Ce texte a beaucoup vieilli, certes (il est daté, qu'y peut-on ?), et nombre d'allusions à une ancienne situation géopolitique fleurent bon le suranné. Mais si on va au-delà de cet inconvénient, que de leçons à retirer de ces imprécations, de cette fougue "citoyenne", pour utiliser ce mot (trop) à la mode !

 

 

On est rentré les yeux au sol dans l'automne comme s'il ne devait plus finir. Une espèce de tristesse lourde s'abat sur le pays, paralyse les cerveaux et dessèche les courages. On voudrait que ce fût une indignation ; le désespoir a sa force. Mais c'est de langueur, d'impuissance, d'abstention que nous dépérissons. Le spectacle qui se déroule sur la scène intérieure multiplie les dégoûts et les ironies ; chacun de leur côté, d'innombrables Français ont l'impression de parvenir au dernier acte d'une tragi-comédie qui suit sa propre fatalité - mais ils ne s'en veulent point les acteurs.

Pendant ce temps, plus vite encore qu'après Versailles, et plus profondément, le monde se transforme : l'Asie fait sa rentrée dans l'histoire, l'Islam s'ébranle. Deux puissances, totalisant de formidables ressources, se partagent la diplomatie et la stratégie planétaire. On voudrait que dans ce bouleversement et cette épreuve la France pèse de tout le poids d'une nation saine. Renouvelée, unie sur l'essentiel, retrouvant la confiance en l'avenir, elle pourrait tenir dans le monde un autre rôle que celui d'une vieille personne qu'on invite par déférence dans les conseils importants, et dont on affecte de respecter les avis, pourvu qu'elle se laisse conduire docilement.

Si grave soit-elle, la situation internationale est mobile. Demain, elle offrira peut-être des chances que la France n'aura pas la force de saisir ni les moyens d'exploiter, parce qu'elle aura continué de s'alanguir parmi les bibelots de son passé. Il serait trop commode de se décharger de son impuissance sur l'un ou l'autre des deux grands États rivaux. Par la force des choses, il reste une marge de liberté à la politique française, mais elle n'en profite pas. N'entend-on pas cette humiliante leçon qui nous vient précisément d'Amérique, sous forme d'invitations agacées à moderniser nos entreprises et la mentalité de nos entrepreneurs ? Il faudra donc, demain, que nos puissants protecteurs interviennent pour que soit renouvelé un système fiscal suranné, pour que soient consentis quelques assouplissements au statut des peuples colonisés...

Apparemment indifférente, la politique française se hâte de reprendre les chemins tracés du temps où la puissance de notre pays donnait à ses querelles intérieures un retentissement universel. Réarmement allemand, guerre du Vietnam, vétusté de nos habitations, de nos structures rurales et industrielles… il en fut à peine question dans les récentes campagnes électorales ; mais s'il faut reprendre la vieille bataille de l'instituteur et du curé, alors on se retrouve chez soi, dans la France éternelle, mère des révolutions et fille aînée de l'Église.

Il serait facile de s'en prendre à des hommes. On trouve certes, à la direction de nos affaires publiques, des incapables, des grotesques et des corrompus - probablement pas plus qu'ailleurs. Et l'on cite aussi nombre de politiques intelligents qui ont su grouper autour d'eux des spécialistes compétents et dévoués. Mais sitôt dans la machine, les voilà paralysés, contraints de suivre le cours des choses et de signer des ordonnances qu'au fond d'eux-mêmes, ils désapprouvent. Pourquoi cette incapacité du pouvoir ?

Les institutions sont bloquées. Le régime, incapable d'agir dans les règles, ne se sauve plus que par l'astuce. Toutes les grandes questions sont escamotées : prix et salaires, politique atlantique, politique coloniale... Les députés n'en parlent pas aux électeurs, mais le gouvernement n'en parle pas non plus aux députés. La politique économique et financière, surtout, est conduite en pleine incohérence, sans aucun plan d'ensemble. Un ministre annonce en conférence de presse une "politique d'austérité", mais le gouvernement capitule, après quelques simulacres, devant des coalitions de producteurs, ou de grossistes, et l'on va, de milliards en milliards, sans plus même oser regarder devant soi.

Une réforme des institutions s'impose ; qu'elle figure au programme gaulliste n'est pas une raison de s'en détourner. Ce n'est certes pas en s'accrochant à de vieilles choses branlantes qu'on fera obstacle au pouvoir personnel. Remède nécessaire, certes, mais insuffisant, car le blocage des institutions trahit l'absence d'imagination et de volonté politique chez les hommes des partis, et un redoutable affaissement du sens de la communauté nationale. C'est ainsi que les partis de gouvernement ont dissimulé leurs divergences quand il s'est agi d'additionner les suffrages, pour s'y rejeter après que plusieurs millions d'électeurs leur eurent donné le mandat sollicité - qui était précisément de gouverner ensemble. De son côté, le Rassemblement gaulliste oppose démagogie à démagogie, racolant sur un programme incertain des couches diverses d'électeurs écœurés ; il se garde bien de leur révéler les sacrifices et les contraintes qu'entraînerait la politique militaire qu'il préconise. Et il prend son meilleur appui sur des hommes qu'a depuis longtemps dépassés l'histoire. Parmi nos hommes d'État, nous n'avons pas l'équivalent d'un Morrison qui déclare franchement qu'il préfère l'humiliation d'Abadan à la guerre ; et c'est vainement que, chez nos socialistes, on chercherait un Bevan.

Pourrissement, c'est dissolution, dissociation. Dans ce parlement, où pourtant aucun parti ne peut prétendre gouverner seul, chacun s'applique à survivre au mépris de l'intérêt commun. Exemple et justification pour un pays où chaque corps, chaque profession poursuit ses propres revendications, sans s'occuper de leurs incidences sur la communauté nationale : les évêques pour leurs écoles, les professeurs pour leur hiérarchie, les boulangers pour leur marge bénéficiaire...

À l'origine du système, un capitalisme, étriqué, qui ne subsisterait pas longtemps s'il ne s'appuyait que sur le mensonge et sur quelques exploiteurs. Mais il est dans sa logique de multiplier les bénéficiaires à mesure que s'accélère sa décadence. L'inflation est devenue moyen de gouvernement, non seulement parce qu'elle colmate les brèches des finances publiques, mais parce qu'elle procure à une foule accrue d'intermédiaires des profits immédiats et parfois même des rentes durables. Arme secrète du capitalisme à son déclin, elle le démocratise en quelque sorte et lui gagne de nouveaux alliés, d'ailleurs provisoires ; auxiliaire de toutes les corruptions, elle tend à achever dans les mœurs ce qu'avait commencé le capitalisme classique : la dissociation, pour ne pas dire la mise en opposition, du travail et du gain.

Tout cela, beaucoup d'hommes, dont certains occupent des postes importants, le reconnaissent en confidence, mais ils se taisent publiquement. Et non seulement ils se taisent, mais ils étouffent, ou laissent hypocritement étouffer les derniers journaux qui ont le courage de parler clair. Cette intolérance de la vérité, cette fuite dans la discipline de parti et dans les "nécessités de l'action", ce prétexte sans cesse allégué de l'impuissance de l'homme seul : autant de dérobades devant la réalité. Celui qui s'évade ainsi avance chaque fois de pertinentes excuses ; mais son raisonnement multiplié des milliers de fois ne fait qu'une vaste lâcheté.

Dans tous les domaines de la vie civique, on joue sur la peur, et on suscite le conformisme, son inévitable reflet. Presse, radio, cinéma s'acharnent à inspirer aux citoyens la terreur du lendemain, invoquant ici la bombe atomique et là les camps sibériens pour conclure de la même façon : par l'appel à une adhésion inconditionnelle. Dans ce concert, l'anticommunisme joue, bien entendu, sa partie privilégiée. Il permet de ravaler toute pensée indépendante, de compromettre toute velléité de résistance. Que le parti communiste lui-même ait donné à cette tactique l'appui de son impérialisme manœuvrier, n'empêche pas que l'on doive mettre en garde, une fois de plus, contre une obsession sciemment développée qui a trop servi, de 1938 à 1944, les partenaires de la trahison.

En vérité, jamais on n'avait poussé aussi loin la démoralisation des consciences. Une à une, on a renié les valeurs auxquelles les meilleurs de ce peuple avaient assez cru pour risquer volontairement la mort et la torture. À un pays hier dressé contre le fascisme, on demande de s'allier avec Franco et de considérer les divisions allemandes comme le plus solide rempart anti-bolchevik. La politique atlantique fait éclater ses contradictions qui harassent l'opinion. Comment, dans un monde ainsi falsifié, reprocher à notre peuple sa lassitude, cet écœurement qu'il tourne, à son habitude, en ironique indifférence ?

Si tant de Français se désintéressent de la politique française, c'est au fond qu'ils ont le sentiment de son irréalité. Tout, pensent-ils, se décide à Washington. Qu'y faire ? De plus puissants que nous tiennent en mains notre destin. En face d'eux, aucun gouvernement n'a osé affirmer les grandes lignes d'une politique française. C'est ainsi que cette nation de colonisateurs est colonisée à son tour, doucement, sans violence - situation dont les Français ne connaissent pas de précédent dans leur histoire et qu'ils refusent souvent d'envisager en face, mais qui secrètement les démoralise. Si la politique consiste à faire ce qui convient aux Américains, comment pourrait-elle intéresser des gens qui se persuadent trop facilement qu'ils n'ont plus le moindre pouvoir de décision sur leur avenir ?

Un peuple ne vit pas sans un minimum de valeurs communes. Celles qu'avait suscitées la Résistance ont été compromises à nouveau dans le grand mensonge de la démocratie bourgeoise. Au nom de quel idéal, se lèverait un peuple quand se renforce l'oppression économique et s'étale la corruption politique, quand on trompe cyniquement les peuples d'outre-mer ? Cette dilapidation des valeurs nationales, on en constate les pires ravages dans la jeunesse ; elle fait une nation sans cohésion et sans foi, que ne ranimeront pas les sergents recruteurs de l'armée européenne.

Cette impression d'irréalité s'aggrave encore dès que le citoyen confronte aux problèmes concrets de sa propre vie ce que les journaux persistent à lui présenter comme les événements de son histoire. Qu'y a-t-il encore de commun entre nos soucis quotidiens et les dosages électoraux ou parlementaires dont on compose les manchettes et les gros titres ? Qu'y a-t-il, surtout, dans le cirque morose de la politique actuelle, qui puisse être un instant pris au sérieux par une conscience quelque peu attentive à la véritable situation de l'homme d'aujourd'hui ? Tandis que le monde de la pauvreté, le monde de la misère, sur toute l'étendue de la planète, est peu à peu repoussé dans les ténèbres inférieures, des dialogues qu'on appellerait académiques s'ils n'étaient presque toujours d'une étonnante vulgarité de ton, se poursuivent dans des Assemblées plus dérisoires qu'elles n'ont jamais été. Pas un instant, il n'est possible d'accepter l'imagination d'une humanité poursuivant plus bas sa course au désespoir, et la moindre attention aux faits oblige à conclure qu'on ne réformera pas une société parvenue à ce point d'incohérence et d'iniquité. Cependant, on parle d'autre chose, de choses conventionnelles, qui n'ont aucun rapport avec la réalité de notre tragédie contemporaine, et moins encore avec la ténacité des aspirations et des espoirs humains.

L'indifférence générale envers la vie politique peut être un symptôme alarmant, lorsqu'elle incline l'opinion vers un anarchisme de fait, qui dénie toute valeur aux questions de politique. Mais ce même instinct, lorsqu'il s'insurge obscurément contre une politique déviée de ses fins authentiques et indigne de son nom, n'est pas sans manifester une sorte de santé paradoxale. Il faudrait s'inquiéter plus encore, si les citoyens se passionnaient réellement pour ce qui n'est plus qu'un jeu inconsistant, une farce triste. Ils sentent parfaitement que l'institution politique n'engrène plus sur le réel et tourne à vide, sans exercer aucune influence notable sur les événements qu'elle n'enregistre même plus ; et elle en exerce moins encore sur les solutions urgentes que réclament les problèmes vitaux de la nation et de l'humanité. Cette désaffection, cette séparation croissante entre l'institution et le pays, rappellent étrangement l'état de la France à la veille de 1789. Mais avec cette différence importante que le mouvement de pensée appelant à un autre avenir n'a pas, aujourd'hui, de foyer vivant en France même.

C'est donc au delà d'un mécanisme artificiel et faussé qu'il faut se situer pour agir sur une politique qui, avec tout son irréalisme mensonger, peut nous entraîner dans l'irrémédiable. Des rassemblements s'imposent pour ranimer l'opinion, pour faire échec aux menaces immédiates. Syndicats, organisations pacifistes, mouvements de jeunesse reçoivent, du fait des circonstances, le mandat de dégager une volonté nationale et de préserver, avec la paix, les chances d'une communauté française ; car la carence des institutions et des partis appelle le fascisme, et accroît les risques de guerre. Enfin, il faut inlassablement regrouper tous ceux qui refusent de céder aux entraînements de la peur, refaire le tissu national, susciter partout des noyaux et des amitiés dont la vitalité élémentaire est le premier obstacle au pourrissement.

C'est une entreprise patiente et sans lyrisme ; elle trouvera son efficacité lointaine si elle s'accompagne d'un retour rigoureux au réel. Cela exige un effort de pensée : pour déterminer d'abord les questions, d'ordre social, économique, pratique, qui peuvent et doivent être affrontées ; pour approfondir, ensuite, une notion de l'homme où il reconnaisse à la fois ses besoins immédiats, ses engagements personnels et collectifs, son épanouissement spirituel, et cette soif de communauté, de justice, de travail récompensé, dont il meurt s'il n'en peut vivre. Ces tâches-là sont révolutionnaires ; car la vraie révolution consiste à mettre en contestation l'irréalité d'un monde illusoire, pour retrouver la profondeur du monde des vivants.

 

© Albert Béguin, in Esprit, n° 11, livraison de novembre 1951

 

 


 

 

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