Environ 300 000 personnes sont employées par la Poste en France : autant qu'aux États-Unis, pays cinq fois plus peuplé (et plus étendu). Un exemple, parmi tant d'autres, d'une sous-productivité propre au service public à la française que, paraît-il, "le monde entier nous envie" (mais ne se hâte pas d'imiter !). J'extrais cette information d'un ouvrage fort bien informé, et dont je n'avais jamais entendu parler, jusqu'à ce que je le découvre sur les rayons d'une bibliothèque. Écrit par un énarque et polytechnicien, Bernard Zimmern (fondateur de l'IFRAP), cet ouvrage, désolant dans tous les travers qu'il dénonce, est positif par les solutions qu'il avance, comme par exemple faire payer aux syndicats les débordements dont ils sont responsables (après tout, je ne sais plus quel syndicat n'avait-il pas fait "payer" des sommes considérables à la chaîne Ikéa, "coupable" d'avoir ouvert ses magasins des jours "interdits" - par les syndicats ?) - et qu'ils sont nombreux, ces débordements ! Idée simple, naturellement, mais bien difficile à mettre en œuvre , dans cette France avachie, dont on a pu dire qu'elle était une Union soviétique ayant réussi. Réussi à quoi, voilà la question. Zimmern apporte la réponse : les syndicats visent "la fonctionnarisation la plus complète de la société française". Belle ambition, en effet. On apprendra aussi, dans le cadre du "forcès pa", si cher à l'Éducation nationale, que notre pays compte proportionnellement six fois plus de contrôleurs aériens (dont la "charge" de travail réelle tourne autour de vingt heures par semaine !) que les États-Unis. Au nom du sacro-saint alibi de la sécurité - mais le souci sécuritaire est-il moins assuré de l'autre côté de l'Atlantique ?
Toujours à propos de sécurité, les statistiques que présente Zimmern, sur la sécurité dans les chemins de fer, sont proprement renversantes, car tellement passées sous le boisseau chez nous. On sait en effet que chaque fois qu'un accident ferroviaire survient chez nos voisins britanniques, la litanie des plaintes s'élève sur nos ondes, d'une seule voix affligée : ah ! Naturellement ! Puisque les chemins de fer britanniques sont privés, la sécurité n'est pas assurée ! Or, Zimmern prouve qu'elle l'est assurée, au Royaume Uni, beaucoup mieux que chez nous : quatre fois plus de victimes en France, pour un trafic supérieur d'environ 50 %. Ce sont des pages qu'il faut lire, et méditer ! Naturellement, on ne s'étonnera pas que notre SNCF française ait la productivité la plus basse de tout le monde occidental : environ 5 000 voyageurs transportés, par an et par agent, contre plus de 50 000 au Japon !
Mais l'essentiel du livre est consacré à décortiquer les procédés utilisés par les syndicats œuvrant (si l'on peut dire) au sein du Ministère des Finances. Outre la belle productivité dont font preuve ces fonctionnaires (en Grande Bretagne, un vérificateur des impôts contrôle en moyenne 132 entreprises par an ; en France, un contrôleur de chez nous en contrôle moins de 10. Le Royaume Uni possède un peu plus de 3 000 vérificateurs, la France un peu plus de 5 000 - et les populations, on le sait, sont comparables), ce qui, après tout, n'est pas "méchant", il faut prendre connaissance du "travail" réjouissant de ces forcenés du boulot, dont Zimmern donne quelques exemples sur le vif, de la façon dont est reçu le public, de l'absentéisme, des menaces de grèves à répétition. Et dire que le chef de service qui aurait le courage (suicidaire) de s'opposer aux abus serait dans un premier temps montré du doigt, puis voué aux gémonies, rabroué par ses supérieurs, enfin mis sur la touche ! Bref, l'État démissionnaire est "otage d'un petit groupe d'individus sans scrupules". D'un petit groupe, quand on connaît le très faible taux de syndicalisation français (environ 10 % des travailleurs).
Quelle France ! Car lorsque Zimmern nous décrit par le menu le détail de la démission de Christian Sautter (ancien Ministre socialiste des Finances), on pourrait hélas appliquer le même schéma au remplacement de René Haby, à la démission d'Alain Devaquet, aux remplacements de Claude Allègre et de Luc Ferry... Alors, on peut se poser (après R. Fauroux, in Notre État) la question : "Appartient-il aux syndicats, ou au gouvernement, de définir l'organisation optimale du service public" ? J'avais comparé, un jour, avec un responsable syndical (qui m'avait discrètement sollicité), le nombre de mes enseignants m'ayant signifié leur intention d'user de la demi-journée d'information syndicale (je vous demande un peu : moins d'un jour sur deux de classe, et par dessus le marché des autorisations d'absence "syndicale" sur le temps de travail ! Et ça s'appelle une "conquête syndicale" !) et le nombre d'enseignants réellement accueillis par le dit responsable syndical, lors de sa réunion : moins d'un tiers ! Deux tiers des enseignants, passant outre la déclaration sur l'honneur, s'étaient défilés : tel était allé à la pêche ; telle était allée faire ses courses ; tel avait continué à bâtir sa maison ; telle autre avait passé l'après-midi avec son amant, nantie d'un alibi en béton (fourni par moi)... Ce que je n'ai pas dit au responsable syndical, qui était effondré, c'est que, d'une part, dès qu'il y a monopole pratiquement sans contrôle, il y a possibilité d'abus : la nature humaine est ainsi faite, et les radars automatiques, gendarmes à temps plein, sont les meilleurs garants de la sécurité routière ; d'autre part, quand on défend n'importe quoi, surtout l'indéfendable - ce qui est habituellement le fonds de commerce syndical -, alors il faut s'attendre à ce que le sens moral général en prenne un sacré coup.
Autrefois (il y a plus d'un siècle), on disait que les patrons exploitaient leurs ouvriers. Et c'était vrai. Les conquêtes ouvrières ont remis la dignité de tous à l'endroit. Mais on peut se demander si, aujourd'hui, ce ne sont pas les employés qui exploitent leurs patrons, et d'abord le premier d'entre eux, c'est-à-dire l'État. Et si vous ne souhaitez pas vous procurer l'ouvrage de Bernard Zimmern, vous pouvez toujours vous rendre sur le site de l'Ifrap !

 

 

 

Chapitre III - D'où vient l'argent ?

 

Contrairement à la légende, ceux qui défendent les travailleurs de l'administration ne sont pas pauvres. Mais le secret est bien gardé.

En effet un seul syndicat, la CFDT, depuis quelques années s'est fait un point d'honneur de publier ses comptes par souci de transparence. Leur examen révèle d'ailleurs que n'est publiée qu'une partie de ses ressources ; les 220 millions de francs annoncés pour l'année 2000 dont 104(1) de cotisations sont bien loin de couvrir les salaires et les charges sociales des 3 000 permanents dont il est crédité par des sources sérieuses(2).

Le mystère même fait naître les pires suppositions, s'appuyant sur une série d'histoires scabreuses, découvertes au fil du temps. Ce mystère est certainement profond. Thierry Desjardins, grand reporter au Figaro, dans un ouvrage remarqué sur l'enseignement(3), lui consacre une demi-page sur 251 en notant : "La FEN, qui revendique 180 000 adhérents […] est, pour les enseignants, d'abord et avant tout, un... empire qui pèse très lourd dans la vie économique du pays et qui n'a pas grand-chose à voir avec l'action éducative".

Il précise que le Comité de coordination des œuvres mutualistes et coopératives de l'Éducation nationale (le CCOMCEN) est une pieuvre tentaculaire. "Or, le CCOMCEN regroupe, entre autres, une banque, la CASDEN, une compagnie d'assurances, la MAIF, le troisième groupe français de vente par correspondance, la CAMIF, une mutuelle complémentaire de la Sécurité sociale, la MGEN, une caisse de retraite complémentaire, la MRIFEN, etc. Ces noms sont inconnus du grand public, mais la MGEN compte... 1,5 million d'adhérents, la MAIF 1,2 million, la CAMIF 750 000. Des chiffres sans commune mesure avec le nombre réel d'adhérents de la FEN et qui démontrent que la FEN "tient" d'une manière ou d'une autre et jusque dans leur vie privée la plupart des enseignants et leurs familles. 1,5 million d'adhérents à la MGEN pour 1,4 million de fonctionnaires de l'Éducation nationale et seulement 180 000 adhérents à la FEN !"(4)

On se souvient que le syndicat d'étudiants UNEF (Union nationale des étudiants de France) avait créé une mutuelle, la MNEF, qui gérait ses œuvres sociales et - c'est là le scandale - non seulement permettait de rémunérer grassement certains dirigeants du syndicat chargés de la gestion mais, à travers des sous-traitants surpayés, d'irriguer tout un réseau d'influences, notamment politiques. L'image de syndicats se finançant par des moyens occultes a été renforcée par la découverte de quelques affaires : celle de la caisse de retraite complémentaire, la CRI, dénoncée par l'IGAS(5) ; puis par la publicité donnée à quelques emplois fictifs, celui du chauffeur payé par le Crédit lyonnais qui, de 1980 à 1995, fut le chauffeur d'Edmond Maire, puis de Jean Kaspar et enfin de Nicole Notat, secrétaires généraux de la CFDT ; ou encore celui d'un garde du corps de Marc Blondel (FO) payé par la mairie de Paris. Qui peut affirmer que ces dérives ne touchent pas aujourd'hui tous les syndicats qui se sont emparés de l'État ?

Les exemples donnés par la presse - Le Nouvel Observateur(6) ou Capital(7) - de prélèvements occultes sont sur ce plan inquiétants : "frais de paritarisme" des caisses complémentaires de retraite, publicités aux factures gonflées et payées aux journaux syndicaux sans qu'il y ait un lien avec l'objet de l'institution, remboursement de formations bidon, commissions versées sous forme de stands gratuits par les entreprises clientes d'organismes que contrôle le syndicat, vacances à l'œil pour les principaux dirigeants syndicaux, etc.

Ceux qui seraient chargés du contrôle sont les inspecteurs de l'IGAS, mais chaque fois qu'ils sortent une affaire, elle est généralement enterrée. L'affaire de la CRI (Caisse de retraite interprofessionnelle) n'est venue à la connaissance du public que par une indiscrétion publiée dans Le Monde mais il a été impossible de se faire communiquer le rapport.

 

 

Le premier des financiers

 

Or, non seulement l'État couvre ces détournements, mais il en enrichit le florilège. C'est lui qui donne l'exemple. Les journaux cités estiment l'un à 900 millions, l'autre à plus de 472 millions d'euro les subventions aux syndicats, les deux premiers donateurs étant le ministère des Finances pour 289 millions suivi par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité avec 35 millions, sous les prétextes les plus divers : formation, contributions au temps passé pour les négociations collectives et autres motifs plaisants. Sans oublier les services du Premier ministre qui financent pour 3,3 millions l'IRES, un organisme de recherche sur le syndicalisme mis en place en 1982 par Pierre Mauroy mais que certains soupçonnent de servir d'abord à distribuer de l'argent aux syndicats dits représentatifs.

Autres grands donateurs publics : l'assurance maladie de la Sécu qui distribuerait plusieurs millions d'euro au nom de la formation des administrateurs syndicaux ou de l'aide technique aux administrateurs, ou EDF dont le comité d'entreprise, richement doté puisqu'il reçoit 1 % du chiffre d'affaires d'EDF - au lieu du 0,2 % obligatoire ailleurs -, est entièrement dominé par la CGT. Dans certains cas, les fournisseurs sont gentiment priés de cotiser aux bonnes œuvres du syndicat et du parti communiste (ce que le comité dément aujourd'hui volontiers sans ouvrir pour autant ses archives comptables). II ne faut pas oublier les municipalités : les cadeaux de la Ville de Paris, par exemple, représentent à eux seuls environ 4 millions d'euro.

Mais ce sont les dispositifs de mise à disposition gratuite de personnels qui représentent les aides les plus importantes. On évalue ainsi à 2 500 personnes en équivalent temps plein le nombre de fonctionnaires dispensés de service par l'Éducation nationale, 1 641 issus de la police nationale au titre de détachements, mises à disposition ou décharges syndicales totales, 180 permanents payés par la SNCF en sus des heures payées aux délégués syndicaux représentant 420 employés à temps plein ; au total, deux fonctionnaires sur 1 000 seraient occupés à la seule défense de leurs collègues soit quinze fois plus que dans le secteur privé (ce qui ferait environ 14 000 personnes pour les sept millions de fonctionnaires) !

Dans le cas des chauffeurs de Notat ou de Blondel, il s'agit de mesures susceptibles de tomber sous le coup du Code pénal, et qui, pour le Crédit lyonnais, pourraient s'appeler abus de bien social et, pour la mairie de Paris, abus de confiance.

Mais ce procédé de mise à disposition a été légalisé(8) dans les administrations et est l'instrument par excellence qui permet de mettre au service des syndicats ce qui coûte le plus cher, le gros des permanents, et cela entièrement aux frais du contribuable.

Le droit du travail oblige en effet les administrations et les grandes entreprises, à commencer par les entreprises nationales, à financer leurs œuvres sociales soit en argent soit par mise à disposition de personnes. Le personnel de ces œuvres sociales est à son tour, en partie, "prêté" aux organisations syndicales. Il oblige également les administrations à donner des crédits d'heures aux délégués syndicaux, délégués du personnel et membres des comités d'entreprise, d'hygiène, etc., ce qui, dans des administrations peu regardantes, se traduit pas des milliers d'heures payées aux syndicats.

 

 

Un État "mis à disposition"

 

Une des évaluations les plus sérieuses sur les effectifs ainsi mis à disposition des syndicats et recoupant les chiffres ci-dessus nous paraît encore une fois être celle de Dominique Labbé(9), évaluant pour la CFDT à 3 000 les permanents de l'appareil et à 7 000 les responsables de syndicats sur un total d'environ 500 000 syndiqués.

En utilisant les évaluations des syndiqués établies par le même ouvrage (qui s'arrête en 1993), il y aurait 634 000 personnes à la CGT, 370 000 à FO, 300 000 à la FEN, 93 000 à la CFTC et 111 000 à la CGC.

Sur la base d'une simple règle de trois évaluant le total des syndiqués à 2 millions, le nombre de permanents syndicaux s'établirait à environ 12 000. Si on rapproche le budget de la CFDT de 220 millions des 3 000 permanents, cela ferait 73 000 francs par permanent, chiffre qui permet de douter que l'emploi de permanent soit assuré par le budget officiel car il faut beaucoup plus que 73 000 francs pour couvrir les coûts d'un salarié, même payé au SMIC, si on ajoute les charges sociales, les frais de locaux, téléphone, etc.

Une règle simple est qu'un fonctionnaire moyen coûte environ 300 000 francs (45 700 euro) par an. Sur cette base, les 3 000 permanents devraient représenter cinq fois le budget annoncé par la CFDT. Les 12 à 14 000 permanents payés aux syndicats représentent ainsi une facture d'environ 4,2 milliards de francs ou 640 millions d'euro. Avec les responsables syndicaux, ce serait le triple. Ces emplois, il faut le rappeler, sont en fait à l'entière discrétion du secrétaire général et du groupe de personnes autodésignées avec lesquelles il a la mainmise sur le syndicat. Une belle force qui échappe à tout contrôle et totalement à son service.

Et ce sont ces permanents, ces employés des syndicats que, dans le cadre de leur travail, on voit défiler de la République à la Bastille et faire le siège de l'Assemblée.

La conclusion est simple : les cotisations ne représentent qu'une goutte d'eau dans les ressources des syndicats. Leurs revenus "complémentaires" qui leur permettent de payer leurs permanents, de les faire défiler le jour venu, proviennent essentiellement de l'État ou de ses émanations, soit à travers des subventions soit par les détachements ou mises à disposition, celles-ci n'étant légales que dans les organismes publics : administrations, entreprises publiques, Sécurité sociale.

En dehors des mécanismes occultes qui permettent de dévier les fonds de tel ou tel organisme (on a accusé la formation professionnelle ou l'ANPE des pires méfaits en la matière) vers les caisses des grandes centrales, le gros du financement public se fait de façon tout à fait officielle mais bien cachée.

C'est le contribuable qui paie. Et qui fournit les instruments de la dictature.

 

 

© Bernard Zimmern, La dictature des syndicats, Albin-Michel, Paris, 2003, pp. 35-41

 

 


Notes

 

(1) 60 millions de francs sont des "moyens externes", essentiellement des subventions provenant directement ou indirectement du ministère du Travail pour la formation et l'information économiques des travailleurs et des militants.
(2) D. Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, L'Harmattan, 1996.
(3) Th. Desjardins, Le Scandale de l'Éducation nationale, Robert Laffont, 1999.
(4) Op. cit., p. 120.
(5) En 1999, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avait trouvé que la CRI (Caisse de retraite interprofessionnelle), un gestionnaire de caisses de retraite, versait une dizaine de millions de francs par an (dont 40 à la CGT, 40 à la CFDT, 15 % à FO, le reste pour la CGC et la CFTC) aux syndicats, sous forme de permanents syndicaux payés comme délégués extérieurs, de sessions de formation, de remboursement de frais, de publicité dans les journaux, etc.
(6) Le Nouvel Observateur, 15 juin 2000.
(7) Capital, mars 2002.
(8) La mise à disposition se distingue du détachement ou de la disponibilité en ce que la personne mise à disposition continue d'être payée par son administration d'origine. Cette mise à disposition doit faire l'objet d'un accord mais il n'est pas obligatoire qu'il y ait compensation financière par l'organisme bénéficiaire. Il faut toutefois que ce dernier assure une mission d'intérêt général, ce qui, suivant certaines théories, serait le cas des syndicats (mais ne le serait pas de l'association ATTAC qui pourtant a bénéficié de mises à disposition de l'Éducation nationale).
(9) D. Labbé, op. cit., p. 36.

 


 

 

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