Un mot d'explication de texte, à l'usage des "jeunes générations", comme on dit.
Henri Alleg, journaliste communiste, ancien directeur d'Alger républicain (de 1950 à 1955) fut soumis à la "question" de la part des paras du général Massu, durant la bataille d'Alger. Son récit ("La Question"), publié en février 1957, fut saisi un mois plus tard, et circula désormais sous le manteau*.
Djamila Bouhired, militante FLN, fut, au même moment, convaincue d'avoir posé une bombe dans un café près de l'Université d'Alger, torturée et condamnée à mort. On s'accorde à penser que la parution, aux Éditions de Minuit, du livre de Georges Arnaud et Jacques Vergès, Pour Djamila, fut pour beaucoup dans la non-exécution de la peine capitale. Pour la petite histoire, signalons que la dite Djamila devint, un tout petit peu plus tard, assez brièvement, l'épouse de son médiatique défenseur (Vergès).

Morvan Lebesque (né à Nantes en 1911 ; décédé en 1970 au Brésil, lors d'un reportage) était journaliste au Canard enchaîné, hebdomadaire violemment engagé contre la guerre d'Algérie. L'éphémère mensuel La République moderne l'avait un jour qualifié de seul professeur d'instruction civique en France - peut-être sous la plume de Pierre Mendès-France lui-même. On ajoutera, même si cela doit faire hurler les spécialistes de la falsification de l'histoire, que seuls les chrétiens de tous bords, comme force spirituelle organisée, ont osé protester (et agir) contre la torture - et la guerre d'Algérie (exception faite, naturellement, de fortes personnalités comme les Favrelière, Mattéi, et autres Maschino) : du général Jacques de La Bollardière au sous-lieutenant Jean Le Meur, en passant par Témoignage chrétien, Réforme, Pierre Simon, Hubert Beuve-Méry, j'en passe, et des meilleurs. Prière de ne pas confondre avec les staliniens, qui prenaient aveuglément leurs ordres ailleurs qu'en France, auprès de la plus grande puissance coloniale au monde.

 

On connaît les faits. À Pontarlier, samedi dernier, on enterrait un pauvre gosse - le huitième enfant de la ville tué en Algérie. Un service avait lieu au temple protestant. Le cercueil, était là, drapé de tricolore. Il y avait la famille. Il y avait aussi des tas d'officiels, sous-préfet, maire, député, capitaine de gendarmerie, commissaire de police, officiers de tous grades et patriotes fleuris de drapeaux. C'est alors que le pasteur prit la parole pour le sermon. Et il dit ces mots (écoutez-les bien) :

 

"La guerre d'Algérie est absurde, elle détruit dans notre jeunesse le respect de la dignité humaine. Elle engendre la haine, la rancune et les tortures de part et d'autre".

 

Ce qui se passa, vous le savez aussi. Les journaux, en long et en large, vous l'ont raconté. Quand ils entendirent cela, sous-préfet, maire, capitaine de gendarmerie, commissaire de police, officiers et patriotes se levèrent et sortirent. Stupéfaits. Verts d'indignation. Pantelants de fureur. Ils n'en croyaient pas leurs oreilles. "Un prêtre ! Dans un temple ! - "C'est un scandale !" hurla le maire. "J'en saisirai (sic !) le ministre !" s'écria le sous-préfet. Quel ministre, au fait ? Pas le ministre de Dieu, bien sûr. Car celui-là avait déjà parlé. Il avait dit tout ce qu'il avait à dire. Exactement quoi ? (retenez-le bien) :

 

"La guerre d'Algérie est absurde, elle détruit dans notre jeunesse le respect de la dignité humaine. Elle engendre la haine, la rancune et les tortures de part et d'autre".

 

M. le pasteur Borel, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. Il me semble pourtant comprendre les raisons de l'émotion qui vous étreignit - toujours d'après les journaux - lorsque vous vous retrouvâtes seul, ou presque, dans votre temple. Oh ! faites-moi la grâce de le croire : je n'ai pas imaginé une seconde que vous étiez troublé par ce départ massif. Ces gens partis comme on claque une porte, vous les connaissez mieux que moi. Vous savez à quel prix ils viennent dans la maison de Dieu et s'y tiennent ; droits, raides, figés dans une piété de circonstance comme dans un uniforme. Respect à l'Église, bon ! Mais à condition qu'elle nous serve. Sabre et goupillon, d'accord ! Voilà comme ils sont croyants, les Pouvoirs. Voilà pourquoi ils vous honorent, messieurs les prêtres, et vous assistent, et vous défendent, et au besoin paient vos écoles. Non, ce n'est pas la grande colère de ces "bien-pensants" qui vous a troublé. Votre émotion, vous l'avez avoué vous-même, était causée par l'impression que quelqu'un d'autre, pendant une minute, avait pris la parole à votre place : "Je n'ai fait que parler selon l'inspiration de Dieu", avez-vous déclaré. M. le pasteur, excusez-moi : mécréant que je suis, je ne crois pas à votre explication. Ces mots, j'en suis persuadé, venaient bien de vous, et de vous seul. Mais qu'ils fussent inspirés, ou plutôt que vous le fussiez à cette minute, je n'en doute pas. Il faut être inspiré, oui, il faut avoir cette étincelle de génie que confère à tout homme la certitude fulgurante de la vérité pour définir nos malheurs en si peu de mots, en mots si évidents, si mesurés, si justes (ne les oubliez jamais !) :

 

"La guerre d'Algérie est absurde, elle détruit dans notre jeunesse le respect de la dignité humaine. Elle engendre la haine, la rancune et les tortures de part et d'autre".

 

M. le pasteur Borel, je reviens de Royaumont. Là-bas aussi, j'ai rencontré des hommes dignes de respect, comme vous. Il y avait deux prêtres, dont un de votre religion. Mais il y avait également - et ceci compense les écarts des pouvoirs de Pontarlier - en immense majorité, à peu près tous ceux sur qui repose l'ordre officiel d'un pays : magistrats, conseillers de Cours, professeurs de droit, représentants de corps constitués, pontifes de grandes administrations. J'étais là-bas, donc, et je regardais ces Présidents, ces maîtres, et j'admirais que ces hommes, par nature prudents, prudents par atavisme, ambition, carrière et caractère, eussent le courage de se trouver là et d'y proclamer la vérité. La vérité de Royaumont, la vérité tout court : qu'il n'y a plus de justice en Algérie, que la dégradation du droit et de l'homme envahit peu à peu la France entière, que la jeunesse n'a plus à choisir qu'entre la révolte et la soumission dans le dégoût. Je regardais ces hommes dignes, bardés de titres et de décorations, écouter l'avocat Matarasso qui leur parlait des internements, des "déplacements", des "disparitions", des milliers et des milliers d'êtres qui, là-bas, n'ont même pas le privilège, vous m'avez bien lu : LE PRIVILÈGE, de comparaître devant un tribunal, même à huis clos comme Alleg, ou de franchir le mur du silence, même torturés comme Djamila. Et au bout de ces trois jours de Colloque, j'admirais aussi comme ces hommes sages, prudents, pesant leurs mots, sauvaient un peu de notre honneur à tous en dénonçant publiquement le crime et l'injustice. Mais je l'avoue, parmi les formules dont ils se servirent et dont certaines avaient force de résolution (entre autres celle-ci, qu'en cas de putsch militaire "le droit de chaque citoyen serait de s'y opposer") il n'en est pas une qui surpasse, dans sa simplicité (répétons-la, répétons-la !) celle que votre inspiration vous a dictée :

 

"La guerre d'Algérie est absurde, elle détruit dans notre jeunesse le respect de la dignité humaine. Elle engendre la haine, la rancune et les tortures de part et d'autre".

 

J'ai terminé, M. le Pasteur. Ou plutôt non, encore un mot. Après ce qu'ils appellent le "scandale de Pontalier", les journaux prétendent que vous êtes resté seul "dans le temple vide". Vide ? Il y avait au moins deux fidèles, si je ne m'abuse. Vous. Et cet enfant, dans le cercueil. Eh bien ! Je crois, tout compte fait, que cela valait mieux. Que c'était mieux ainsi. Vous. Lui. Et entre vous, cette présence immatérielle et pourtant mille fois plus réelle que maire, sous-préfet, commissaire et capitaine de gendarmerie : la vérité, unique hommage digne des morts. Alors, enfin, votre temple fut vraiment - oui - un temple. Et il commença - enfin, enfin ! - à s'emplir de quelque chose qui ressemblait à un élan, vers Dieu pour les croyants, vers l'idéal pour les autres. Car dans le temple "vide" de Pontarlier résonnent aujourd'hui les voix des millions de Français qui savent, qui comprennent, qui jugent et qui crient - oh, crions-le, crions-le, à perte de souffle et jusqu'à la fin du mal et de l'horreur :

 

"LA GUERRE D'ALGÉRIE EST ABSURDE, ELLE DÉTRUIT DANS NOTRE JEUNESSE LE RESPECT DE LA DIGNITÉ HUMAINE. ELLE ENGENDRE LA HAINE, LA RANCUNE ET LES TORTURES DE PART ET D'AUTRE".

 

© Morvan Lebesque, in Le Canard enchaîné du 6 juillet 1960, p. 2.

 

* Je possède encore mon exemplaire d'époque, et vous, gens de gôche, combien êtes-vous à pouvoir en dire autant ?

 

 


 

 

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