Ce quart de siècle passé à l'exclusif service du Grand Jacques (comme l'on dit, par antiphrase) se lit sans ennui, et la légitime acrimonie du chauffeur-mémorialiste (on n'en dévoilera pas les raisons dans le cadre de cet article ; disons, rapidement, un tour de saligaud joué par Chirac et surtout son épouse) à l'endroit de son auguste patron est assez discrète pour ne jamais lasser.
Observateur privilégié du couple Chirac (un "mariage de raison") durant ce long laps de temps, Jean-Claude Laumond laisse transparaître dans son "livre thérapie" une évidente admiration pour celui qu'il a conduit sur toutes les routes de France ; tant il est vrai qu'il peut parfois y avoir un grand homme pour son valet de chambre.
En revanche, il est loin d'éprouver un sentiment analogue envers l'épouse, aimablement qualifiée de "marionnette accrochée à un sac à main" (ce qui ne l'empêche pas, apparemment, d'être d'une méchanceté et d'une dureté peu communes).
Certes, avec un tel personnage à la "vitalité" débordante, on ne saurait éviter quelques secrets d'alcôve, mais Laumond se fait relativement discret, s'il ne cèle pas les "siestes réparatrices" de Chirac, soit à Matignon, soit au dernier étage des bureaux du RPR, rue de Lille, "lieu de délassement où défilaient ses sympathisantes : leur foi militante s'accommodait de l'absence de galanterie du hussard".
Ainsi, on n'est pas étonné d'apprendre que celui qui fut qualifié, à raison, de "roi fainéant" par son successeur dépensait une énergie rare lorsqu'il s'agissait de mettre son phallus au vert, pour reprendre le mot de Koestler (dans Le Zéro et l'Infini - on a des Lettres, ou on n'en a pas ;-)). En cela, il s'efforçait paraît-il d'égaler les records mitterrandiens, dont il ne cessait d'admirer les (supposées) prouesses. On se souvient par exemple que, fin août 1997, lors de l'accident dont fut victime la Princesse Diana, le Président Chirac fut introuvable : il était allé passer la nuit "ailleurs"...
Car l'élément le plus intéressant de ce récit, c'est sans doute la fascination de Chirac pour Mitterrand, devant qui il devenait à peu près un petit garçon - nous le savions, mais sans doute est-ce mieux de le lire, sous la plume d'un témoin privilégié...
Il se trouve, enfin, que cette mise en ligne coïncide avec une actualité assez brûlante, piquante en tout cas. La voiture de Madame Chirac n'a-t-elle pas été arrêtée, le 27 février dernier, alors qu'elle roulait en sens interdit, dans une rue proche de la place de la Concorde ? Le gendarme qui a commis cet évident sacrilège en a entendu, des vertes et des pas mûres. Par bonheur, ce représentant de la loi, que dis-je, ce manant, est resté inflexible. Et Madame Chirac a dû poursuivre à pied, tandis que son chauffeur (ce n'était pas Jean-Claude Laumond !) entamait une manœuvre de demi-tour, pour se retrouver dans le bon sens de circulation. Ces gens-là, mon bon Monsieur, se croient tout permis...

 

Ces "Vingt-cinq ans avec lui" sonnent comme le récit des illusions perdues d'un homme... qui y a cru jadis... qui s'est engagé, qui a servi par conviction comme par devoir, et dont on a fini par bafouer et le sens du devoir, et la force de conviction"

(A. Laumond - épouse de l'auteur)

 

 

[...] Laumond, me lança un jour le Patron, vous méritez le Mérite national.

- Quand je partirai, Monsieur...

Il promit et, ma foi, tint sa promesse : j'eus donc la consolation paradoxale d'être sacqué sans avoir démérité.

 

La campagne de 1988 fut la plus dure de toutes celles que j'ai vécues avec Chirac. En 1995, il aurait l'avantage d'être l'outsider - contre Balladur, que tous donnaient gagnant. Mais, en 1988, il luttait contre un vieillard fatigué mais pugnace, qui eut l'habileté de ne pas déclarer sa candidature pendant des mois, attendant le bon moment, le bon rapport de forces. Et Chirac, pendant ce temps, s'épuisait à diriger le pays et à lutter contre un ennemi qui refusait de dire son nom. Il retarda autant qu'il put sa déclaration de candidature - courant janvier. Mitterrand se décida au début de mars.

Ce fut une campagne à l'arraché.

Durant deux mois, nous n'avons cessé de sillonner la France en tous sens. Chaque jour, nous passions en moyenne deux heures dans un avion ou un hélicoptère. Sur chaque tarmac, une voiture nous attendait, et je reprenais la route. À ce train d'enfer, je finis par me perdre : un beau matin, en me réveillant dans l'hôtel d'une petite ville du Sud-Ouest, je descendis, hagard, à la réception, pour tâcher de savoir où j'étais. Il faut dire que nous descendions le plus souvent dans des Sofitel, dont la décoration, d'une région à l'autre, est quasi identique.

Encore une fois, le Grand bluffa tout le monde par son endurance. Il était maire de Paris, Premier ministre et candidat en campagne. Trois têtes sous le même bonnet. Chacun d'eux fumait vingt cigarettes par vingt-quatre heures - trois paquets par jour. J'avais arrêté de fumer en 1977, mais ce n'était pas le moment de lui suggérer une cure. Si bien que le coffre de la voiture était plein de cartouches et que je gardais en permanence un paquet sur moi.

Qui aurait pu prévoir l'issue du scrutin ? Qui aurait pu imaginer qu'une "génération Mitterrand", constituée de jeunes gens qui n'avaient même pas connu de Gaulle ni Mai 68, allait voter pour un homme âgé de soixante-douze ans ? D'autant que nous avions l'impression d'avoir le vent en poupe.

Ainsi, un jour, à Dinan, nous devions partir immédiatement en Corrèze. Mais le brouillard bloquait l'aéroport de Dinard. Le Grand se tourna vers moi :

- Laumond, on va faire le trajet en voiture. J'en profiterai pour dormir sur la banquette.

Je ne me rappelais plus la dernière fois où j'avais moi-même dormi.

- Si vous voulez, Monsieur, ai-je répliqué. Et moi, je dormirai aussi, de mon côté. Au volant. Comme ça, on se tuera, et tout sera dit. Je suis désolé, mais je refuse de vous faire courir un tel risque.

Il n'a pas insisté. Mais, pendant qu'il tenait son meeting, le vent s'est levé, le brouillard s'est dissipé, l'avion s'est envolé.

C'est la pierre de touche du métier : savoir dire non. A plusieurs reprises, j'ai encouru les foudres du chef de cabinet, voire de l'officier de sécurité, parce que je voulais (ou ne voulais pas) opérer de telle ou telle manière. Cela se terminait invariablement par la même réflexion désabusée de Chirac : "Laissez faire Laumond... "

Roger Romani voulut ainsi m'apprendre un jour comment rejoindre, par le plus court chemin, un restaurant situé près de l'École militaire, où nous devions déjeuner.

- Prenez par là, et puis par là...

Je me suis arrêté, carrément.

- Si vous voulez prendre le volant, Monsieur...

Chirac, hilare, me donna encore une fois raison.

- N'allez pas me l'énerver... Il est calme, en ce moment...

 

Les sondages concordaient et prédisaient l'élection de Mitterrand. Chirac, malgré tout, voulait y croire. Pasqua, d'ailleurs, qui savait à quel point on peut se fier aux sondages, ne cessait, comme il disait, de "donner de l'avoine à son poulain".

J'ai eu l'occasion d'apprécier, de près, comment fonctionnait Mitterrand - avec quelle "force tranquille" il allait vers la victoire. C'était un homme attentif à tout. Un jour, il sortit avec Chirac de l'Élysée et tous deux se rendirent à pied, en discutant, jusqu'à l'hôtel Marigny tout proche. Je les suivis, avec l'officier de sécurité. Au passage, Mitterrand me salua discrètement de la tête : il savait qui j'étais, il me le faisait savoir. L'espace d'un instant, j'avais l'impression d'être une vieille connaissance, alors que je n'étais que le modeste employé de base de son adversaire. C'était purement magique. Combien en ai-je connus qui déblatéraient sur son compte, assis sur la banquette arrière - le bureau des pleurs, comme je l'appelle -, mais qui, du jour où ils avaient été reçus par Mitterrand, ressortaient conquis, séduits, proprement roulés dans la farine.

Les rapports de Mitterrand avec Chirac évoquaient irrésistiblement ceux du maître avec son élève. Ce ne fut jamais plus manifeste que le jour du fameux duel télévisé entre les deux hommes. J'y assistai, dans une pièce de Matignon, et l'avis unanime de tous ceux qui étaient présents fut que Mitterrand avait gagné haut la main.

Ce débat me donna l'idée d'organiser, sinon une revanche, du moins une parodie. Et je proposai à Tourlier un duel à armes égales, qui eut lieu au restaurant Chez Françoise, à l'aérogare des Invalides.

Je m'étais ouvert du projet à Denis Baudouin, directeur général de la communication à Matignon, qui m'avait donné son aval. Peu après la soirée, fort animée et fort plaisante, qui s'était déroulée en présence de nombreux journalistes nous bombardant de flashs pour faire encore plus vrai, je racontai l'aventure au Patron et à sa femme.

Bernadette protesta avec véhémence. Mais Chirac me donna une tape sur l'épaule et dit doucement, comme à son habitude :

- Ce n'est rien, Laumond. C'était une très bonne idée.

 

Autant le Patron avait bien récupéré de son échec à la présidentielle de 1981, autant celui de 1988 fut dur à avaler. Chirac avait foncé comme un fou vers cette lumière, au bout du tunnel, que lui faisait miroiter son entourage. "C'est plié", ne cessait de lui seriner Pasqua, qui avait fini par se persuader lui-même que les sondages des RG avaient tout faux.

On sait ce qu'il advint : Mitterrand fut réélu dans un fauteuil, avec 54 % des voix. Mieux qu'en 1981. Il n'y avait même pas photo. Plus qu'un échec, c'était une déroute. Denis Baudouin me confia qu'il avait vu le Patron, immobile, dans le parc de Matignon, la larme à l'œil. Défait. Accablé (comme avait dû l'être Mitterrand en 1965 ou en 1974) par l'idée que les Français ne l'aimaient décidément pas.

L'image qui me reste du Chirac de cette défaite, c'est celle d'un homme mal rasé, errant en survêtement défraîchi, d'un bout de la journée à l'autre, comme le malade en permission de sortie d'un hôpital psychiatrique pour dépressifs chroniques.

La passation des pouvoirs, avec Michel Rocard, se fit à l'amiable. Les deux hommes se tutoient, ils se sont connus à l'ENA, et ils s'estiment. Mais, quand il s'engouffra dans la voiture, je vis le visage de Chirac se décomposer littéralement. Abattu. Chagrin. Frustré. Tendu d'une colère intérieure qui n'arrivait pas à s'exprimer. Tandis que je m'éloignais de Matignon, je me demandais s'il n'avait pas l'impression, en même temps, de s'éloigner définitivement des allées du pouvoir.

 

 

© Jean-Claude Laumond, in Vingt-cinq ans avec lui, Ramsay, 2001, 237 pages

 

 

 

PS. Dans le genre beaucoup mieux écrit et plus finement observé...

 

"Je commençais à mieux le connaître. Longtemps, Chirac avait été sous-estimé : on admirait sa vitalité, son dynamisme ; toujours à la recherche d'un chef de file à suivre, on le trouvait prêt à toutes les missions, à tous les dévouements envers ceux auxquels il avait décidé d'attacher son sort... Que de contradictions dans son esprit, pour moi indéchiffrable !
Travailleur appliqué mais sans imagination, faisant aisément siennes les idées des autres, venues d'ici ou de là, et en changeant tout aussitôt quand il l'estimait utile, il n'était pas encombré par les convictions... Homme politique remarquable par son endurance, son réalisme, sa capacité de travail et de contact, son intelligence des intérêts qu'il entend capter à son service, sa connaissance des réseaux ; remarquable aussi par ses qualités d'entraîneur d'hommes, son don de sympathie, sa cordialité spontanée, ses manières simples, sa capacité de s'adresser aux plus modestes, comme de plain-pied avec leurs joies et leurs soucis ; sa faiblesse, c'est d'être trop cynique, trop tourné sur lui-même, de n'avoir pas de convictions stables auxquelles se rattacher, ni une claire vision de l'avenir, de ne pas se soucier d'un minimum de cohérence entre ses positions successives, comme si la fin justifiait tout ; d'avoir grand mal à s'élever au-dessus de l'intérêt électoral à court terme lui qui, se voulant le chef de file de la droite, prit tour à tour parti contre Chaban-Delmas pour faire élire président de la République Giscard d'Estaing, puis contre Giscard d'Estaing pour faire élire Mitterrand, enfin contre Sarkozy dans son affrontement avec Hollande, comme si rien d'autre ne lui importait que lui-même, sa frénésie de pouvoir et ses rancunes".

 

© E. Balladur, in La tragédie du pouvoir - le courage de Georges Pompidou, Fayard, 2013

 

 


 

 

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