... Ou le parti des fonctionnaires sophistes

 

Renaud Dutreil, jeune quadragénaire chambérien élu d'un département de l'Est, est actuellement (depuis un an) Ministre des Petites et Moyennes Entreprises, de l'Artisanat, du Commerce et des professions libérales (ouf !).
Parcours sans faute du fort en thème : lauréat du concours général de philosophie, École Normale Supérieure, Institut d'Études Politiques de Paris et enfin École Nationale d'Administration...
Dans un livre tout en nuances, et facile à lire (les chapitres sont composés de courts paragraphes, à la manière des ouvrages d'Alain Peyreffite), il en vient à analyser brièvement (c'est l'extrait ici présenté) avec finesse (avec férocité, aussi) la façon dont le Parti socialiste est devenu l'otage d'une corporation. Et si c'était vrai ?

Mais, certes, on ne manquera pas de lui reprocher sa farouche opposition au Pacs dont il avait dit que c'était une sorte de maïs transgénique en matière de relations humaines. Car, naturellement, certains préfèrent déconsidérer leurs adversaires, plutôt que de rechercher les éventuelles vérités qu'ils professent !

 

[…] Tout se médite. L'apprentissage des "humanités" est indispensable à qui veut sortir un peuple de la forêt d'impressions et d'images dans laquelle les éléments l'égarent. L'histoire, exemplaire avec ses faits, ses groupes sociaux, ses figures, ses tâtonnements, ses percées subites lentement préparées, l'histoire qui donne un aperçu de la nature humaine et forme le discernement des infléchissements du temps, est une discipline maîtresse pour le futur homme d'État. On oublie combien les révolutionnaires de 1789 avaient médité la vie des grands hommes de Plutarque, à l'autre bout du temps. Un politique qui ne connaît que l'instant présent avance comme un âne, à la carotte électorale ou au coup de pied au cul populaire. Le devoir de mémoire, dont on nous rebat les oreilles, et qui réduit l'histoire de l'humanité à la Seconde Guerre mondiale, masque notre absence croissante de mémoire. La pratique du "terrain" - quelles banalités n'entend-on pas sur la nécessité d'élire des "hommes de terrain" comme on irait déterrer des poireaux dans un potager - n'a de prix - je connais ce prix et il est immense - qu'à la condition d'être éclairée. Combien il nous est difficile de nous arracher à l'actualité, à l'intimidation du fait ?

Il y a bien d'autres motifs à l'abaissement du débat politique, cependant, que l'ignorance. La domination de l'économie, qui appelle un discours matérialiste et tire le citoyen vers le bas. Le sentiment qu'une société de petite taille comme la nôtre est ballottée par des courants plus violents que la volonté des peuples. Le "régime des partis" qui rabote les caractères singuliers et enferme le personnel politique dans une caste coupée du monde. La vie publique locale, qui accapare nombre d'élus nationaux dans leurs fiefs. Mais quoi encore ? Je me tourne vers mes voisins de banc, et je me dis qu'ils devraient constituer par leur profession une assemblée d'esprits instruits et sages. Voyez l'Assemblée nationale élue en 1997 : elle compte 18 enseignants du premier degré ou directeurs d'école, 71 enseignants du secondaire et du technique, 38 professeurs d'université, 22 professions rattachées à l'enseignement (inspecteurs, conseillers d'orientation, assistants, etc.), soit au total 149 députés issus de l'Éducation nationale, représentant à eux seuls le quart de l'Assemblée(1) ! Quelle richesse que tous ces pédagogues citoyens, constitués en représentation du peuple !

Hélas, ces élus, pour la plupart issus de la machine électorale du Parti socialiste, ne sont pas arrivés là pour exaucer un rêve platonicien. Ils représentent l'avant-garde de la classe de l'esprit, pas spirituelle du tout, armée de certitudes militantes et de hargnes recuites, entièrement dévolue à l'État-Moloch qui lui paie sa solde depuis l'entrée à l'IRFM [indemnité représentative de frais de mandat], la laisse mener campagne en toute sérénité par des allégements d'horaires ou des congés tacites, la recycle dans la fonction publique en cas d'échec électoral. Derrière les coquetteries faites aux modes, les ordres de bataille ne varient pas : feu sur le capitalisme, mais balles à blanc pour ne pas blesser les pis de la vache à lait, gloire au matérialisme social, mort aux dieux, méfiance envers les esprits non encartés, gloire à l'État tout-puissant qui nous salarie, défense pied à pied de sa crête sacrée. Sait-on assez que parmi les classes sociales françaises, la plupart partagent leurs votes entre droite et gauche. Seuls les agriculteurs, les professeurs et les instituteurs sont nettement et durablement politiquement polarisés, les premiers à droite, les deux autres à gauche (respectivement 69 % et 64 % de votes à gauche au premier tour des élections présidentielles de 1995). Mais alors que les agriculteurs sont sous-représentés à l'Assemblée nationale, les enseignants quadrillent les travées. Cette surreprésentation et cet engagement massif et invariable à gauche du monde enseignant sont une des aberrations de notre vie politique. Ils signifient que le Parti socialiste est devenu, beaucoup mieux que les grandes centrales syndicales interprofessionnelles, F0, CFDT, CGT, CFDT, qui rassemblent toutes sortes de métiers ou de professions, l'instrument privilégié d'une classe sociale décidée à contrôler l'État et les masses.

À mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie au sein du PS, on ne croise plus, du reste, que des fonctionnaires, souvent rattachés à l'Éducation nationale. Tout comme on constate sans cesse l'étroite imbrication entre le Parti socialiste et les organisations qui gravitent autour de l'Éducation nationale, syndicats d'enseignants, ligues, associations, le scandale de la MGEN ayant montré le tour lucratif que pouvait prendre cette sympathie mutuelle. Si Claude Allègre, pourtant du sérail, fut chassé de la rue de Grenelle, ce fut comme on congédie un salarié, à la demande expresse du Parti socialiste et de son secrétaire François Hollande, porte-paroles de la nomenklature du tableau noir. Cette classe, qui sait détruire un ministre par téléphone, sans même condescendre à la rue, tient le PS en laisse et, à travers lui, toute la gauche française. C'est elle qui fait la politique de la France quand la gauche est au pouvoir. On pourrait s'en réjouir. Moi-même, je rêve d'une République dont les serviteurs seraient aussi ceux de l'esprit, de la culture, de l'intelligence, et j'ai pour la transmission du savoir le respect sacré que m'ont inculqué mes professeurs de khâgne ou de la rue d'Ulm. Mais la force sociale nouvelle, la classe des pédagogues politisés, ne ressemble que de loin à la "République des professeurs", si rayonnante entre 1880 et 1914. Le matérialisme capitaliste autant que l'idéal social-étatiste lui ont mangé le moral et gelé le cœur.

Les légistes de la IIIe République, qui n'avaient pas lu Marx dans Bourdieu, servaient un humanisme tendu vers la reconnaissance des talents et des mérites. Les nouveaux maîtres ont l'ambition d'un Julien Sorel qui serait devenu légion. Ils ont un objectif de classe, la conquête du pouvoir, ils ont un ennemi de classe, la bourgeoisie économique, ils servent une religion de classe, l'égalitarisme d'État. Pas assez éclairés pour promouvoir une société d'esprits libres, fondée sur l'émancipation de chaque conscience et le développement de la culture, trop pour se résigner à l'ordre matérialiste du monde et aux triviales poursuites de la jungle capitaliste, eux qui devraient être l'avant-garde de l'esprit humain endossent volontiers l'uniforme des bureaucrates de la pensée unique. Le socialisme devait, selon Engels, transporter l'État "au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze". Il a fait d'eux les dévots d'un État qui mélange allégrement le culte de la raison, le corporatisme intellectuel et l'excitation des jalousies sociales.

Ainsi constitué, le Parti socialiste devient pur clergé, beaucoup plus en définitive qu'un PCF appuyé sur une classe ouvrière en "dépérissement". La descendance des pères de la gauche républicaine a mal tourné. Les fils de Rousseau, égalitaires, ont pris l'air revêche des coupeurs de tête, des puritains du bonheur pour tous, d'Olivier Cromwell à Lionel Jospin. Les fils de Voltaire, libres penseurs, libéraux et libertins, admirateurs du génie et méfiants envers les masses, ont laissé le pouvoir aux rousseauistes. Leur liguée s'est éteinte avec François Mitterrand, dans ces affaires louches que le prince des philosophes, Voltaire, savait couvrir du manteau flamboyant du génie et que Mitterrand couvrit de son romantisme noir.

Le culte que la gauche française a rendu aux Lumières, comme un élève obtus comprend de travers une leçon de philosophie, ne change rien à son enfermement. Ce culte n'apporte plus aucune garantie de probité, de générosité, d'intelligence. Tout au long du XIXe siècle, les avertissements ont fusé sur les risques qu'un rationalisme excessif ferait courir à la pensée politique, philosophique, morale. Proudhon écrivait à Marx, le 17 mai 1846 : "Ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison". Faute de sensibilité et de vaste culture, nos socialistes n'ont eu cure de pareilles mises en garde : un Vincent Peillon, député de la Somme et tête pensante de la gauche jospinienne(2), va chercher chez Jaurès cette foi sans dieu indispensable à la classe des fonctionnaires intellectuels : "Il serait très fâcheux, il serait mortel de comprimer les aspirations religieuses de la conscience humaine. Ce n'est point ce que nous voulons ; nous voulons au contraire que tous les hommes puissent s'élever à une conception religieuse de la vie, par la science, la raison et la liberté". Intuition forte de Jaurès, mais qui conduit le socialisme, comme le craignait Proudhon, à trahir son idéal, à s'instituer vérité révélée et à accabler de ses anathèmes, sous couvert de laïcité, toutes les religions et les fois qui pourraient lui disputer la conduite des consciences.

Les clercs dépositaires de la raison et chargés par l'État de la transmission du savoir aux jeunes générations ont compris où était leur intérêt, matériel autant que spirituel. En dehors de la défense de la citadelle qui les protège - l'État - rien ne les oblige plus. Dans ses Réflexions sur la violence, publiées à partir de 1906, l'utopiste Georges Sorel démasquait déjà cette gauche bourgeoise : "Le socialisme parlementaire parle autant de langages qu'il a d'espèces de clientèles. Il s'adresse aux ouvriers, aux petits patrons, aux paysans..., tantôt il est patriote, tantôt il déclame contre l'armée. Aucune contradiction ne l'arrête - l'expérience ayant démontré que l'on peut, au cours d'une campagne électorale, grouper des forces qui devraient normalement être antagonistes..."

Ainsi Jospin tente-t-il de faire, autour de cette ligne inflexible de sauvegarde des intérêts de l'État, tantôt une risette au Medef, tantôt un geste à la CGT, tantôt une aumône aux exclus, tantôt une petite largesse aux gros payeurs de l'IRPP, puis il entreprend la série des claques, une aux agriculteurs, une aux médecins, une aux chefs d'entreprise, une aux familles, sans que jamais cette distribution de sucettes et de brimades ne s'élève à une volonté de rassemblement populaire, encore moins à une école de dépassement de soi. Si l'État, dans son unité, est constamment présent à l'esprit socialiste, le peuple est pour lui un attelage de groupes en lutte, qu'il faut bien tenir en bride ou gaver d'analgisants sociaux. La République n'est plus à ses yeux le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, mais le gouvernement du peuple par une moitié du peuple contre l'autre moitié du peuple. Seul compte le traitement des catégories électorales qui peuvent constituer la bonne moitié : "Faire croire aux ouvriers que l'on porte le drapeau de la révolution, à la bourgeoisie qu'on arrête le danger qui la menace, au pays que l'on représente un courant d'opinion irrésistible", dit encore Sorel. Telle est la stratégie que sert une élite gouvernante, "le peuple restant toujours la bonne bête qui porte le bât".

Gorgias, le rhéteur de Platon, incarne cette constante propension à trahir l'homme au nom même de sa félicité. Il déclare que la rhétorique a pour objet le juste et l'injuste mais, derrière la solennité des termes, s'en tient à des questions matérielles, à de sombres intérêts à défendre. Le discours politique n'est plus, pour lui, que le masque flamboyant dont se parent les mesquineries particulières, art de flatter ou d'endormir. Socrate fait éclater cette convention, démontre que la définition de Gorgias de la rhétorique ne vaut que si les orateurs se conforment avant tous les autres à ses exigences : il faut qu'ils deviennent sages et justes, justes car sages. À cette sortie, revendication absolue de la vérité et de l'éthique en politique, Polos bondit, accuse Socrate de briser le consensus tacite qui régit la vie politique. Sa protestation hypocrite n'a pas vieilli. La "classe politique" a ceci d'odieux, pour beaucoup de Français, qu'elle revendique toujours le droit exorbitant de ne pas accorder les paroles aux actes : être de gauche et vivre comme un grand bourgeois est aussi naturel que vouer un culte officiellement de droite à la famille et cocufier sans vergogne sa femme. Mensonge est la plaie secrète de cette société politique qui vit en partie dans la lumière mais nage comme un poisson dans ses propres ténèbres.

Avec notre générosité gauloise, nous passons gentiment sur ces mensonges personnels qu'en d'autres temps, en d'autres lieux, on considérerait comme des pièces à charge. Nous ne voyons pas l'unité de la vérité, et le crédit que la complaisance aux petits mensonges privés donne aux grands mensonges publics. Nous nous proclamons humanistes sans définir les contours de ce terme. L'exigence de vérité n'est-elle pas, pourtant, l'une des forces au monde ? N'est-elle pas aussi la plus moderne et révolutionnaire des lois politiques, en deçà des règles démocratiques ? À force de jouer des personnages qu'ils ne sont pas, des parangons de vertu domestique, conjugale, paternelle, morale, professionnelle, les politiques font passer la politique pour une comédie et les citoyens pour des spectateurs qui auraient payé la place deux fois son prix. Les hommes politiques gagneraient à se montrer tels qu'ils sont, avec leurs vices et leurs vertus, pour peu que ces vices et ces vertus aient du relief et de la force. Pourquoi ne pas donner à voir l'être humain tel qu'il est ? Mirabeau corrompu est un grand serviteur de la Révolution française. Clinton érotomane fut un bon Président américain. Je préfère un Strauss-Kahn qui avouerait ses énormes besoins d'argent, personnage haut en couleurs, séducteur et désinvolte, à un Jospin drapé dans sa vertu puritaine, dissimulant dans les plis de sa toge immaculée ses amis peu scrupuleux et sa gestion du PS dans les années noires. J'aime le Céline génial, l'auteur des romans ouragans du XXe siècle. Je sais pour autant tenir à distance le Céline haineux. Comment vivre en paix avec les hommes si on les prend ou pour des anges ou pour des monstres ?

Les mensonges, en toutes choses, blessent plus la démocratie que les faiblesses des hommes. Je connais assez les Français pour penser que, s'ils savent pardonner les faiblesses, ils n'avalent pas facilement les couleuvres. Or, notre vie politique a fait du mensonge et de l'apparence la nouvelle science politique. Elle appelle cela la "communication politique", art de présenter les choses autrement qu'elles ne sont et de dissimuler la vérité des âmes. C'est la loi secrète de notre démocratie et rares sont les esprits libres qui s'en affranchissent. Dans le monde des masses, le portrait-robot de l'homme politique idéal, conçu aux États-Unis, s'impose. Les médias audiovisuels, qui sont à l'information ce que la pub est à la métaphysique, l'adoptent sans rechigner. Il n'y a plus que Michel Drucker pour laisser du temps d'antenne aux politiques, mais à condition qu'ils ne parlent pas de politique. À l'écran, nous apprend-on dans les séminaires de communication, soyez sympa, drôle, émouvant, sportif, théâtralisez vos qualités, dissimulez vos défauts, tâchez d'émouvoir plutôt que de convaincre. Certains ne supportent plus cette mascarade permanente et quittent la vie politique. D'autres se plient au principe d'Halloween et, travestis en citrouilles faiblement éclairées de l'intérieur, se balancent sous les caméras au milieu des enfants. Ils s'étonnent ensuite qu'on les passe au presse-purée. Ainsi va la vie politique, dessert fade d'une société de divertissements.

Notre société n'est pas plus égalitaire que celles qui l'ont précédée. Incapable d'empêcher l'apparition de groupes dominants, ploutocrates, intellocrates, technocrates, politocrates qui prospèrent en France, elle s'est bornée à leur communiquer une médiocrité remarquable. Elle les a rendus impuissants sans les dépouiller des insignes de la puissance. La France est ainsi devenue ce pays extraordinaire où la haine des élites a conduit le peuple à entretenir à grands frais des élites inutiles, qui ne l'éclairent pas, qui ne l'honorent pas, qui ne le conduisent pas et qui, tout en lui coûtant cher, lui dévorent l'âme de leurs belles dents blanches.

 

© Renaud Dutreil, La République des âmes mortes - réflexions sur la France, Le Cherche midi, éditeur, 2001, 263 p.


Notes

(1) Rappelons que les enseignants (au sens large) forment environ 4 % de la population active (note SH).
(2) Vincent Peillon, Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, 2000.

 

 


 

 

 


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