Il est possible que certains, trompés par une véritable propagande anti-Domenech, puissent difficilement imaginer que l'ancien bouillant journaliste du Méridional-La France, auteur de tous les maux de la terre, selon les tenants de la pensée unique, ait eu un cœur d'enfant. D'enfant d'extraction très modeste, qui plus est. Eh bien, cet hommage aux mères les détrompera. Peut-être. Je ne me fais aucune illusion. En tous cas, le texte est beau. Et noble.

 

 

0h ! l'amour d'une mère, amour que nul n'oublie,
Pain merveilleux qu'un dieu partage et
multiplie,
Table toujours servie au paternel foyer
Chacun en a sa part, et tous l'ont en entier
.

Victor Hugo

 

 

Tu n'es plus là depuis bientôt dix ans mais comment pourrais-je ne pas penser à toi en cette veille de fête consacrée à tous ces irremplaçables que sont les mamans ? N'est-ce pas justement parce que tu n'es plus de ce monde que tu me manques tellement et que je peux enfin oser te dire toutes les choses, que, de ton vivant, je n'ai jamais pu t'avouer. Car nous sommes ainsi faits, nous les hommes, que nous n'avons d'audace que pour nous battre et que nous demeurons toute notre vie timides pour aimer.

La société de consommation, qui sait ce qu'elle fait, a découvert le moyen de nous forcer à nous révéler pour honorer nos mamans sans rien avoir à leur dire, par le biais d'un petit cadeau plus ou moins cher. Il y en a pour tous les goûts dans toutes les vitrines depuis bientôt un mois, et leur valeur ne dépend pas de l'amour de celui qui offre, mais seulement de l'état de son portefeuille. Ce qui fait que je n'ai jamais pu te prouver matériellement toute la place que tu tenais dans mon cœur quand je t'avais encore. Aujourd'hui, je suis un peu plus riche que je ne l'étais. Seulement c'est toi, hélas, qui as disparu. Et il va me falloir, du coup, trouver les mots, ces mots qui ne venaient pas par une sorte de respect humain mal compris, et qui arrivent si difficilement encore. Peut-être parce qu'ils se bousculent dans ma tête, plus sûrement parce que je les trouve impuissants à traduire mes sentiments... Alors, de là-haut où je suis certain que tu continues à veiller sur moi, accepte-les tels qu'ils sont, toi qui vois maintenant ce qu'ils contiennent en vérité. Je te revois, 'man, à l'époque lointaine où tu me conduisais pour la première fois à l'école de la Capelette. Je sens encore le déchirement qui se fit en moi lorsque tu lâchas ma petite main pour me pousser vers cette porte qui marquait l'entrée d'un monde nouveau, effrayant d'inconnu. Depuis des semaines tu m'avais préparé à la chose, tu m'avais fait voir les copains que j'allais retrouver, tu m'avais amené dans les magasins sentir le cuir, et la moleskine des cartables, le vernis et l'ébonite des plumiers, la toile neuve des tabliers. Mais cela n'atténuait en rien la douleur de ce premier abandon. Pouvais-je imaginer, dans mon âme de gosse, que tu étais aussi malheureuse que moi ? Comme tu le fus si souvent de me refuser telle ou telle gâterie parce que tu ne pouvais pas ou parce qu'il ne fallait pas. Comme tu le fus de me punir quand je n'étais pas sage.

Il est vrai que nous vivions en un temps où les mamans ne se gavaient pas de lectures freudiennes et n'attendaient pas de " professeurs " patentés des conseils pour élever leur progéniture. Leur instinct leur suffisait, comme il suffit depuis toujours aux mères lionnes, aux mères louves ou aux mères poules. Prêtes à mourir pour leurs petits, sans jamais oublier cependant, que ces petits un jour deviendront grands et devront alors se défendre eux-mêmes dans un monde cruel pour les faibles et les inadaptés.

Est-ce mieux maintenant ? Je laisse le soin à un de mes successeurs, dans vingt ou cinquante ans, de l'écrire comme je le fais en 1975.

Je ne savais pas, 'man, les sacrifices que tu faisais pour nous élever dignement, tous les trois, avec le maigre salaire de papa. Je comprends seulement aujourd'hui à quel point tu devais te priver de tout pour parvenir à nous nourrir, à nous vêtir correctement, à nous donner notre petit dimanche, à nous payer le cirque une fois l'an, à nous conduire au cinéma de temps à autre, à nous faire faire la communion solennelle, à nous envoyer en colonie de vacances avec le patronage, à nous remplir les souliers pour Noël... Il n'y avait pas d'Allocations familiales et la Sécurité Sociale n'était pas ce qu'elle est devenue, mais jamais, jamais tu ne nous a laissé manquer du nécessaire, et tu t'es même débrouillée presque toujours pour nous donner un peu de superflu.

Et c'est parce que j'ai été heureux dans cette pauvreté ouvrière que je n'accepte pas, aujourd'hui, les excuses qu'une bourgeoisie blasée et dévoyée voudrait trouver à tant de voyous trop facilement décrétés victimes de la société alors qu'ils n'ont jamais manqué que de quelques taloches, de solides coups de pied au cul... et peut-être d'un peu de tendresse. Mais la tendresse, ce n'est pas une affaire de gros sous ni de législation !

Ah, 'man ! Comme tu serais choquée par ce qui se passe un peu partout dans nos villes depuis quelques années ! Et quelles réactions seraient les tiennes devant les attitudes et les paroles de certaines femmes du temps que nous vivons, toi qui fus notre esclave comme aucune femme d'aujourd'hui ne voudrait plus l'être sans doute, mais qui fus aussi notre reine comme aucune femme ne le sera plus jamais.

Je te revois, 'man, en ces heures terribles où tu compris que tu allais nous quitter sur cette terre, ton corps usé par le travail et la maladie ne te laissant plus en paix, sans qu'il y eût pourtant dans ton regard l'ombre d'un regret, l'ombre d'un doute. Sûre d'avoir fait tout ton devoir et attendant en toute sérénité de comparaître devant Dieu. Fière de voir tes enfants tirés d'affaire, seulement un peu inquiète cependant pour ton homme, pour notre vieux papa qui n'avait jamais été que ton quatrième gosse, en fin de compte. Car, comme toutes les femmes méditerranéennes, sous une apparence de douceur et d'humilité, tu étais le véritable chef de famille.

Si tu savais combien je t'ai aimée, 'man !

Et combien je regrette de ne pas te l'avoir mieux fait comprendre, quelquefois !

 

 

© Gabriel Domenech, Les lettres ouvertes de Monsieur Tout-le-Monde, Éditions DGDL, Marseille, 1983, 285 p. - Chronique du 24 mai 1975, pp. 81-83

 

 


 


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