Cet article souriant est sans prétention. Mais je trouve sa sociologie issue d'une observation tellement percutante ! L'obséquiosité, en bon français la lèche, comme disait l'un de mes professeurs, est en effet une attitude si répandue qu'elle en devient presque naturelle, alors que nous devrions l'avoir en horreur...
Enfin, puisque c'est ainsi que le monde est gouverné, et que cette attitude de fonctionnaires frileux fait tache d'huile...
Alors, je dédie ce texte à tant de mes anciens camarades fervents adeptes du culilingus (beau néologisme !), et même à quelques-uns de mes "supérieurs", toujours à plat ventre devant les politiques, et tellement heureux d'être considérés comme des carpettes...

 

De tout temps, les hommes se sont employés à flatter des puissances solidement installées et unanimement redoutées, dans le but d'en obtenir des faveurs, d'en tirer des avantages, voire d'assurer leur survie. Ces puissances ont été successivement les forces de la nature, les âmes des morts, les sorciers de tout poil et de toute plume, les chefs de clan, les empereurs, les mauvais riches, Dieu, le Roi, la Science, le peuple, le Progrès, l'Électricité, la femme, les masses, l'Histoire, le chef de service, les catégories socio-professionnelles à fort pouvoir d'achat, la Jeunesse et le Tiers-Monde.
Il résulte de cette énumération (non exhaustive) que le lèche-botte, ou culilingus, remonte aux âges les plus reculés de l'histoire de l'Humanité ; que si la prostitution est le plus vieux métier du monde, le lèche-bottisme en est l'activité la plus ancienne.

Ses formes ont varié selon la tournure des civilisations. Dans les sociétés autoritaires et fortement hiérarchisées, il s'effectuait dans une seule direction, c'est-à-dire de bas en haut ou, comme on dit aujourd'hui, d'aval en amont ; le lécheur courbait l'échine vers la botte du supérieur dans un mouvement unidirectionnel, afin d'assurer sa promotion sociale ou simplement, comme on l'a vu plus haut, de se maintenir en vie.

Le développement de la démocratie et l'essor concomitant de la société de consommation, en multipliant les puissances et en bouleversant l'ordre des hiérarchies, ont favorisé le développement d'un second courant de sens contraire, c'est-à-dire du haut vers le bas, caractérisé par le fait que le léchage ne se pratique plus d'individu à individu, mais de l'individu ou de la personne civile à la collectivité. Les puissants de l'ère industrielle et électorale ont besoin de lécher les bottes des plus petits qu'eux pour assurer leur puissance politique ; les entreprises ne peuvent prospérer que par cette forme scientifique du léchage de bottes qui s'appelle publicité, gros tirage ou audience accrue. D'artisanal, si l'on veut, le lèche-bottisme est devenu industriel.

Les survies de la forme primitive se constatent dans les formules archaïques que nous utilisons encore pour obtenir non pas une faveur, mais la simple application d'un droit élémentaire, formules telles que : " J'ai l'honneur de solliciter de votre haute bienveillance l'obtention d'une place de sixième au lycée de la ville de ... pour mon fils qui ... , etc. "
On m'assure que les chétives sommités, dont la haute bienveillance est sollicitée à raison de vingt ou trente lettres par jour, lisent cette littérature sans rire.
C'est par survivance du culilingus traditionnel que nous remercions également le moindre sous-fifre en place, en le priant d'agréer avec l'expression de notre gratitude l'assurance de nos sentiments dévoués, voire déférents.

 

On pourrait penser que ces ficelles ont fait long feu et qu'un puissant d'aujourd'hui a cessé d'y être sensible. C'est méconnaître le pouvoir de la flatterie qui est éternel et illimité. ELLE N'EST JAMAIS TROP GROSSIÈRE ; LE FIL DONT SONT COUSUES SES MALICES N'EST JAMAIS TROP BLANC : ÇA PREND TOUJOURS.
N'importe quel producteur de spectacles téléphonant à n'importe quel minus à succès dont la présence suffit à assurer la rentabilité d'une création ou le prestige d'une soirée, n'importe quel renard solliciteur s'adressant à n'importe quel corbeau politique pour en recevoir n'importe quel fromage, en remontrerait à La Fontaine. C'est que, dans notre société pléthorique et archi-différenciée, où les postes inutiles se multiplient, où les planques prospèrent, où c'est rarement la qualification qui garantit l'emploi, mais les relations et la faveur, le léchage de bottes figure en tête des arts martiaux visant à assurer la prépondérance des samouraïs de la compétition sociale.

 

Dans le contexte contemporain, le lécheur digne de ce nom ne peut se permettre ni répit, ni clin d'œil complice, ni moment d'abandon. Les rois pouvaient tolérer la présence d'un bouffon chargé de les ravaler à la mesure humaine en leur assénant des vérités parfois désobligeantes ; aujourd'hui, à n'importe quel échelon, ces libertés de langage seraient inconcevables.
Qu'il s'agisse du sous-directeur du service expéditions de la Compagnie française des stabilisateurs d'accotements ou des vaillantes populations du Hurepoix, la flatterie n'est efficace que si elle est inconditionnelle. Le roi avait en effet une conscience inentamable de la légitimité de son établissement, alors que, dans notre monde de remise en question permanente, nos mini-rois portent au fond d'eux-mêmes le sentiment d'un doute obsédant qui se cache derrière le "masque énergique" indispensable à tout détenteur d'autorité. Ce doute leur fait éprouver le besoin constant d'être rassurés sur eux-mêmes, circonstance qui assure la solidité du rapport lécheur-léché et explique une quantité de réussites actuelles apparemment incompréhensibles.



Si le léchage n'existait pas, il faudrait l'inventer. Il est nécessaire à l'équilibre mental de la plupart des gens en place. S'il existait des boot-suckers se rendant à domicile comme il existe des baby-sitters, je suis convaincu qu'ils travailleraient à plein temps. Au cas où vous auriez une entrevue décisive pour votre carrière avec un puissant du jour, ne prenez jamais au pied de la lettre les gens qui vous diront : "Il adore qu'on le contredise", illusion encore trop répandue chez les spécialistes de la psychologie des grands et au nom de laquelle tant de petits ont été proprement virés.

N'est pas lèche-botte qui veut. Le bon lécheur, qui se reconnaît à son air affable et circonspect, doit posséder de nombreuses qualités : la connaissance du cœur humain, un flair infaillible, l'intuition de l'instant et des vues d'avenir. Son effort principal doit porter avant tout sur la connaissance des points faibles du léché. On ne saurait, dans un survol aussi rapide que celui-ci, exposer dans son entier la technique du léchage, mais simplement en donner quelques aperçus fragmentaires. L'important est d'avoir toujours présente à l'esprit la maxime selon laquelle les gens demandent à être loués pour les vertus qu'ils n'ont pas. Elle est essentielle à l'art du lèche-botte. Si vous avez à lécher les bottes d'un directeur routinier, félicitez-le pour son initiative ; s'il est borné, louez son ouverture d'esprit ; s'il est timoré, complimentez-le pour son audace ; s'il ne fait que plagier ses concurrents, admirez son imagination. De toute façon vous ne courez aucun risque en louant son esprit créateur : la créativité est une des vertus les plus volontiers revendiquées par les responsables d'entreprise. Il ne fait pas peindre les murs en gris, mais il a eu l'idée de peindre les murs en gris ; il a inventé un système de classement par fiches, lancé le brain-storming, créé son sigle et été le premier à faire installer des blounts à la porte des toilettes.

Un lèche-botte digne de ce nom doit être bon rieur : la prétention à l'humour est le péché mignon des gens qui exercent une autorité. Le lieutenant doit savoir rire aux plaisanteries du capitaine, le capitaine à celles du commandant, l'élève à celles du professeur, le subalterne quel qu'il soit à celles du supérieur immédiat.
N'oubliez pas que cette prétention est également le péché mignon des humoristes. On ne rira jamais assez aux plaisanteries d'un humoriste professionnel, si l'on cherche à obtenir de lui un avantage quelconque - à lui vendre, par exemple, une Encyclopedia Britannica. J'en ai une…

Parfois, le léchage prend des formes plus subtiles, particulièrement dans le monde artistique. Une façon efficace de faire sa cour à un acteur ou à un metteur en scène en renom sera alors de lui dire : "Tiens, au fait, j'ai vu ta petite merde : c'est encore plus con que d'habitude". Accompagnée d'un sourire complice et affectueux, une apostrophe de ce genre établit entre les interlocuteurs une connivence qui les place au-dessus du commun, en laissant entendre à l'interpellé qu'on l'estime suffisamment pour lui épargner les lourdes flatteries du vulgaire, et qu'il est doué d'assez d'humour et d'un caractère assez heureux pour comprendre, derrière l'apparence des mots, la véritable teneur d'un compliment exprimé par antiphrase.
L'Américain Dale Carnegie, qui a codifié l'art du léchage dans un livre intitulé : "Comment se faire des amis pour réussir dans la vie", a écrit qu'il est essentiel de faire sentir aux gens leur importance. C'est en partie vrai. Un bon lécheur doit également faire sentir la sienne, mais procéder alors avec beaucoup de discernement et de discrétion.

Envoyer une bouteille au jour de l'An, par exemple, n'est pas inutile, mais insuffisant. Tout le monde le fait, et le léché pense que ce tribut lui est dû. Le léchage, pour être efficace, requiert plus de continuité dans l'attention, une présence constante et feutrée, à peine visible, une habileté dans l'art de satisfaire, en les devançant si possible, tous les besoins du léché : sandwiches, canettes, toutes ces menues précautions que le presse-boutons ne donne pas toujours et que l'abolition de l'esclavage ne permet plus d'exiger.

Je connais des gens qui par le sandwich ont fait une carrière qui les a conduits jusqu'au poste de directeur. Car le léchage n'a pas besoin d'être verbal pour être agissant. Lécheurs sont tous ceux qui soulagent le léché des mille obligations harassantes de nos existences de civilisés : démarches, demandes d'autorisations, renouvellements de passeports, locations de billets de théâtre, de places d'avion ou de chemin de fer. Lécheurs, les partenaires toujours prêts pour le 421, les boules, le bridge, la chasse et tous les passe-temps de l'exigeant léché. Lécheurs toujours sur la brèche, toujours prêts, dont l'effacement obsédant agit irrésistiblement sur le léché par le poison lent de la présence indispensable.

Un bon lécheur doit également posséder l'instinct du rat qui quitte le bateau avant le naufrage, flairer tous les vents et sentir le moment où son protecteur est en perte de vitesse pour décrocher rapidement et passer au service du remplaçant. Tous les employés de n'importe quelle entreprise hiérarchisée ont connu ces virtuoses de la dérobade et pourraient, j'en suis convaincu, citer des noms.
Encore faut-il être servi par le sens de l'événement. Témoin ces lèche-botte qui, il y a quelques années, se sont révélés, le temps d'un renversement de vapeur, aussi serviles à l'égard des barricades qu'ils l'avaient été les semaines précédentes à l'égard du Pouvoir. Mais il ne faut pas trop s'inquiéter sur le sort de ceux-là. Quand on a, si j'ose dire, le culilingus chevillé au corps, il est rare que le cas soit désespéré.

Dans le mouvement inverse, c'est-à-dire lorsque le léchage s'exerce du haut vers le bas, il va conjointement du simple au composé, autrement dit du petit nombre vers le grand nombre. Son destinataire se caractérise par la triade lecteur-électeur-acheteur. C'est grâce à l'action exercée sur lui que les journaux voient s'accroître ce qu'on peut appeler leurs courbettes de vente, que les hommes politiques font carrière et que les chiffres d'affaires grossissent. La jeunesse, qui est l'illustration rêvée de cette triade, est depuis quelques années le plus recherché des objectifs visés par les lèche-botte. L'univers sent la chair fraîche et les ogres du monde entier, lancés sur les chemins de la puberté, connaissent de beaux jours. Le phénomène est si aveuglant que M. Jean-François Revel lui-même s'est permis d'ironiser sur cet éphébotropisme culilingual généralisé qui est un des plus flagrants ridicules de notre temps, en parlant de notre jeunesse comme de "la plus belle que le monde ait connu depuis le paléolithique".
Pour garder sa clientèle, la presse carpette apporte au menu quotidien son inévitable ration de potache en sachet, applaudit sans discernement à n'importe quelle divagation, pourvu qu'elle émane d'un "groupe de jeunes", fait un sort aux manifestes les plus ineptes, du moment qu'ils ont germé dans des cerveaux adolescents, célèbre pêle-mêle Katmandou, l'érotisme de nursery, le maoïsme tropézien, le processionnisme manifomane, les graffiti infantiles, le plastiquage farce-et-attrape pour rire en société de consommation, les malfrats boutonneux de l'action ponctuelle : bref, tout est bon dans le perdreau de l'année.

Ce culte de la jeunesse est pourtant loin d'assécher les langues de nos infatigables lèche-botte qui ont toujours une réserve de salive pour la première collectivité venue, du moment qu'elle se présente sous l'étiquette lecteur-électeur-acheteur. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil : les travailleurs, les sans-travail, les hippies, les classes laborieuses, les cadres moyens, les Auvergnats, les routiers, les Bretons, les syndicalistes, les artisans, les usagers des transports publics, les enseignants déviationnistes, les Corses, les convulsionnaires du Palais de la Mutualité, les fervents de la route, les marins pêcheurs, les homosexuels, les motocyclistes, la main-d'œuvre étrangère, les vendeurs d'artichauts, les petits commerçants, les mutins, les meurtriers, les inculpés, les condamnés, les prêtres contestataires, les allergiques, etc. Seuls, les vieillards restent négligeables: Ils n'ont pas de pouvoir d'achat.

Le Tiers-Monde est un des champs d'action favoris des lèche-botte et un des plus récents. Ses représentants, il est vrai, ont tout pour exciter les langues des virtuoses. Les uns ont du pétrole, les autres des voix à l'O.N.U. Les uns et les autres ont des possibilités d'investissements, et tous sont un reproche vivant qui flatte ce péché mignon de l'homme blanc : la culpabilité colonialiste. D'où ce ton très particulier de vénération légèrement protectrice qu'on adopte en présence de représentants du Tiers-Monde, auxquels on s'adresse comme si l'on parlait à une jolie femme, à un grand malade, à un étranger de marque ou à un fou dangereux.

On ne saurait récapituler toutes les variétés de cette discipline multiforme qu'est le lèche-bottisme et on n'a pu qu'en indiquer les grandes lignes dans ce bref article pour lequel le compétent et avisé rédacteur en chef du Crapouillot, la seule revue libre de notre temps, sanctionnée par l'approbation de l'élite des lecteurs, a eu l'excellente idée de faire appel à mon talent, sachant combien je suis occupé mais me permettant d'insister, car personne ne saurait le faire mieux que moi ...

 

© Robert Beauvais (1911-1982), "Pour prendre langue", in Les albums du Crapouillot, n° 4, décembre 1972

 


 


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