Cette "note", complètement mise sous le boisseau et pour cause, met carrément les pieds dans le plat d'une exception française (une de plus). Et la situation, "qui n'est pas durablement tenable" selon Choussat, tient pourtant encore. Jusques à quand ? Pour combien de temps encore, pourrons-nous garder "la tête dans le sable" ? Car le personnel politique se caractérise par un déficit certain de lucidité, et plus encore un manque évident de courage.
Il est à remarquer que la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire d'État sur deux partant à la retraite, que le président Sarkozy avait imposée durant son quinquennat (s'il avait été réélu, il envisageait de faire aussi appliquer ce système aux agents territoriaux) découle directement des préconisations de la note. Et comme l'avait prédit l'auteur, on sait combien cette perspective a été jugée "dramatique" par les fonctionnaires...

 

 

"En 1981, on embauchait 250 000 fonctionnaires de plus ; en juin 1983, le président dénonce la prolifération administrative..."

(Jean-Marie Domenach, Lettre à mes ennemis de classe, p. 15)

 

 

Paris, le 25 septembre 1997

 

Note pour le ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie

 

 

Objet : brèves réflexions sur l'emploi public

 

 

Depuis plus de vingt ans, la montée régulière du chômage commande la vie politique française (et européenne). Toutes les controverses, tous les programmes, toutes les alternances politiques tournent autour de ce pivot. D'innombrables recettes ont été essayées, des sommes considérables ont été englouties dans la création de systèmes d'aide sans cesse aménagés, complétés, corrigés, des garde-fous ont été mis en place pour limiter les phénomènes d'exclusion, le tout sans résultats notables, à ceci près - qui n'est pas négligeable - que la "révolution" que d'aucuns prédisaient naguère lorsque la France approchait du... million de chômeurs ne s'est pas produite, ni d'ailleurs à deux millions, et pas plus à trois millions.

Il serait bien optimiste de penser que la réflexion sur cette situation s'est beaucoup développée depuis vingt ans : les tenants d'une diminution du coût du travail, d'une baisse des charges sociales, d'une réduction des impôts, d'une plus grande flexibilité de l'emploi continuent de s'opposer aux partisans d'une réduction sensible de la durée du travail, d'un alourdissement de la taxation des revenus financiers et d'une relance par la consommation. Nul ne doute que le match va continuer.

Peut-être le moment va-t-il venir où il apparaîtra de façon aveuglante que le match ne se déroule pas sur le bon terrain. La question centrale n'est pas d'épiloguer sans fin sur l'art et la manière de développer l'emploi privé, il est de s'intéresser enfin, sans concession et sans complaisance, à l'emploi public. Tous ceux qui ont longtemps cru - et croient parfois encore, malgré bien des déconvenues - aux vertus de la gestion publique doivent avoir la lucidité et le courage de reconnaître que la gestion des administrations et des entreprises publiques a fait faillite. Pour les entreprises publiques, le constat est suffisamment accablant pour qu'il soit inutile de le développer : Crédit lyonnais, Comptoir des entrepreneurs, Crédit foncier, GAN, Air France, SNCF, SFP, etc., parlent d'eux-mêmes. La déroute est telle qu'on en vient à penser avec effroi qu'elle n'épargnera pas, tôt ou tard, les plus beaux fleurons du secteur public, à savoir EDF-GDF et France Télécom, sans parler de La Poste ou des caisses d'épargne. Ce n'est peut-être qu'une question de temps.

Au milieu de cette débâcle, les administrations sont restées impavides. Bénéficiant de l'immense privilège de ne pas tenir des comptes, elles sont évidemment dans l'incapacité d'en rendre... Du haut en bas de la hiérarchie, des agents les plus modestes aux directeurs, des syndicats aux ministres, personne n'a tressailli ou amorcé une autocritique en assistant à la tragique débandade des entreprises publiques, pourtant génétiquement cousines. Personne n'a imaginé qu'il y avait probablement davantage de scandales cachés à l'intérieur des administrations qu'il n'y en a eu de révélés à l'extérieur. La seule différence, c'est qu'ils sont diffus et échappent aux projecteurs. Il n'est pas impossible toutefois, pour peu qu'on le veuille, de jeter les premières bases d'un bilan critique, en souhaitant que d'autres s'emploient à faire enfin des administrations un véritable sujet de réflexion et d'étude. Il n'est que temps.

Selon l'Insee (Annales statistiques de la fonction publique,1992), l'ensemble de la fonction publique comptait près de 5 millions d'agents en 1990. Ce chiffre (qui a sans doute encore légèrement progressé depuis cette date) comprend les effectifs de la fonction publique d'État (ministères civils et Défense: 2 860 000), ceux de la fonction publique territoriale (1 265 000), enfin ceux de la fonction publique hospitalière (815 000). Il représente plus de 20 % de la population active et constitue dès lors un élément majeur de la compétitivité - ou de la non-compétitivité - de notre économie. D'où la seule question qui vaille : la fonction publique a-t-elle ou non contribué à améliorer la productivité globale de la nation ? Il est permis d'en douter si l'on examine l'évolution de la situation depuis une vingtaine d'années, c'est-à-dire depuis le début de la crise, en 1974-1975.

Depuis vingt ans, tous les ajustements économiques et sociaux rendus nécessaires par l'aggravation de la crise, par l'ouverture des frontières européennes, par la mondialisation de l'économie, par l'essor de nouvelles technologies, ont pesé exclusivement sur le secteur privé. Dans un contexte économique marqué par des licenciements, des plans sociaux, des baisses de salaire, des blocages de promotion, des délocalisations, bref par une recherche frénétique de productivité par les entreprises, les effectifs publics ont tranquillement continué à croître: 570 000 en plus de 1975 à 1980, 386 000 de 1980 à 1985, et encore 112 000 de 1985 à 1990, soit plus d'un million d'agents supplémentaires (on observera simplement - faible consolation - que, contrairement à une légende, les augmentations massives d'effectifs ne sont pas dues aux socialistes, mais à leurs prédécesseurs : le taux de croissance annuel moyen a été de 3,2% entre 1960 et 1970, de 3,1% entre 1970 et 1980, et de 1,1% "seulement" entre 1980 et 1990). Dans le même temps, le pouvoir d'achat des fonctionnaires (y compris le "glissement vieillesse technicité" - GVT - c'est-à-dire l'effet de l'ancienneté) s'améliorait régulièrement, sous l'effet, entre autres, de mesures catégorielles de grande ampleur (protocole Durafour notamment).

La rigueur salariale apparente imposée à la fonction publique au cours des toutes dernières années a contribué à entretenir l'idée communément admise que les fonctionnaires seraient moins bien payés que leurs homologues du secteur privé. L'équation tacite sur laquelle repose depuis toujours la gestion publique (sécurité de l'emploi + moindre productivité = rémunérations plus faibles) serait donc respectée.

Cette équation a probablement été vérifiée jusque vers la fin des années 70. Elle ne l'est plus aujourd'hui, même si le secret de ce bouleversement fondamental a été bien gardé. Une étude menée en 1994 par des experts indépendants a démontré que la rémunération des non-cadres de la fonction publique (c'est-à-dire les agents des catégories B et C) était, à responsabilités égales, sensiblement supérieure à celle de leurs homologues du secteur privé : "Les neuf grades de fonctionnaires étudiés sont mieux rémunérés que leurs homologues du secteur privé, les différences s'étageant entre + 6 % et + 23,6 % (...). Pour la catégorie C, plus on est en bas de l'échelle des grades, plus la surrémunération par rapport au secteur privé est forte (+ 19,3 % à + 23,6 % pour les grades de début). Pour la catégorie B, l'avantage de la fonction publique est là aussi très net : entre + 15 % et + 16,3 %". Les résultats de cette étude ont été validés par l'administration, qui les a ainsi résumés : "Les non-cadres de la fonction publique sont nettement favorisés, surtout pour les basses qualifications". La nouvelle équation est donc désormais la suivante : sécurité de l'emploi + moindre productivité = rémunérations supérieures.

Cette équation n'est pas durablement tenable, d'autant qu'elle constitue une nouvelle "exception française". L'étude visée souligne en effet qu'en Grande-Bretagne "les rémunérations publiques sont inférieures - ou égales tout en bas de l'échelle - à celles de la fonction privée" ; aux États-Unis, "les grilles salariales font apparaître un écart par rapport au privé de - 10% à - 25%, une partie de cet écart étant comblée par des surclassements ou des primes spéciales" ; en Espagne, "les rémunérations sont au niveau du secteur privé pour les très faibles qualifications, 15 % à 25 % au-dessous du privé pour les niveaux intermédiaires" ; en Allemagne, "du haut en bas de l'échelle, les salaires publics sont nettement au-dessous du privé (de l'ordre de - 25 %".

Au vu de ce constat d'ensemble, il est temps de poser les bonnes questions, plutôt que de s'égarer dans des impasses. La question la plus urgente - et, il faut bien le dire, la plus gênante pour un gouvernement, surtout de gauche - n'est pas de savoir s'il faut abaisser ou non le coût du travail privé, d'alléger ou non les charges sociales privées, de rétablir ou non l'autorisation administrative pour les licenciements privés, d'innover ou non une fois de plus dans la création d'aides nouvelles à l'emploi privé, etc. ; elle est de savoir à quel rythme il est possible de réduire les effectifs publics, quels peuvent être les ressorts d'une amélioration de la productivité publique, quelle doit être la politique salariale publique... Il est tout à fait vain d'imaginer que l'on parviendra à améliorer la compétitivité de notre économie, à relancer la croissance, à résorber les déficits tant que l'on continuera à ignorer superbement les enjeux qui s'attachent à la principale entreprise du pays, employant 5 millions d'agents et plus de 20% de la population active.

Ce n'est pas le lieu ici de détailler les mesures qui pourraient être prises pour redresser la situation. Disons seulement, au risque de soulever un tollé, que les sureffectifs de la fonction publique sont au minimum de 10 %, soit 500 000 agents (soit un coût minimal de l'ordre de 150 milliards, équivalant à la perte du Crédit lyonnais, à ceci près que ce coût est un coût répétitif annuel). Ajoutons aussitôt qu'il suffirait, pour résorber cet excédent en dix ans, en se fondant sur un turnover de l'ordre de 4 % par an, de ne remplacer que trois départs en retraite sur quatre. Une telle perspective, que les fonctionnaires jugeront évidemment "dramatique", serait probablement considérée comme un plan social "idyllique" par les salariés de Renault, de Peugeot ou de telle ou telle grande banque. Toujours deux poids et deux mesures... Jusqu'où faudra-t-il aller pour que nous prenions conscience de notre extrême singularité ?

Versons une nouvelle pièce au dossier. Il s'agit d'une étude de l'OCDE, portant sur la "variation entre 1979 et 1995 du nombre de chômeurs, d'inactifs, d'emplois privés et publics en pourcentage de l'augmentation de la population d'âge actif (15-64 ans)". Résumons ses constatations : chaque fois que la population d'âge actif a augmenté de 100, les pays du G 7, pris dans leur ensemble, ont créé 68 emplois privés, 11 emplois publics, 18 chômeurs, et 3 inactifs ; l'Allemagne affiche respectivement 32, 10, 34 et 24 ; quant à la France, elle a détruit 18 emplois privés et créé 27 emplois publics, 45 chômeurs, et 46 inactifs... Voilà le bilan de quinze ou vingt ans d'une politique de l'emploi qui a superbement ignoré la sous-productivité chronique de l'emploi public.
Dans ce contexte, la décision du gouvernement de créer 350 000 nouveaux emplois publics laisse perplexe, moins dans son principe même (pourquoi en effet ne pas tenter d' "activer" des dépenses "passives" ?) que par la formidable ignorance dont elle témoigne sur l'état actuel de sous-productivité de l' "entreprise administrative". Manifestement, l'heure de vérité, qui a déjà sonné pour les entreprises publiques, est différée pour les administrations. Plus dure sera la chute...

Mais le plus grave est encore ailleurs. S'il est aisé de tourner la page des entreprises publiques en les privatisant, il l'est infiniment moins de trouver les remèdes appropriés pour améliorer de façon significative la productivité de l'administration. En se refusant à poser le problème dans ses vraies dimensions, les gouvernements successifs, de droite ou de gauche, ont pratiquement interdit toute réflexion sérieuse sur le sujet : il n'y a pas, à ma connaissance, un seul endroit dans l'État où ce dossier ait été effectivement ouvert et traité avec l'extrême attention qu'il mérite. Le terrain est quasi vierge, alors qu'il aurait fallu préparer de longue date l'extraordinaire reconversion des esprits qui s'imposera tôt ou tard. Tous ceux - ils sont hélas ! de moins en moins nombreux - qui croient aux vertus de la gestion publique devraient se mobiliser pour la sauver du désastre qui s'annonce : au rythme où vont les choses, il ne faudra pas s'étonner qu'à l'horizon de dix ou quinze ans des pans entiers du service public aient disparu. Les hôpitaux publics auront été ramenés à la portion congrue, la Sécurité sociale sera largement privatisée et l'enseignement public lui-même - qui sait ? - aura perdu sa position privilégiée. Il est temps de sortir la tête du sable.

 

 

© Jean Choussat (1934-1998), Inspecteur général des finances, Directeur du budget au ministère de l'économie et des finances (1981-1985)

 

 

Complément : Trop de fonctionnaires

 

Saisissante coïncidence. Il y a quelques jours, au moment même où la Cour des comptes dénonçait les impérities dans la gestion des régimes sociaux, les syndicats de fonctionnaires en appelaient à la grève. En d'autres termes, ceux-là mêmes qui, en vertu de la gestion paritaire instaurée à la Libération, sont coresponsables d'un considérable gaspillage supporté par la collectivité tout entière décrètent une grève parce que leurs adhérents sont prétendument soumis à un régime sec en matière de pouvoir d'achat. Pourtant, par le miracle du glissement vieillesse technicité (GVT) et de la récente augmentation accordée par Alain Juppé, le pouvoir d'achat des fonctionnaires devrait augmenter en 1996 bien davantage que dans le privé.

Plus généralement, comme l'explique Pierre Le Gaillard, directeur de l'Institut technique des salaires (ITS), "alors que le secteur privé était le roi des années 70, il a été détrôné par le secteur public". D'où un vertigineux effet de ciseau entre ces deux univers : le secteur public cumulant aujourd'hui un pouvoir d'achat globalement supérieur (hors catégorie du top management) et une sécurité statutaire ô combien précieuse dans le contexte actuel.

Le discours politique est décidément schizophrène. D'un côté, l'obsession affichée de toutes parts est la lutte contre le chômage. De l'autre, aucune voix ne s'élève pour affirmer qu'aujourd'hui, quand plus d'un actif sur sept est au chômage, quand plus d'un actif sur cinq est dans une situation de précarité, ceux qui bénéficient de la garantie de l'emploi sont des privilégiés.

Le discours sur les acquis est certes bien orchestré par les "responsables" syndicaux. Qu'ils défendent leurs ouailles avec la rage de protecteurs d'espèces en voie de disparition s'explique aisément. Ils sont payés pour ça. Mais n'est-ce pas le rôle du politique, investi pour incarner l'intérêt général, de fixer le cadre de l'équité, en soulignant notamment que la plupart des salariés se posent la question de la survie de leur emploi avant de se préoccuper de l'évolution de leur pouvoir d'achat ? Pour l'immense majorité, cadres compris, il n'y a pas d'acquis qui tiennent.

Ce type de discours suscite une levée de boucliers au nom d'arguments pourtant mythiques. D'une part, les fonctionnaires seraient les boucs émissaires d'une croisade "populiste" : condamnation sans appel ! Ils seraient en fait mal payés et trop peu nombreux, comme en témoigne l'exemple des infirmières ou autres policiers. C'est prendre la partie pour le tout. Il y a dans la plupart des services publics une évidente pléthore de fonctionnaires, sur laquelle nul n'ose véritablement s'interroger, par crainte de réactions syndicales ou sous couvert de lutte contre le chômage. Pourtant, la compétition, condition sine qua non de l'emploi, s'entend globalement : tout secteur non compétitif maintenu en vie (hormis les cas justifiés par les impératifs du service public) pèse sur la collectivité tout entière, au détriment de l'emploi.

D'autre part, considérer les fonctionnaires comme des privilégiés serait dresser les populations les unes contre les autres : avec ce genre d'argument, seul l'immobilisme prévaut, puisque toute réforme remettant en cause certaines situations avantageuses oppose fatalement ceux qui en profitent à ceux qui en pâtissent. La recherche du consensus est donc un non-sens, ce qui ne remet en cause ni les consultations ni les négociations mais implique fermeté et courage.

Tenir ce discours politiquement incorrect, c'est offrir un contrepoids au refrain des acquis sociaux scandé par les syndicats, qui raisonnent comme si la France pouvait se payer le luxe du gaspillage et de l'immobilisme.

La réaction des gouvernants face à la grève et aux revendications du secteur public dans les mois à venir sera un test primordial pour savoir si la France emprunte enfin la voie du changement structurel, tant attendu depuis la campagne présidentielle.

 

© Géraud de Vaublanc, consultant et enseignant à Paris XIII, in Le Monde du 10 octobre 1995

 

 


 

 

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