une victime, partie civile, vient y ajouter son poids de détresse et de douleur.

Il serait immodeste de penser qu'à soi seul on pourrait changer cette perception sans cesse renouvelée et inéluctable. II n'empêche que c'est déjà beaucoup que de se battre contre l'apparent bon sens de cette approbation publique pour porter haut l'honneur d'accuser ou d'absoudre au nom de la société.

Il peut m'arriver de m'interroger sur un verdict. Il me semblerait absurde d'aller porter la controverse sur la place publique, sauf si mon propre rôle était dénaturé et qu'on me prêtait des propos tronqués ou imaginaires. Plus gravement, au-delà de mon cas particulier, s'il s'agissait de dénoncer des dysfonctionnements choquants. Je suis, sur ce point, plus que réservé sur l'attitude de certains avocats après les débats. D'aucuns écrivent même des articles sur des procès auxquels ils n'ont pas assisté ! Les assises ne sont pas un chapeau dans lequel on ferait rouler les dés pour décider de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé. Aussi, dans la mesure où notre hiérarchie - à tort, car, ainsi, elle se ferait respecter - ne réagit pas aux contrevérités, je me suis fait un devoir de le faire, et d'envoyer une lettre à ceux dont je conteste les écrits. Cela ne m'a d'ailleurs jamais attiré de réaction négative. Je comprends mal pourquoi la magistrature cultive une sorte d'obséquiosité formelle vis-à-vis des médias, au lieu de chercher à les convaincre en communiquant franchement avec eux, quand elle le peut. Plutôt que de les dénigrer dans leur dos et de les flatter en apparence, nous devrions leur accorder suffisamment de considération pour leur dire nos vérités et, éventuellement, écouter les leurs.

Il n'est pas illégitime que, dans une démocratie, la presse ait l'ambition de bousculer les vérités officielles, même dans la relation d'un procès criminel où peut planer le risque de l'erreur judiciaire. Mais cette démarche, si elle est mécaniquement exercée, relève de telle ou telle pathologie personnelle davantage que de l'investigation journalistique. En général, un journaliste judiciaire préférera toujours la provocation du doute, artificiellement construit et exploité, à la banalité de l'évidence, la fausseté de l'exception à la vérité de la norme. D'où la frénésie, qui serait comique si elle n'entraînait pas beaucoup de citoyens abusés, avec laquelle les journalistes s'épanouissent sur l'air de l'erreur judiciaire.

C'est d'abord le résultat de leur représentation du procès, dont je parlais plus haut, et de leur conception intellectuelle qui se gargarise à ce point du "contre-pouvoir" qu'elle est prête à favoriser la mythologie d'erreurs judiciaires, afin que chaque journaliste puisse se prendre pour Zola. C'est aussi parce qu'ils n'ont pas compris qu'un procès criminel n'était pas forcément le lieu d'une certitude absolue, mais qu'il devait seulement écarter, sauf à en tirer les conséquences par l'acquittement, tout doute substantiel sur la culpabilité de l'accusé. Pour les journalistes, n'importe quelle incertitude, même la plus infime, sans relation avec le cœur des faits, est qualifiée de fondamentale. Donc, naturellement, ils sont scandalisés par l'arrêt de condamnation. Un journaliste, un avocat, un magistrat peuvent penser ce qu'ils veulent d'un accusé. Mais tous doivent s'accorder sur la décision d'une cour d'assises, à plus forte raison si elle est confirmée en appel.

Je ne vise là aucun journal en particulier. Mais je note que certains - Le Monde notamment - rendent compte, toujours de la même manière, des arrêts criminels : en gros, à la suite des débats, on s'étonne de la condamnation. Le problème, c'est qu'ils n'ont cessé d'appréhender les débats de travers, de sorte que leur issue, évidente pour la plupart, leur semble une anomalie. Quand ces perceptions fausses se renouvellent fréquemment, les intéressés devraient admettre qu'ils n'ont aucune intuition judiciaire et faire un autre métier, ou traiter d'un autre domaine. Leur comportement est d'autant plus choquant que ces journalistes ayant une indicible propension à l'erreur - et qui ne se soumettent évidemment à aucune interrogation intime un peu dérangeante - ne sont pas loin de mépriser les jurys qui, eux, après de longues heures de délibération collective, ont abouti à un arrêt de condamnation. Quoi de commun, pourtant, entre l'impérialisme solitaire et parfois arrogant du journaliste et l'écoute modeste, puis la discussion collective d'un jury ?

L'erreur judiciaire existe, hélas, mais elle est heureusement bien plus rare qu'on ne le dit. Elle fascine, parce qu'il est commode, pour un journaliste, d'aller au plus facile. II sera ainsi, naturellement, plus proche des avocats de la défense, grands ou prétendus tels : ces derniers leur parlent, leur mâchent le travail, livrent des réponses troubles à des interrogations mal posées, évitent toute fatigue, toute réflexion… Alors, quand ils plaident mais qu'ils n'ont pas convaincu, et que, donc, l'accusation a "gagné", c'est un double péché qu'il convient de flétrir : on n'a pas fait plaisir à ces avocats, et c'est l'ordre, l'autorité et l'évidence qui ont triomphé. Intolérable ! Au point que, même si l'explication de l'échec de la défense crève les yeux et l'esprit durant les débats, les journalistes l'occultent dans leur commentaire final. Parce que ce serait moins drôle que de l'imputer à la mauvaise volonté du jury et à son manque de discernement, à la mauvaise foi du président, à ses pressions psychologiques présumées tout au long du délibéré, ou encore à l'aveuglement acharné de l'avocat général. Un avocat qui "rate" l'audience et qui plaide devant les médias, cela, ça leur plaît : ils se sentent devenir les témoins d'un instant capital - à la fois à l'écoute et complices - et s'enivrent de l'illusion d'avoir à corriger une erreur qu'ils ont, de concert, fabriquée. Ce n'est plus de l'investigation, mais du frisson ! En forçant le trait, on peut soutenir que la vérité de l'accusation est à répudier doublement : parce qu'elle est la vérité et qu'elle émane de l'accusation.

Tout acquittement ne démontre pas, pour autant, l'innocence de l'accusé. Il y a des personnes qui sont déclarées non coupables parce que, à juste titre, on a tiré les conséquences de l'existence d'un doute substantiel. Mais la véritable erreur judiciaire se rapporte, à mon sens, à quelqu'un qui a été accusé ou condamné et dont on s'aperçoit après, par la découverte du véritable coupable, qu'il était innocent. Devant de tels scandales, je suis frappé par le fait que les "petits Zola" qui s'agitent dans la personnalité de certains de nos redresseurs de torts ne s'abandonnent pas à l'indignation et à la réflexion qu'ils auraient suscitées chez le grand Zola. C'est aussi un syndrome qui atteint des écrivains. Ainsi Jean-Marie Rouart s'est agité, sans avoir assisté au procès de Nice, en faveur d'Omar Raddad, et il a été condamné par la XVIIe chambre correctionnelle, puis par la cour d'appel de Paris, parce qu'il n'avait pas offert le moindre commencement de preuve au soutien non pas de sa conviction, mais de ses états d'âme. Croyez-vous qu'il en fut gêné, enclin au moins à une certaine mesure et retenue ? Pas le moins du monde. La Cour de cassation ayant rejeté, par un arrêt très dense, le 20 novembre 2002, la demande de révision présentée par Omar Raddad, M. Rouart se permet de dénoncer "une justice sourde et aveugle", "confisquée par des professionnels". Et d'ajouter : "Je vais continuer, mais c'est triste. Jamais le fossé n'a été aussi grand entre la justice et l'opinion"(1). L'opinion, ici, c'est lui-même, maître Jacques Vergès(2), le comité de soutien ! Qui dira les ravages profonds qu'opère sur un estimable romancier et essayiste la vanité de se croire investi d'une mission assumée avec légèreté (je rappelle que l'académicien n'a pas assisté au procès de l'ancien jardinier) et poursuivie avec malveillance et sans rigueur véritable ? Il croit aujourd'hui qu'obtenir le Mérite est la preuve décisive qui manquait à son argumentation(3) !

Comme nous en sommes à la médiocre vulgarisation et utilisation de l'État de droit, peut-être convient-il de souligner une dérive qui entraîne un certain nombre d'aberrations et qui se rapporte à l'intrusion du judiciaire, au sens large, dans des émissions pour grand public ou prétendument culturelles. Je songe, par exemple, à Ça se discute, de Jean-Luc Delarue, ou à Campus, de Guillaume Durand. L'État de droit a ses exigences, mais encore faut-il que, mélangé à l'univers médiatique, son culte ne devienne pas absurde. Ainsi, Campus a consacré, au cours de la soirée du 3 octobre 2002, une vingtaine de minutes à la mort de Jacques Mesrine, en s'interrogeant gravement sur le point de savoir si l'État français (selon l'expression répétitive de Guillaume Durand) l'avait "exécuté" ou non. Il me semble qu'un tel débat, au sujet d'une personne qui avait toujours affirmé qu'elle ne se rendrait jamais vivante et qu'elle disposait de grenades à portée de la main, assassin professionnel de son propre aveu, avait un caractère franchement surréaliste et ridiculisait plus l'État de droit qu'il ne l'honorait. Cet État de droit dont on comprend mal comment il a pu, par une dénaturation perverse, être placé exclusivement au service des transgressions contre l'immense masse des citoyens qu'il devrait naturellement et d'abord protéger.

Que les proches de Jacques Mesrine - sa compagne, ses enfants - aient engagé une procédure pour connaître le détail d'une opération qui, au demeurant, dans sa brièveté inéluctable et tragique, semblait assez claire, et "éventuellement" pour voir incriminer la police et ses responsables est tout à fait admissible. La démarche, sans doute, relève à la fois d'une douleur authentique et d'une stratégie de déstabilisation. L'étonnant est que tout cela soit amplifié et repris, si longtemps après, par des médias mélangeant l'information littéraire, la dénonciation politique et l'approximation judiciaire. Il manque, dans ces cénacles parisiens, la voix du bon sens et de la morale ordinaire. L'État de droit est un principe trop important pour être mis et dévoyé à toutes les sauces et à tous les sangs. Que dire, aussi, de ces publics spécialement composés qui applaudissent à la télévision des personnages venant se vanter d'avoir commis des agressions graves ou portant leurs condamnations comme autant de décorations ! Il y a des rires, des dérisions, une légèreté systématique qui blessent plus gravement la démocratie que n'importe quelle attaque frontale.

Il se produit, néanmoins, de vrais scandales, et Le Figaro du 16 juillet 2002 nous en a offert un exemple dramatique. Une personne, Jacques Hoffmann, soixante-douze ans, a été innocentée d'un crime parce qu'on a découvert, un an plus tard, le véritable coupable, grâce à l'ADN. Le plus troublant, et ce qui fait le plus peur, c'est que cet innocent, à plusieurs reprises, a avoué sa prétendue culpabilité. Certes, il était âgé, mais il faut admettre que de tels comportements peuvent survenir et qu'ils doivent nous rendre encore plus attentifs à la validité et à la fiabilité de l'aveu. Dans une autre affaire, un certain Michel Villain a passé deux ans et neuf mois en détention provisoire, accusé d'avoir tué sa mère et sa sœur. Il n'a jamais cessé de nier, les témoignages réunis contre lui semblaient, pour le moins, sujets à caution, mais il n'a dû sa libération qu'à l'arrestation de Louis Poirson, tueur en série présumé, condamné pour le double meurtre en septembre 2002, à Évreux. Si j'avais du temps, j'aimerais beaucoup écrire un livre qui ferait l'autopsie, en quelque sorte, d'une véritable erreur judiciaire. À quel moment les choses ont-elles basculé, où sont les responsabilités, police, gendarmerie ou magistrature ? Quel comportement personnel doit-il être mis en cause ? Notre procédure pénale ne porte-t-elle pas en son sein la contradiction absolue avec la présomption d'innocence qu'elle prétend vouloir sauvegarder ?

Pour en revenir aux journalistes judiciaires, je suis aussi sévère à leur égard qu'ils le sont, souvent abusivement, au détriment de la justice et de ceux qui la rendent. Il me semble que journalistes et magistrats ont quelque chose en commun.

Ces deux professions, ces deux vocations, ont la charge d'honorer une très belle exigence, un très beau principe, celui de la liberté d'expression et celui de la justice. En certaines circonstances, nous en sommes, les uns et les autres, des serviteurs sinon indignes, du moins discutables.

Je suis, depuis toujours, un lecteur frénétique - trois quotidiens par jour, trois hebdomadaires chaque semaine - et, par conséquent, j'estime avoir quelque titre à analyser, et comme citoyen et comme praticien, ces questions. Mais puisque je me donne le droit de critiquer vigoureusement, j'ose penser que mes éloges auront du prix. J'apprécie, dans la chronique judiciaire, Pascale Robert-Diard qui a heureusement succédé, au Monde, à Jean-Michel Dumay, Matthieu Aron à France-Info, Marie-Amélie Lombard au Figaro et, dans ses enquêtes socio logico-judiciaires, Marie-France Etchegoin au Nouvel Observateur. Dans le passé, j'avais beaucoup aimé le ton incisif et pertinent, l'intuition juste d'Emmanuelle Maurel au Parisien. C'est si bon de pouvoir jeter quelques roses !

 

Notes

 

(1) Libération, 21 novembre 2002. [On notera que ce type de phrase est la tarte à la crème des défenseurs déçus ; c'est exactement ce que prononça l'avocat de l'assassin de la petite Émilie après le procès : "le verdict de ce soir n'annonce pas une réconciliation entre l'opinion publique et son institution judiciaire. Malheureusement" (Me Charles Liebman, mai 1997) - Note SH]
(2) Maître Vergès est l'avocat d'Omar Raddad.
(3) Le Figaro, 11 décembre 2002.

 

© Philippe Bilger, Un avocat général s'est échappé, Seuil, avril 2003, 191 p - chap. VIII, pp. 108-118.].

 


 


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