Alfred Sauvy (1898-1990), fut un grand économiste français - hélas fort peu écouté. Sous le Front populaire, il est membre du cabinet de Charles Spinasse (ministre de l'Économie nationale du gouvernement Blum). Il est ensuite, sous le gouvernement Daladier (1938), conseiller du ministre des Finances Paul Reynaud, qui sous ses recommandations supprimera la semaine de 40 heures instituée par Léon Blum, passant la durée de travail à 41.5 heures. S'il rend hommage à Blum pour sa politique de dévaluation, il qualifiera en revanche la semaine de 40 heures comme un contre sens économique "bloquant une économie en pleine reprise qui est l'acte le plus dommageable commis depuis la révocation de l’Édit de Nantes", une erreur si immense "que nous n’osons pas encore la reconnaître, tant il est malséant de s’en prendre à un progrès social". Il dénoncera toute sa vie le malthusianisme, qui recommande la dénatalité et le partage du travail [extrait notice Wikipédia].

 

Les années 1978 et 1979 représentent, pour la France, une période essentielle. Quels que soient le ou les partis au pouvoir, le pays devra prendre un virage important et peut-être décisif, dans le domaine économique.
L'économie française, en effet, vit ingénument sur sa lancée. La facilité à laquelle elle s'est trop laissée aller lui a permis de bénéficier de certains progrès, mais, faute d'avoir amorcé à temps les innovations nécessaires, le pays va affronter de graves troubles économiques et sociaux.
Pour les éviter, s'impose une mutation profonde, dont la France a les moyens. À travers les jours difficiles qui l'attendent, elle peut se construire un avenir neuf. Cette grande mutation doit avoir deux pôles essentiels: la jeunesse et la lumière, c'est-à-dire la connaissance. Devant la persistance du chômage et de l'inflation, les incertitudes de l'écologie, la pénurie d'énergie, il faut, tout en adaptant les habitudes économiques à notre temps, prendre conscience du vieillissement de la population qui pèse sourdement, clandestine ment, sur les institutions et y remédier. Enfin, et pardessus tout, le peuple souverain doit pouvoir prendre connaissance de ses propres affaires, contrairement à l'obscurantisme et aux mirages actuels. La lumière n'est-elle pas la condition même de la démocratie ?
Plus que jamais, Alfred Sauvy, grâce à une vue en profondeur des problèmes de l'économie, nous propose des solutions claires et novatrices.
Professeur honoraire au Collège de France, Alfred Sauvy, reçu à l'École polytechnique en 1920, s'est spécialisé dans les études de prévision économique et de population. Il a créé et dirigé l'Institut de conjoncture, puis l'Institut national d'études démographiques. Depuis 1946, il représente la France aux Nations Unies (Commission de la Population) et depuis 1947, il est membre du Conseil économique et social. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Croissance zéro 7, la Fin des riches et L'Économie du diable (Calmann-Lévy).

 

 

 

Toute politisation de divers organismes, inquiète les conservateurs : "Que ne restent-ils dans leur technique ?" Cette introduction de l'esprit politique serait non seulement inoffensive, mais heureuse, si elle s'accompagnait de la connaissance des choses traitées. Trop souvent, c'est au contraire une évasion hors des réalités, parce qu'il est bien plus confortable de raisonner en termes de politique pure que de tremper dans les faits économiques. Cette évasion n'est recommandable que pour le vrai révolutionnaire, celui qui accepte de coucher dehors, pendant qu'il construit la nouvelle maison.

Lorsque Lénine a changé, en quelques jours, l'histoire du monde, son but essentiel, sinon unique, était la prise du pouvoir. Les événements lui ont donné raison. Que son ignorance dogmatique des réalités économiques ait entraîné une famine causant plusieurs millions de morts n'est, en effet, qu'un événement secondaire. En admettant que la fameuse phrase ait été prononcée, le communisme n'aurait pas réussi, s'il avait mis dès le départ "l'électricité" au même niveau que les Soviets. Allons même plus loin : si les doctrinaires communistes, aux divers échelons, avaient connu les difficultés de la planification, qu'Engels jugeait si ingénument, et la psychologie du paysan, ils auraient reculé, tremblant de peur, ce qui justifie la priorité accordée à la prise du pouvoir.

Seulement, aucun parti politique en France n'a une telle vue ; le parti communiste a renoncé à la dictature du prolétariat, qui ne serait, du reste, plus concevable ni applicable. Dans ces conditions, l'accès au pouvoir, qui donne la maîtrise des hommes, ne peut être que provisoire, si elle ne s'accompagne pas d'une maîtrise suffisante des choses, laquelle implique leur connaissance.

 

 

La maîtrise des hommes

 

Les hommes au pouvoir ont-ils vraiment l'autorité que leur donnent les textes juridiques ?

Le premier ministre n'a, pas plus que le président, autorité sur les groupes de pression, en état d'utiliser la force. N'étant inscrits dans aucune constitution, aucun texte juridique et disposant de la force, ces groupes ne trouvent de limites que dans les résistances de l'opinion, fort modestes ou dans leurs désaccords intérieurs. Tous ces pouvoirs, de fait ou de droit, s'entrechoquent, troublant le fonctionnement de ce qu'on peut appeler démocratie, sans jamais la supprimer durablement. L'homme politique peut sourire, en relisant la division des pouvoirs de Montesquieu. Ces nouveaux pouvoirs sans texte, il ne peut les aborder de face; c'est seulement dans l'intimité entre deux hommes que peut naître une façon de vivre, une façon de continuer.

Mais les illusions du public sont extrêmes sur le pouvoir et constamment renouvelées.

 

 

La maîtrise des choses

 

L'homme politique connaît-il bien les choses qu'il est appelé à gérer et à modifier ? Entouré de techniciens, qui, en général, connaissent bien leur secteur, il ne les écoute que d'une oreille semi-distraite, tant il songe, cet homme, bien plus aux connaissances qu'ont, sur le même sujet, ses électeurs, ses collègues, l'opinion.

Pendant la grande crise des années trente, un ministre a répondu au statisticien qui lui donnait des chiffres (de baisse) relevés dans les magasins : "Je ne pourrai jamais m'en servir, personne ne me croira, à commencer par ma femme".

La vérité fait toujours peur ; le puissant Cavanna écrit bien : "Le danger quand on médite c'est qu'on comprend des trucs". Danger ? C'était aussi l'avis de cette jeune étudiante "enragée" de mai 1968 à laquelle des amis conseillaient de réfléchir : "Réfléchir, non car je m'embourgeoiserais". Illusion profonde ; vous ne vous embourgeoiserez pas mais serez en position d'avancer.

La distance entre les hommes et les faits ne faisant que s'étendre avec le temps, la complexité des relations et la puissance des groupes, le pilote réputé tout-puissant, ne peut qu'évoluer, nous allions dire naviguer, entre les écueils, en évitant aussi bien l'effondrement de la monnaie que les barrages de routes.

 

 

La lame de couteau

 

Si l'on pouvait toucher successivement et classer les 35 millions de Français adultes, selon leur position socio-politique, comme on le ferait par rang de taille, aucune solution de continuité n'apparaîtrait; au contraire, apparaîtrait au centre une masse assez compacte de gens qui ne souhaitent aucune violence et aspirent, dans la continuité, à une plus grande justice, par des mesures sociales ne brisant rien dans leur vie ; attitude d'autant plus affirmée que chacun se place dans l'échelle sociale ou économique à un niveau relatif inférieur au sien.

Tout autre est l'aspect proprement politique : du fait du scrutin uninominal et de la puissance des mots, la France semble coupée comme un fruit par une lame de couteau. Placés devant divers problèmes concrets, Jean Jacques Servan-Schreiber et Robert Fabre les traiteraient sans doute de façon peu différente, surtout si leurs avis ne devaient pas être publiés. Mais la force considérable en France des mots droite et gauche s'est encore accentuée depuis que la droite est dénoncée comme faisant corps avec le grand patronat.

Il n'en a pas toujours été ainsi ; lorsque, avant la guerre les paysans représentaient 35 % de la population active, un parti radical pouvait jouer le rôle de chauve-souris et assurer une certaine stabilité (non ministérielle, bien sûr), accompagnée d'une étonnante souplesse. La presque disparition du petit paysan a modifié notre destin : la masse de Français du centre existe toujours, mais ne peut plus se manifester, en particulier au régime de scrutin uninominal.

Les partis de gauche ont vu, en général, l'avenir leur donner raison. Une exception importante : les questions économiques. Le seul fait de prononcer ce mot de ralliement inhibe la réflexion.

 

 

Les hommes de gauche connaissent-ils les faits ?

 

Chez les électeurs, la réponse n'est pas douteuse ; les enquêtes du C.E.R.C. sur les questions les plus simples ont montré la grande distance entre les faits et les hommes. Il suffit, du reste, de lire les journaux politiques, pour connaître tout au moins les faits tels qu'ils sont donnés aux militants, à ceux qui ont une conscience politique. Même dans la presse d'information, les rédacteurs veulent avoir bonne conscience et bonne réputation, ce qui les conduit à pencher.

Il reste à savoir ce qui est connu plus haut, chez les parlementaires dans les états-majors. N'y a-t-il pas des économistes de premier plan dans les deux grands partis ? Assurément, seulement ils ne sont pas en démocratie intérieure. En fin de compte toute conversation avec une personne ayant un certain engagement révèle d'étonnantes déviations dans la connaissance des faits, toujours dans le même sens, dues le plus souvent à une étude imparfaite des documents et, ici encore, au souci de bonne conscience intérieure et de bonne réputation à l'extérieur :

 

- Surestimation de la masse des revenus du haut de l'échelle

- Surestimation des capacités pratiques de production inutilisées

- Surestimation de l'élasticité de production

- Surestimation de la facilité de combattre les défauts

- Sous-estimation des revenus réels du bas de l'échelle

- Sous-estimation du déficit de la balance des paiements et surtout de son évolution future

- Sous-estimation du laxisme et de ses dommages

- Sous-estimation de l'illusion des comptes en argent et non en richesse.

 

Devant tout fait, quel qu'il soit, ces hommes et surtout les intellectuels et plus encore les économistes tremblent de peur à l'idée de se séparer de leurs camarades politiques.

Le résultat est sinon bien connu, du moins bien clair. Reprenons le film.

 

 

Les cinq virages de gauche à droite

 

Depuis la fin de la première guerre, 5 chambres ont été élues à gauche :

- 1924 Cartel des gauches Herriot Blum.

- 1932 Cartel des gauches Herriot Blum, renforcé.

- 1936 Front populaire.

- 1946 Tripartisme communistes, socialistes, M.R.P.

- 1956 Socialistes et radicaux Guy Mollet, Pierre Mendès-France.

 

Deux ans après, ces cinq chambres ont viré à droite :

- 1926 ministère Raymond Poincaré.

- 1934 ministère Doumergue, puis Flandin.

- 1938 ministère Daladier - Paul Reynaud.

- 1948 ministère A. Marie, puis Queuille.

- 1958 gouvernement de Gaulle.

Les 4 premières fois, le revirement a résulté de l'échec financier et économique. Dans la 5e, les questions économiques ont joué aussi leur rôle.

Ces échecs n'ont pas résulté d'une erreur de doctrine, mais d'erreurs sur les faits. La bonne volonté était totale, les intentions excellentes, mais l'échec fatal.

Cette fois-ci des précautions ont été prises : non seulement le parti socialiste est plus discipliné que l'était le parti radical, mais il a pris des engagements formels. La lame de couteau doit rester bien aiguisée.

 

 

Les rôles dans le drame

 

Dans ce drame séculaire, nous voyons des conservateurs qui ne savent pas conserver et des progressistes qui ne savent pas trouver la voie du progrès. Modifier l'ordre social, introduire plus de justice, moins d'inégalités ? Oui, seulement il y a deux catégories de Français : ceux qui ne veulent pas et ceux qui ne savent pas.

La fortune des classes supérieures a toujours été faite des erreurs de ses adversaires. Dans cet ordre confus, nous voyons souvent une interversion des rôles, presque logique :  

- ceux qui seraient techniquement les plus aptes à modifier l'ordre social, sans rien détruire, sont les conservateurs. Ayant plus de sang-froid, plus de connaissance de la machine, ils pourraient pousser assez loin son changement ; mais ils sont en perpétuel état de contraction ;  

- inversement, les mesures de franc redressement ne peuvent plus être prises que par des hommes venant de partis avancés. Imagine-t-on Mme Tatcher réduisant en Angleterre de 10 % le pouvoir d'achat des salaires, dans les professions dures ? Qu'il s'agisse de lutte contre les abus du chômage ou de l'assurance maladie, contre le travail noir et même en faveur de la natalité, toute mesure impopulaire ne peut être prise que par un gouvernement populaire, dans le drame évidemment.

 

 

On demande des traîtres

 

Ce drame sera d'autant plus sévère et les chocs d'autant plus violents que les hommes de tête resteront impassibles sur les rails de leur convoi. Mourir selon les règles. Reprocher quoi que ce soit au grand nombre n'a pas de sens ; ce grand nombre n'a aucune responsabilité, mais il suit des hommes et des idées.
Au contraire, tout individu parvenu à un certain degré de l'échelle sociale et qui possède quelque chose, fortune, crédit, pouvoir, réputation, etc., et qui refuse d'en mettre une parcelle au service du bien public manque à son devoir élémentaire. Et cependant, ce sont les autres, ceux qui quittent leur rigidité, qui seront appelés traîtres, du moins dans le moment.
L'histoire du monde n'est qu'un long conflit entre la pureté et les communications. Qu'elle est belle dans sa robe blanche, dans sa droiture, la pureté, mais c'est elle, plus encore que la cupidité, qui est responsable des grandes horreurs de l'histoire, guerres de religion, inquisition, croisades, guerres civiles, massacres. Préférons lui les communications, l'ouverture.

 

 

Enchevêtrement des pouvoirs

 

Les pouvoirs sont, en France plus enchevêtrés que jamais. Le Président et le Parlement ont chacun leur pou voir et sont élus à des dates différentes et de façons différentes. Aucun parti suffisamment homogène ne peut espérer avoir plus de la moitié des sièges au Parlement. Par suite, il faut constamment trouver des façons de vivre, en s'entendant avec d'autres, en sacrifiant.
Une des naïvetés les plus poussées et les plus fréquentes consiste à accuser les hommes politiques de jouer double jeu. C'est cependant le propre de la politique en démocratie. Tout parti non extrémiste a, en effet, des adversaires à sa droite et à sa gauche. A tout le moins, a-t-il lui-même une droite et une gauche de sorte que l'homme qui agit, qui décide, ne peut pas employer par tout le même langage pour expliquer ses actes et surtout pour convaincre.
Depuis vingt ans, nous vivons sur la lancée exceptionnelle de de Gaulle : vingt ans, cela ne s'était jamais produit et cela ne risque guère de se reproduire, si les institutions restent libérales. Mais, comme en montagne après une longue période de surface plane, des cascades sont à attendre et déjà les augures parlent de situations inextricables.

 

 

Y a-t-il des situations "sans solution" ?

 

La France s'est déjà trouvée sur le plan politique dans des situations plus difficiles qu'aujourd'hui et donnant à penser qu'il n'y avait "aucune solution".
En 1934, par exemple, après le 6 février et la démission de Daladier, la vacance apparaissait si cruelle que plus d'un homme d'expérience annonçait le désordre croissant, une lutte inévitable entre le fascisme et un communisme révolutionnaire. Dans ce désarroi, la République a trouvé, dans une campagne du Midi, un homme retiré, fort médiocre, mais qui avait l'avantage d'avoir été président de la République et surtout de changer les esprits. Et la mythologie de s'en emparer; " L'ermite de Tourne feuille, le sage de la garrigue, etc. Cet homme providentiel a été acclamé, dans un délire, comme un sauveur, à son arrivée en gare de Lyon; l'ordre social a été d'autant plus vite réparé que les Français n'avaient, dans leur grande majorité, aucune envie de se battre, mais presque aussi vite, les Français se sont aperçus que ce sauveur ne savait rien faire et, en tout cas, ne savait pas lutter contre la crise économique, qui s'accentuait de mois en mois.
De nouveau, en été, a reparu alors la menace de guerre civile ou de néant politique par " impossibilité de trou ver une solution ". Et, un beau jour, a été annoncé au pays que, dans cette Chambre de gauche, P.E. Flandin représentant du grand capital formait un gouvernement, avec l'appui d'Édouard Herriot chef du parti radical socialiste. Celui-ci a même trouvé la formule imagée du vieux sage se tenant auprès "du jeune chef". Une façon de continuer, c'est tout ce qui est cherché, en de telles occasions.
Les hommes politiques ne constituent en rien une maffia ; ils se détestent aussi cordialement que possible, mais ces querelles se terminent par une annonce, devant le rideau, de la nouvelle pièce que l'on prépare.

 

 

La démocratie n'existe pas encore

 

Il fut un temps où la séparation de l'Église et de l'État, la politique extérieure, etc., dominaient les esprits. Bien qu'il subsiste dans ces domaines de nombreuses occasions de mésentente, les difficultés économiques sont si pressantes aujourd'hui qu'elles l'emporteront fatalement. Les Finances n'ont certes été que bien rarement en France un sujet de satisfaction et de tranquillité, mais il s'agit maintenant de bien autre chose.
L'institution du régime parlementaire n'a pas mis à l'épreuve la démocratie, parce que celle-ci n'existait pas; les classes sociales ne pouvaient guère s'exprimer sous la férule de l'étalon or. Dès que celui-ci a été abandonné, les épreuves ont commencé. Devant les groupes professionnels, pouvoirs de fait sans responsabilités, le Parlement et le gouvernement se sont trouvés désarmés.
Il en a résulté une série de facilités, de libéralités, dont la "légitimité" n'est jamais en cause, mais le mot légitime est vide de sens, puisque l'ensemble des "légitimités" dépasse de loin les possibilités physiques du pays.
Tout est possible dans un pays, excepté de consommer durablement plus de richesses, plus de marchandises qu'il n'en produit. Mais cette évidence n'apparaît pas dans les comptes en espèces monétaires et l'immense leurre, l'immense erreur se poursuivent.
1978, vingt ans après cette année 1958, qui a donné à tant d'hommes tant d'espoirs, sera une année difficile et ces difficultés ne s'arrêteront pas le 31 décembre parce que la démocratie n'existe pas encore. Quel que soit le résultat des élections, le divorce entre les hommes et les faits va causer les dommages qu'il porte en ses flancs.

 

 

Le Programme commun

 

Le Programme commun surestime, comme toujours, les capacités productives, illusion assez largement partagée à droite notamment par le patronat. Un relâchement des POLITIQUES 271 disciplines actuelles doit entraîner une accélération de la hausse des prix portée à 15 ou 20 % sinon plus et une certaine reprise de la production industrielle, à condition que les crédits extérieurs retardent quelque temps la cessation de paiements. Peu de Français savent aujourd'hui ce qu'est le Fonds monétaire international; leur nombre augmentera sensiblement comme il l'a fait en Italie.
Le principal atout réside dans une prise de conscience. L'idée actuelle du pactole est si ancrée dans les esprits (pas de test plus éloquent que les croyances quasi mystiques des syndicats de l'enseignement) qu'une expérience est nécessaire. C'est seulement lorsque le fond sera touché, dans l'amertume, que des mesures positives, propres à améliorer le sort des Français, pourront être envisagées.

 

 

Savoir se diviser

 

La droite a toujours tendance à préconiser l'union nationale; mesure éminemment conservatrice. L'erreur est profonde. C'est seulement devant un ennemi extérieur qu'elle peut s'imposer. La démocratie ne consiste pas à s'unir, mais à savoir se diviser. L'unanimité, le plein accord, sont un mauvais signe.
Savons-nous nous diviser ? Réponse négative, puisque aucune des deux moitiés de la population ne joue son rôle, ne tient sa partie. Voici une adresse à chacune d'elles.

 

 

Aux favorisés

 

Que vous essayiez de défendre vos positions le mieux possible n'est que trop naturel ; là n'est pas le grief. Seulement vous les défendez mal. Un proverbe chinois dit: " Lorsqu'un poisson pourrit, cela commence par la tête. "Vous qui avez trop de droits, pour ne pas avoir de devoirs, vous qui avez intérêt au maintien de l'ordre existant, vous avez la première responsabilité du laxisme et des dom mages qui vont en résulter, y compris la criminalité.
S'il y a, dans une démocratie, un devoir sacré pour ceux qui sont en haut de l'échelle, c'est bien le devoir fiscal: la communauté. Ce devoir collectif, non seulement vous ne l'avez pas respecté individuellement, mais vous avez fait de ce non-respect un mode de vie, une sorte de religion.
Vous exaltez le système de la concurrence qui est, en quelque sorte un allégement, une justification de la propriété capitaliste, par les progrès qu'elle permet et vous multipliez les efforts pour vous y soustraire.
Vous avez non seulement fait pression sur les pouvoirs publics pour avantager les privilégiés de la voiture, au temps où ils ne constituaient que le 1/4 supérieur de la population, mais vous avez volontairement, ostensible ment, violé les lois et règlements qu'il s'agisse de stationnement, de logement plutôt, dans les villes, ou de vitesse en rase campagne, au mépris des vies humaines et excité, par votre propagande, l'insurrection des privilégiés. Cet anarchisme bourgeois ne pouvait qu'ouvrir la voie à un anarchisme "anarchique", à un refus d'autorité.
Et lorsque vous avez redouté pour vos biens, vous n'avez pas réprouvé avec la violence qui s'imposait, les capitaux déserteurs, alors que les déserteurs de l'armée sont poursuivis sans clémence. Comment vous étonner, vous indigner, si le reste de la nation vous suit dans l'incivisme et dans la fronde ?

 

 

Au monde du travail

 

Voyant le régime bourgeois en train de se disloquer, vous n'avez pas trouvé d'autre attitude que la brigue de biens matériels, à la faveur de cette dislocation, sans pro poser une autre façon de vivre (confondant naïvement le gouvernement et la nation) ni chercher à accroître les ressources du pays. Donnant la préférence aux individus, vous allez assécher la collectivité. Il ya contradiction entre votre idéal et vos pratiques, entre vos objectifs et les moyens de les atteindre. Les dégradations qui résultent de votre action vont, tôt ou tard, se retourner contre vous. En outre, vous n'avez pas cherché à savoir et ce reproche s'adresse particulièrement aux enseignants, dont c'est précisément le métier, la raison d'être.
Une cause magnifique, mal défendue.

 

 

Aux non-manuels

 

Vous vous plaignez volontiers d'un ordre social défectueux, dont vous bénéficiez, même au bas de votre échelle. Dans vos bureaux, où les heures de travail ne sont ni excessives, ni pleinement respectées, à l'abri des rigueurs du climat, où l'absence est fréquente, pour une légère indisposition, n'oubliez-vous pas quelque peu ceux qui sont, dans le bruit, attelés à la chaîne, pour produire vos vêtements, vos voitures, vos skis, ceux qui, dehors hiver comme été, Français et étrangers, construisent vos maisons, ceux qui pour assurer votre nourriture, se courbent sur la terre dans les jardins et les champs, taillent la vigne dans le vent glacial de décembre, se réchauffant de temps à autre les doigts dans leur poche, soignent leurs animaux le dimanche et même les jours où leur état de santé conseillerait le repos ?
Du reste, vous avez tous, non sans raison, cherché à vous insérer dans les professions abritées, combien plus supportables.

 

 

Tout est en jeu

 

La mêlée confuse qui commence est appelée à durer. Les affrontements initiaux ne sont pas propices au recueillement suffisant pour que le pays reprenne le sens de ses intérêts. Ce qu'il faut souhaiter, c'est un choc propre à rompre, sans de trop vives souffrances, ce que l'ironie des mots appelle le charme et à provoquer un besoin intense et quasi démesuré de lumière et de réflexion.

 

 

© Alfred Sauvy, in La tragédie du pouvoir : quel avenir pour la France ?, Calmann-Lévy, 1978, pp. 262-274

 

 


 

 

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