Quelques exemples savoureux de la myopie congénitale de nos intellos de gauche (pléonasme), avec en vedette la tristement célèbre affaire Cesare Battisti... Pages rédigées voici sept années, et qui n'ont pas vieilli, hélas...

 

L’affaire Battisti, sur laquelle paraît un livre polémique, le confirme : nos penseurs continuent à voir le monde avec des œillères.


La scène se passe au Théâtre de l’Œuvre, le 26 juin 2004. Le cas Battisti défraye alors la chronique. Cet Italien est fixé en France depuis treize ans. S’étant fait un nom avec ses romans policiers, il est lié avec ce qu’il y a de plus à gauche dans le petit monde des lettres parisiennes. Mais il vient d’être rattrapé par son passé : ancien militant marxiste, il se trouve sous le coup d’une demande d’extradition que l’Italie a présentée pour deux crimes de sang qu’il a perpétrés au cours des années de plomb du terrorisme transalpin, et pour complicité dans deux autres assassinats. En 1981, alors qu’il était en prison, il avait été libéré par ses amis des PAC (Prolétaires armés pour le communisme). Sa cavale l’avait emmené jusqu’au Mexique, avant qu’il ne rejoigne la France où le pouvoir mitterrandien était réputé refuser les demandes d’extradition émanant de Rome. En 2004, son dossier ayant été relancé, l’écrivain - condamné à la prison à vie - est à nouveau réclamé par la justice de son pays. Du côté de Saint-Germain-des-Prés, c’est le branle-bas de combat : il faut sauver le soldat Battisti, généreux combattant anticapitaliste.

 

Au Théâtre de l’Œuvre, donc, un lieu pourtant habitué à toutes sortes de spectacles, la comédie jouée ce soir de juin 2004 vaut le détour. Sous une photo géante du héros, et sous le slogan «Résistances», Fred Vargas, Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy se succèdent à la tribune afin de proclamer leur solidarité avec Cesare Battisti. Mais il n’y a pas que des écrivains : Guy Bedos, Lio, Jacques Higelin, Miou-Miou et Georges Moustaki sont là aussi. Tandis que les orateurs stigmatisent le système pénal italien et ses lois «scélérates», les chanteurs, dans une ambiance Sorbonne-Mai 68, entonnent le grand air de la «révolution permanente».

 


Guillaume Perrault, un journaliste du Figaro, raconte l’épisode dans un livre à paraître le 3 novembre [Guillaume Perrault, Génération Battisti, Plon Préface de Gilles Martinet, 2005, 205 p.]. De son enquête, il ressort que ceux qui se sont engagés derrière Battisti l’ont fait parce qu’ils se sont «sentis mis en cause personnellement». «La plupart de ses défenseurs, remarque l’auteur, étaient prêts à cautionner tous les mensonges pour préserver leurs croyances et leurs souvenirs. La génération Battisti existe : ses membres ont “fait Mai 68″, sont aujourd’hui aux commandes - dans les milieux intellectuels, les médias, la politique -, et ils ne voulaient pas savoir».

Ils ne voulaient pas savoir. Ces œillères, le travail de Perrault apporte les preuves de leur existence. Et permet de ranger l’affaire Battisti parmi les grands moments où des intellectuels français, saisis par le prurit révolutionnaire, ont manifesté leur aveuglement face à la réalité. Depuis les années d’après-guerre où, comme un serpent fascine sa proie, la toute-puissance du Parti communiste fascinait la rive gauche, elle est longue la liste de ces manifestations d’hystérie collective où l’on a vu les mêmes méthodes se mettre en branle. Une campagne étant d’abord lancée afin de faire aboutir telle ou telle revendication, un bouc émissaire est désigné parmi les institutions : l’État, la police, la justice, l’armée, le patronat, etc. Pendant que les opposants éventuels - assimilés aux pires figures du mal, selon la technique de la reductio ad hitlerum analysée par Leo Strauss (philosophe juif allemand,1899-1973) sont délégitimés et voués à la vindicte générale, les défilés et les pétitions se succèdent. But : intimider l’opinion, impressionner le pouvoir. Quand l’autorité politique est forte, elle tient le coup. Quand elle est faible, elle cède devant l’assaut conjugué des marcheurs de la Bastille à la Nation et des pétitionnaires du VIe arrondissement.

En vertu du «sinistrisme immanent» naguère analysé par Albert Thibaudet, ce mécanisme est typique du tropisme à gauche de la vie politique française. Le phénomène connaît cependant des variables, qui tiennent à l’idéologie dominante du moment. La fin des années 40 et les années 50, on l’a dit plus haut, sont sous influence communiste. C’est l’époque où Aragon chante les louanges de Staline et où Emmanuel Mounier affirme que «l’anticommunisme est la force de cristallisation nécessaire et suffisante d’une reprise du fascisme». Pendant les années 60, l’heure est à l’anticolonialisme. «Abattre un Européen, écrit Jean-Paul Sartre, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé». Viennent Mai 68 et ses suites immédiates, où l’on entend ou lit un nombre incalculable de sottises. «Le fascisme d’aujourd’hui ne signifie plus la prise du ministère de l’Intérieur par des groupes d’extrême droite, mais la prise de la France par le ministère de l’Intérieur» : cette phrase de 1971 est signée d’André Glucksmann (qui ne tient plus le même discours). Dans une atmosphère fiévreuse et enfumée par le cannabis, Saint-Germain-des-Prés guette la révolution qui viendra du tiers-monde. Quelques années après la Révolution culturelle (5 millions de morts), Sollers assure que la Chine de Mao représente «espoir et confirmation pour les révolutionnaires du monde entier». En 1975, quand les Khmers rouges évacuent de force la population de Phnom Penh, Jean Lacouture y voit une «audacieuse transfusion de peuple».

Mais au début des années 80, les désillusions sont cruelles : le socialisme ayant partout apporté dictature ou pauvreté, les intellectuels de gauche se replient vers une sorte de protestation morale qui érige les droits de l’homme en critère absolu de jugement politique. C’est le temps de l’antiracisme triomphant, où il convient de s’afficher dans les cocktails en ayant épinglé sur son vêtement la petite main jaune des amis de Harlem Désir. «Tout ce qui est terroir, bourrées, binious, bref franchouillard ou cocardier, nous est étranger, voire odieux», clament Pierre Bergé, Georges-Marc Benamou et Bernard-Henri Lévy, dans le premier numéro de Globe, en 1985. Dix ans plus tard, le gouvernement de Jacques Chirac tente de prendre des mesures - pourtant timides - destinées à juguler l’immigration illégale. En 1996, lors de l’évacuation des clandestins enfermés dans l’église Saint-Bernard, Léon Schwartzenberg soutient que «les camions stationnés devant l’église rappellent ceux qui partaient pour les camps de concentration». C’est également à cette époque que Robert Badinter dénonce la «lepénisation des esprits», expression qui permet de diaboliser n’importe qui.

Concernant les guerres qui déchirent le monde, que ce soit dans les Balkans, en Afrique ou en Orient, c’est encore au nom de la morale que certains déterminent leurs jugements. Reste à savoir si les droits de l’homme font une politique extérieure, et si l’antibushisme suffit à concevoir une géopolitique cohérente.

Le multiculturalisme et le différentialisme post-soixante-huitards ont aussi conduit certains à nier qu’il pût exister un danger islamiste. «Ses positions méritent d’être débattues, explique en 2003 Michel Tubiana, le président de la Ligue des droits de l’homme, mais Tariq Ramadan avait tout à fait sa place au Forum social européen». Le leader fondamentaliste et José Bové venaient de se donner l’accolade à Paris. L’«altermondialisme», nébuleuse apparue avec les années 2000, non contente d’ouvrir des passerelles avec l’islamisme, recycle les thèmes qui furent ceux, il y a trente ans, du gauchisme, du pacifisme, de l’écologisme ou du féminisme. «Un vrai Mai 68 à l’échelle mondiale», se réjouit Bernard Kouchner.

En décembre 1995, la grande grève des cheminots illustrait le renouveau de l’extrême gauche. Les professionnels de la pétition ressortirent leur stylo : «Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l’égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, salariés du public et salariés du privé, immigrés et Français». Parmi les signataires de ce texte, on relevait le nom de Pierre Bourdieu. Mort en 2002, ce sociologue atrabilaire, néo-théoricien de la lutte des classes, a laissé des disciples. A Paris, il est toujours des idéologues qui cherchent à plier la vie intellectuelle et politique à leurs désirs. Le combat pour la liberté de l’esprit n’est donc pas - et ne sera sans doute jamais - terminé.

 

 

Jean Sévillia, in Le Figaro-Magazine, n° 19047, 29 octobre 2005, pp. 60-62

 

 

En contrepoint à cette opinion de J. Sévillia, peut-être n'est-il pas inutile de tirer de l'oubli le piquant commentaire suivant, dû à la plume d'un lecteur du Monde, et publié dans le complément "Télévision" du quotidien du soir, le 2 février 2002. Sous le titre "La révolution au salon", ce lecteur écrivait en effet :

 

"La mort du sociologue Pierre Bourdieu fournit aux médias l'occasion d'exhumer des archives. Ainsi la chaîne Arte a diffusé une conversation assez récente de l'auteur de Ce que parler veut dire avec le romancier Gunther Grass. À écouter ces deux vedettes de la vie culturelle européenne, j'ai été frappé par la vacuité des propos. Tout débat d'idées était évacué. Au-delà des jérémiades anticapitalistes, sur le thème rimbaldien de "l'horreur économique", il était navrant d'assister à ce dialogue entre deux sommités intellectuelles, incapables de théoriser leur critique épidermique du libéralisme. Ce discours de ressentiment, faute d'un effort abouti de la raison, n'est pas de nature à déstabiliser le mode de production économique des sociétés occidentales. Bien au contraire, il le conforte dans sa puissance impitoyable. Il échoue là où précisément le désespoir nihiliste des réseaux Ben Laden le touche au cœur.

De surcroît, on se pince, on écarquille les yeux lorsque le docte professeur du Collège de France et le glorieux Prix Nobel de littérature se plaignent, à deux voix, de ne pas disposer des médias nécessaires à la transmission de leurs travaux. Il est d'obscurs chercheurs et de maudits artistes qui aimeraient pouvoir jouir de telles caisses de résonance. La consécration par les institutions les plus prestigieuses des pays capitalistes n'y suffisait pas. L'accès au peuple leur manquait. Dès lors, le désir de visibilité sociale de Pierre Bourdieu et de Gunther Grass, derrière le masque torturé de l'un et la trogne soigneusement rustique de l'autre, reléguait au salon ce beau songe de révolution".

 

 


 

 

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