J'ai longuement hésité, pour déposer les extraits qui vont suivre, entre la partie "Pédagogie générale" et la partie "Société, aujourd'hui", de ce site ; avant d'opter pour le second choix. Mais je n'ai pas hésité une seconde à magnifier ici la grande journaliste judiciaire Madeleine Jacob, sans doute parce que je l'ai quelque peu bousculée ailleurs, à propos de son regard si étonnamment partial sur l'Affaire de Lurs (cf. Bibliographie commentée)...
Ce que j'ai d'abord apprécié, au début de ces extraits, c'est la pudeur contenue avec laquelle Madeleine explique par son cas personnel (une sœur cadette handicapée mentale) sa totale compassion pour l'enfance injustement malheureuse. J'ai aussi apprécié qu'elle ait eu le courage (mais c'était avant 1981, bien sûr) d'affirmer son intime conviction que les bourreaux d'enfants, quels qu'ils soient, relèvent de la plus implacable peine. On sait ce que cela signifie...
Enfin, pour ne pas trop lâcher la bonde à son émoi, elle n'a pas son pareil pour dire les choses en rigolant, pour faire semblant de n'pas pleurer...

 

… Je voudrais dire pourquoi à certains récits que j'ai faits et qui mettent en cause des enfants, j'éprouve toujours la même émotion, le même chagrin intérieur. La même compassion. L'enfance malheureuse ou déshéritée fut, pour moi, le début de mes activités de chroniqueur judiciaire. Pourquoi m'y suis-je intéressée passionnément, douloureusement, tendrement ? L'expérience seule, oui elle seule je crois, aide à comprendre la faiblesse, le malheur d'un petit. J'ai eu tout près de moi un petit être auquel il ne me manquait que de l'avoir mis au monde pour être sa maman. Ma petite soeur n'avait que huit ans de moins que moi, mais dès sa naissance nous sûmes qu'elle serait toute sa vie "un petit enfant". Je voudrais dire ce que c'est que d'aimer, de gâter un petit enfant comme ça. Ce que c'est que de préparer dans la cheminée, au soir de Noël, le soulier d'un enfant de trois ans, de dix ans, de vingt ans, de quarante ans et davantage encore jusqu'à la fin... Je voudrais faire comprendre que lorsque je voyais un petit confié à un établissement spécialisé, tendre les bras vers la mère incapable ou indigne, que j'étais de toute ma ferveur avec le petit. Je voudrais dire ici à ceux qui peut-être connaissent de tels cas, que tout doit être fait pour garder près de soi l'enfant qui a doublement besoin d'amour, d'attention, de tendresse. Toujours. Quel que soit son âge. Je voudrais, puisqu'on en parle tant, en ce moment, que ceux qui maltraitent à mort ou pas à mort, mais maltraitent de quelque façon que ce soit un enfant, relèvent de la plus implacable peine. Voilà, j'ai dit. Je n'en parle plus. Je tourne matériellement la page, bien que la page dans mon cœur, cher petit être, ne sera jamais tournée qui te concerne, qui te garde comme un trésor insaisissable. Ô, ma toujours toute petite qui fut pour mes parents, mes sœurs et moi, notre cher souci, notre bonheur et qui t'avons rendue heureuse jusqu'au bout de ta vie.

J'ai vu un jour, au tribunal des Mineurs, comparaître un couple qui, pour punir leur enfant de six ans, lui avait percé la langue avec un clou.

J'en ai vu d'autres, croyez-moi. Trop d'horreurs seraient évoquées si je me laissais aller. J'ai vu des petits maltraités logeant dans un bouge, couchant dans une cave, ou l'hiver, jetés à la porte et dormant sur le paillasson... Et pourtant ces petits pleuraient, hurlaient si on les séparait de leurs bourreaux.

J'ai vu... J'ai vu... et j'ai eu mal.

[...]

Chez les jeunes garçons n'ayant point atteint la majorité légale, je pus entrer. Ils travaillaient. Allaient, venaient, préparant des cintres en laiton, comme ailleurs les femmes dans les prisons centrales confectionnent ces boas de plumes qui ornent les robes de bal ou les costumes des artistes de music-hall, ou bien travaillent à plier, nous étions à l'approche de Noël, des cartes de vœux que les gens envoient à d'autres gens heureux... et libres. Dans une chambre, je devrais dire une cellule, mais je dis chambre, car elle aurait pu être aussi bien celle d'un collège, trois jeunes garçons fraîchement appréhendés mirent fin à leur conversation quand j'entrai avec un fonctionnaire de la Maison. J'ai parlé à ces gamins. L'un d'eux avait le coeur gros. Des larmes dans les yeux. Il serrait les dents pour ne pas pleurer. Le plus jeune était, me confiait mon guide, un vagabond un peu spécial, confusionnisme sentimental. Seize ans, il en paraissait à peine treize ou quatorze.

- Quel est votre métier ?

Crânement, fiérot même, il me dit :

- Dans l'hôtellerie.

- Et qu'y faites-vous dans l'hôtellerie?

- Je suis chasseur... dans les palaces.

- Croyez-vous, demandai-je avec précaution, et très doucement, croyez-vous, mon petit, que ce soit là une profession très indiquée pour vous ?

Il leva sur moi un regard de surprise et de pitié pour marquer que, selon lui, je ne pouvais comprendre, évidemment :

- Mais, bien entendu !

 

Puis-je évoquer ici cette fillette de quatorze ans que j'ai vue comparaître avant la guerre pour prostitution. Son protecteur était avec elle dans le box. Elle avait été confiée à un établissement du côté de Clichy et que patronnait la grande comédienne Marcelle Géniat. Géniat m'avait emmenée pour une visite de l'institution. J'avais aperçu la petite dont il s'agit, à la buanderie, lavant le linge de quelques autres pensionnaires et le sien. Je m'approchai :

- Vous n'êtes pas trop malheureuse ici ?

Elle répondait gentiment :

- Oh non, madame, tout est très gentil, et j'ai de bonnes camarades.

Et moi, pour dire quelque chose !

- Quand vous sortirez vous mènerez sûrement une vie plus sage que celle que vous avez menée, puisque vous venez de me dire que vous saviez que ce n'était pas bien.

Alors, la petite tordit au-dessus de la fontaine le linge mouillé qu'elle venait de laver, le posa sur une pile de draps et, levant sur moi des yeux de communiante, me déclara :

- Qu'est-ce que vous voulez, madame, moi, j'aime ça.

 

Ces choses-là, je ne les oublie pas, non plus que tous ces petits visages de jeunes déjà marqués par la vie mauvaise, la misère, le vice ou le malheur, l'injustice du destin. Non, je ne peux pas les oublier. Pas plus que je n'oublie cet autre gamin, aperçu un jour de visite dans une maison d'éducation surveillée. Quel âge ? Douze ans. Un pauvre gosse. Maigre, buté, grave, triste. Un gosse pour qui la vie n'a plus tant de secrets. Les parents de ses camarades étaient venus voir leurs enfants. Lui attendait sa mère. Il l'attendit vainement. Quand sonna la cloche qui marquait la fin de la visite, le petit murmura rageur, et peut-être plus désespéré que rageur :

- Ah, la vache, elle est encore allée se promener avec son amoureux !

Il y avait là, dans ce coin de cour, chez ce jeune enfant, tous les éléments d'une tragédie.

 

 

© Madeleine Jacob, in Quarante ans de journalisme, Julliard, 1970, pp. 269-271 et 321-323

 

 


 

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