En ces temps de crise de la zone Euro, qu'il est agréable de lire cet article souriant, et sans prétentions (encore que...) !

 

Appeler "écu" la future monnaie de l'Europe était une jolie trouvaille. Écu était à la fois historique et poétique. Cela rappelait l'argent d'autrefois.

Cela suggérait que la vieille Europe était heureuse de son passé, qu'elle lui était fidèle, qu'elle se recommandait de lui. Cet "écu" faisait songer à l'écu des chevaliers, et la chevalerie, encore qu'on n'imagine plus guère ce que cela pouvait être, est un des grands moments de l'Occident chrétien.
Une chose m'étonnait malgré tout : c'est que l'on eût choisi ce mot qui désigne une monnaie française. Je n'osais pas y voir une gracieuseté à notre égard. Du reste, j'appris par la suite que E.C.U. étaient les initiales d'un machin anglo-saxon du genre  "European Currency Unit".. Mais enfin, pensai-je, tout le monde comptera en écus, et c'est un mot français qui circulera sur notre continent. Cela nous changera un peu.
L'écu n'aura pas vécu longtemps. C'est l'Allemagne qui l'a tué avec un argument remarquable : à savoir que la prononciation du mot ressemblait trop au vocable germanique kuh qui veut dire «vache». Pour faire plaisir aux Allemands (car ce sont des gens à qui on aime faire plaisir) on a remplacé l'écu par «l'euro». Il me semble que nous avons un argument aussi bon que les Allemands pour récuser cet euro qui est bien moche : il évoque pour les oreilles françaises le bruit malséant d'un renvoi d'estomac quand on a trop mangé.
Le dernier exploit de la commission européenne a été d'adopter le mot «cent» pour désigner la centième partie de l'euro. Il est évident qu'il s'agit d'une servile copie du cent américain, qui est la centième partie du dollar. Il faudra bien copier aussi la prononciation américaine et dire sennt, sinon on ne s'y reconnaîtra plus, du moins en France. Que signifierait pour un acheteur une phrase telle que : "cet article coûte cent euro et trois cents" ?
La commission européenne est quelque chose comme les rois nègres de jadis, qui étaient tout nus mais portaient un chapeau haut de forme pour ressembler aux Blancs. Elle veut que l'Europe soit le miroir de l'Amérique, comme les colonies étaient les miroirs de la métropole. Elle devrait aller jusqu'au bout. Pourquoi euro ? Pourquoi pas dollar, carrément ? Les Allemands ne s'y opposeraient pas, attendu que dollar n'est que la déformation de leur vieux thaler.

 

© Jean Dutourd, Le siècle des lumières éteintes, Plon, 2001, billet du 27 avril 1996, pp. 207-208].

 


 

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