Alain Finkielkraut a été élu à l'Académie française jeudi 10 avril 2014. Le Nouvel Obs, à la pointe du combat contre cette élection, n'avait pas cessé de produire des articles parfois assez fouillés et faisant mouche (la manie de lancer des citations à tout bout de champ), mais trop souvent hargneux, s'interrogeant si ce n'était pas le FN qui entrait à l'Académie (!!), voire même déplorant "une tragédie pour la culture" (!!) ! Toujours dans la nuance, comme on le voit, l'hebdo à bobos ! Et "Finkiel", qui avait eu le courage d'affirmer, en juin 2009, que la France n’était pas une "auberge espagnole”, a su avec magnanimité clouer le bec à ses détracteurs, jeudi dernier 28 janvier, lors de son Discours de Réception...
Quoi qu'il en soit, voici un court extrait de son Journal pour l'année 2001, texte qui aborde, presque à bâtons rompus et sans pédantisme aucun, nombre de sujets contemporains. Ici, il s'agit du "conflit israélo-palestinien", dont notre auteur parle à partir d'un "appel" qu'on l'avait invité à signer... La réponse est cinglante !

 

"Penser sur le mode de la hantise et non du système. Préférer l'insistance de l'émotion à l'exhaustivité de l'inventaire. Plutôt que de m'évertuer à tout couvrir, effectuer des prélèvements. Extraire le mémorable du flot de l'actualité... Tenir les détails en haute estime" (A. Finkielkraut)

 

"Combien d'années, de décennies faudra-t-il pour que ceux qui parlent et agissent au nom des droits de l'homme analysent le conflit israélo-palestinien comme un fait colonial ?"

Le troisième millénaire commence pour moi avec cet appel reçu au courrier et signé, entre autres, par Étienne Balibar, Pierre Vidal-Naquet, Rada Ivekovic, Michel Surya, Alain Prochianz.

"Nous soutenons la lutte du peuple palestinien jusqu'à ce que tous ses droits soient respectés", déclarent solennellement les pétitionnaires. Respectés par qui ? Par Israël bien sûr. Personne (pas même les intéressés) ne rappelle jamais que la Jordanie était partie intégrante de la Palestine avant d'être confiée à la dynastie hachémite, ni que ce royaume s'est approprié jusqu'à la guerre des Six-Jours, et sans autre forme de procès, le territoire alloué aux Palestiniens par le partage de 1947, ni enfin que ces derniers constituent toujours la majorité de la population jordanienne. Au vu de cette amnésie généralisée, on est fondé à dire que leur identité nationale et leur popularité mondiale se nourrissent exclusivement du face-à-face avec l'État juif. Mais peu importe en vérité : j'apporterais moi aussi un soutien total à la lutte du peuple palestinien si celle-ci avait l'indépendance pour finalité et pour conséquence le démantèlement des colonies juives installées sur son territoire : qu'y a-t-il de plus choquant, de plus absurde (et de moins sioniste) que ces ghettos armés ?

Seulement voilà : en refusant de signer la paix qui faisait droit à leur désir d'État, les Palestiniens (ou, au moins, leurs représentants) ont clairement signifié qu'ils revendiquaient autre chose. Quoi ? Le droit au retour. Comme les Juifs, dans leur patrie libérée ? Vous n'y êtes pas : en Israël. Ils voulaient sortir du face-à-face non par la séparation, mais par l'étreinte.

Combien d'années, combien de décennies faudra-t-il à nos progressistes pour prendre acte de la singularité du conflit israélo-palestinien ? Car enfin, les peuples colonisés n'ont jamais remis en cause la légitimité des métropoles ni a fortiori programmé la lente absorption de celles-ci dans une entité où ils finiraient par être majoritaires. Ils luttaient pour leur État, non pour s'installer dans les frontières de l'État dont ils subissaient le joug. Ils ne revendiquaient pas la double appartenance. Ils ne voulaient pas à la fois partir et rentrer, rompre et revenir. Ils ne jouaient pas sur les deux tableaux du divorce et de l'habitation commune. Le modèle de la sortie d'Égypte leur interdisait d'ériger la puissance coloniale en terre promise. Sauf à choisir une tout autre logique que celle de la reconnaissance ou de la décolonisation, le désir d'avoir un chez-soi implique la renonciation (mutuelle) au droit d'être chez soi chez l'autre. Mais, précisément, et malgré l'eau qui a coulé sous les ponts depuis le congrès de Bâle, toute la question est de savoir si les Juifs sont chez eux en Israël. On croyait cette question résolue par les accords d'Oslo. On se trompait. La page du refus n'est pas tournée. Et le Liban prévient : il veillera scrupuleusement à l'exercice du droit au retour en exigeant, dès sa promulgation, le départ des Palestiniens qui vivent sur son sol. Si le Liban est imité, ce sont des centaines de milliers de Palestiniens qui seront chassés demain des pays frères par solidarité avec leur juste cause ...

 

 

Mais rien n'entame nos progressistes. Rien ne les fait douter. Pour réparer ses crimes, et d'abord celui d'être né, Israël ne doit pas seulement se retirer des territoires conquis en 1967, il lui faut partager sa souveraineté sur ceux de 1948... Quel nom donner à cette injonction et à l'inextinguible animosité dont elle témoigne ? Bien loin d'être des antisémites, nos progressistes se mobilisent, prêts à en découdre, dès qu'ils aperçoivent une croix gammée et, quand ils n'en voient pas, ils les plantent comme Coline Serreau dans le décor de sa mise en scène de La Chauve-Souris. "Haider ne passera pas !" fait-elle dire à Johann Strauss.

La fureur antisioniste se combine donc avec l'intransigeance antifasciste pour fixer à la vigilance de l'an 1 son double ordre du jour : intégrer le rejet de l'État juif dans la chanson de geste de l'humanité en marche vers la lumière et pourchasser sans pitié les fantômes du nazisme et de Vichy. Quelle vaillance ! Quel à-propos ! Quelle présence d'esprit et de cœur !

 

 

 

© Alain Finkielkraut, in L'imparfait du présent, Gallimard, 2002, pp. 11-14.

 

 


 

 

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