Ce texte délicieux et même facétieux, écrit par un homme qui allait bientôt tomber - il n'avait pas quarante ans - sous les balles de la Milice, c'est une incroyable fraîcheur qui vient à notre rencontre... Mais, pour le goûter pleinement, il faut posséder quelques connaissances "mondaines", et donc avoir un certain âge.
Allez, j'en risque une, je vais encore me faire bien voir : pour faire preuve de tant d'humour et de tant de détachement, il faut être protestant, quelque part... Et puis, je vois d'ici que plus d'un Grenoblois, lisant cela, se représentera la Place de Verdun, et son ancienne effervescence !

 

 

Aux temps de l'instabilité ministérielle, j'ai pu demeurer quarante mois rue de Grenelle. Depuis que la continuité gouvernementale a été érigée en dogme, les ministres de l'Éducation nationale - redevenus ministres de l'Instruction publique - se suivent à toute allure et ne se ressemblent pas. Après de courtes apparitions du professeur Rivaud et du sénateur Mireaux, vint le doyen Ripert, celui-là même qui déclarait dans son discours de rentrée en octobre 1938 : "J'aime l'étudiant qui, sachant que des jeunes gens de son âge sont, dans leur pays, chassés à cause de leur race et de leur religion, fait une place à côté de lui, sur son banc, au camarade qui n'est pas de sa religion ou de sa race". Après le doyen Ripert, voici maintenant M. Jacques Chevalier, doyen de la Faculté des lettres de Grenoble. Ce M. Chevalier me rappelle un souvenir trop pittoresque pour que je ne le raconte pas à l'instituteur détenu, condamné à six mois de prison pour distribution de tracts subversifs, qui fait les cent pas avec moi ce matin sur le chemin de ronde, semblable à la passerelle d'un immobile vaisseau de pierre.

M. Jacques Chevalier est un philosophe. C'est aussi un spécialiste des choses d'Espagne... Un jour de 1937, les journaux annoncèrent qu'il avait été chargé par le général Franco de préparer un plan de réorganisation de l'enseignement espagnol. D'ordinaire, les universitaires n'acceptaient pas une mission officielle d'un gouvernement étranger sans s'être assurés au préalable de l'agrément de leur propre gouvernement. Précaution élémentaire. Simple règle de décence nationale. Or, M. Chevalier ne s'en était point soucié. Sa conduite était d'autant plus inopportune qu'on se trouvait alors en pleine guerre civile espagnole, source d'assez de difficultés politiques pour qu'on n'en suscitât point d'inattendues. Je téléphonai au recteur de Grenoble et le priai de provoquer les explications de l'intéressé. Quelques heures plus tard, il me rappelait, ayant vu M. Chevalier. M. Chevalier démentait avec énergie.

Malheureusement, le lendemain, un journal grenoblois publiait une interview de M. Jacques Chevalier, recueillie plusieurs jours auparavant et dans laquelle le doyen de la Faculté des lettres commentait longuement la charge délicate dont il venait d'être investi, en définissait l'esprit, analysait à sa manière ce que devait être la collaboration franco-espagnole. Cette fois, je fis venir M. Chevalier à mon cabinet et lui tins un langage assez rude. À ma grande surprise, je vis un homme pâle et balbutiant, prodiguant les explications, les dénégations, les regrets. L'interview était fausse. Il n'avait tenu aucun des propos qu'on lui prêtait !

Je ne pus cacher mon scepticisme :

"Si grande que soit l'imagination des journalistes grenoblois, dis-je, je ne puis croire qu'elle ait inventé de toutes pièces cet entretien. Avez-vous bien réfléchi que votre attitude risque de faire congédier par son directeur l'innocent reporter qui affirme vous avoir vu et interrogé ?"

Cette perspective ne parut pas effrayer M. Chevalier. Comme un enfant, il continua à nier : étonnant système de défense qui indigna le journaliste... Ce dernier exhiba le texte de l'interview, écrit de la main même de M. Chevalier. Mais celui-ci ne se démonta pas pour si peu, en contesta les virgules, et quand, plusieurs semaines plus tard, MM. Gaston Jèze et Bernard Fay s'étant signalés par des incorrections de même nature, je pris une circulaire prescrivant qu'aucun universitaire français ne pourrait accepter une mission officielle d'un gouvernement étranger sans l'autorisation de son ministre, il n'hésita pas à s'associer à certaines protestations contre "cette atteinte intolérable aux libertés universitaires".

Lorsque le doyen de la Faculté des lettres regagna sa chaire, au lendemain de l'incident, les étudiants de Grenoble firent imprimer et collèrent sur les murs de la ville le papillon que voici :

"Monsieur Maurice Chevalier, le fantaisiste bien connu, tient à faire connaître qu'il n'a rien de commun avec M. Jacques Chevalier, doyen de la Faculté des Lettres. M. Maurice Chevalier n'est pas l'ami des assassins de Guernica et il ne se dégonfle jamais".

 

 

© Jean Zay, Souvenirs et Solitude, Journal, 6 janvier 1941

 

 


 


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