Ancien Sénateur (UDF-PR) du Morbihan, Raymond Marcellin n'a jamais vu ses propos être démentis. Certes, c'est un homme de droite, par conséquent forcément mauvais. Mais écoutons donc un autre expert, de gauche celui-là (il fit partie de la fameuse Commission du Bilan de mai 1981 qui, comme l'on sait, accoucha d'une souris) : "Si... le chômage se résorbe, ce ne sera que lentement. Non que le chômage soit une fatalité, mais parce que la société française, sans se l'avouer, préfère le chômage à la remise en cause de certains de ses mécanismes de régulation" (Jacques Lesourne, Les défis de l'an 2000, Ed. La Découverte, 1988, pp. 149-150)

 

 

Les Français sont lassés, dit-on, de la "langue de bois".

Tout le problème est de savoir si ces mêmes Français sont disposés à accueillir la vérité sur un certain nombre de sujets sensibles. Les statisticiens alignent imperturbablement des chiffres de demandeurs d'emploi dont ils savent pourtant qu'ils ne correspondent en rien à la réalité.

Deux millions cinq cent mille ? Si tel était le cas, il y a belle lurette que nous aurions eu droit à une explosion sociale de grande ampleur. Dans les années 70, après le choc pétrolier, les experts prédisaient le pire si le chômage devait frapper un million de personnes en France. La tentation est grande de penser qu'une fois de plus lesdits experts se sont trompés.

Mais, à y regarder de plus près, à observer ce qui se passe ici et là, on est enclin à n'y pas succomber...

 

Un département montagnard avait besoin de cinq cents maçons pour faire face aux aménagements nécessités par les Jeux olympiques de 1992... Trois cent quarante demandeurs d'emploi en maçonnerie figuraient sur les listes de l'ANPE.

Ils ont été convoqués individuellement. Bon nombre ne se sont même pas dérangés, les autres ont subi un petit test à l'issue duquel un seul (oui, un seul) a pu être retenu.

Pour le coffrage de la tour, sur le chantier du tunnel du Mont-Blanc, à 3 600 mètres d'altitude, il a fallu faire appel à dix maçons venus de la Réunion ! En Lorraine, région sinistrée s'il en fut par l'effondrement de la sidérurgie, il est quasiment impossible pour une entreprise de trouver des soudeurs, des chaudronniers, des tuyauteurs !

Les entreprises de travail temporaire (les plus sérieuses, s'entend) ne peuvent pratiquement, même dans les régions les moins touristiques, embaucher personne en août pour répondre aux besoins des entreprises... Ceux qui sont supposés chercher activement du travail sont plus préoccupés, semble-t-il, de prendre des congés que de retrouver un emploi !

 

La vérité, tous les responsables le reconnaissent... Les gouvernants, les fonctionnaires, les maires (souvent révoltés de voir "X" ou "Y" figurer sur les listes de l'ANPE quand ils en ont connaissance).

Le pourcentage des VRAIS chômeurs est inférieur d'une large moitié aux chiffres avancés... Il se situe aux alentours du minimum hélas incompressible dans une économie moderne, soit 5 % de la population active.

L'autre moitié s'accommode assez bien (et parfois fort bien) d'un dispositif de prestations dont beaucoup, issus souvent de milieux aisés, connaissent toutes les ficelles, ou d'un travail "discret". Et les plus avisés cumulent les unes et les autres !

 

On travaille officiellement le temps nécessaire pour percevoir des allocations... On s'adonne ensuite à de petits boulots cachés tout en les percevant... Quand la source des aides publiques est tarie, on réapparaît au grand jour... Les Français sont-ils prêts à entendre ce langage ? Voit-on, quelle que soit sa politique, un ministre du travail et de l'emploi dénoncer un état de choses qui arrange finalement des gouvernements toujours en quête de soupapes de sûreté, des chômeurs officiels qui y trouvent leur compte, et des employeurs (le plus souvent personnes physiques) ravis d'échapper au paiement des cotisations sociales ? Bien évidemment, non.

Et pourtant, combien il serait souhaitable, au lieu d'en gâcher beaucoup, de concentrer les aides de la collectivité sur les plus faibles, les plus démunis... sur ces 5 % d'authentiques chômeurs souvent chargés de famille et quasiment impossibles à insérer ou réinsérer dans le monde du travail...

Allégés de prestations indues, les pouvoirs publics pourraient aisément leur assurer le niveau d'existence auquel ils ont droit dans un pays béni des dieux.

Mais voilà ! Tant d'habitudes s'en trouveraient bousculées, tant de situations (mal) acquises remises en cause, que la "langue de bois" a encore de beaux jours devant elle !

 

 

© Raymond Marcellin, ancien Ministre de l'Intérieur, in Le Monde du 15 septembre 1989

 


 


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