Pierre Emmanuel (né en 1916), de son vrai nom Jean-Mathieu Noël, est un homme aux multiples talents (mathématicien, philosophe, écrivain, poète) qui entra très tôt dans la Résistance. Gaulliste de pure souche (c'est peut-être à ce titre qu'il exprime ici sa tristesse et sa colère), Président de nombreux comités et conseils de 1969 à 1973 (dont la fameuse "Commission Emmanuel") et de grand caractère (élu à l'Académie Française, il en démissionne peu après).
Pour être compris, ce texte nécessiterait de multiples explications, en particulier s'agissant du premier "choc pétrolier" (dans le contexte duquel il a été rédigé). À la suite d'un énième conflit israélo-arabe, appelé "Guerre du Kippour" (à cause de la date de son déclenchement par l'Égypte), les pays arabes producteurs de pétrole (OPAEP) décidèrent d'une part, une considérable revalorisation du prix du "brut" (multiplié par dix entre 1973 et 1980), et d'autre part un embargo sur les livraisons de pétrole en direction des pays favorables à Israël (Pays-Bas, États-Unis et Japon). Les Pays-Bas furent évidemment les plus touchés par cette mesure, et sans baisser la tête, mirent en vigueur des mesures d'économies draconiennes (célèbre, la photo parue à l'époque, d'un cycliste roulant sur une autoroute déserte !). Quant à la France... Le mot de lâcheté (déjà !) utilisé par Emmanuel, est hélas celui qui vient naturellement sous la plume.
Quel Premier Ministre de Giscard se précipita chez Saddam Hussein (un grand démocrate) pour obtenir des contrats de livraison de pétrole, qu'on nous promettait juteux ? Qui signa un "accord de coopération nucléaire" avec le futur gazier en chef des Kurdes ? Qui lui promit de l'uranium très enrichi (sur notre sol, du côté de Toulon, le Mossad israélien sabota la future livraison - quel coup à notre souveraineté) ? Qui lui bâtit la centrale nucléaire Osirak (détruite en juin 1981 par les Israéliens - encore eux !) ? Et Pierre Mauroy, au nom de la France éternelle, de condamner cet attentat... Pauvre France.
Elle avait signé, c'était promis-juré, des contrats juteux. Il reste aujourd'hui, à l'Irak, pays immensément riche, de sacrées dettes envers la France. Enfin, moins sacrées qu'avant : le président Chirac a décidé qu'on passerait l'éponge sur une bonne partie d'entre elles. La lézarde d'Emmanuel est devenue un trou béant].

 

 

Dans la rue changée en goulot par ses deux haies de voitures qui stationnent, cornent des imbéciles rageurs immobilisés par le camion de la voirie. Cela se répète régulièrement, bien qu'ils sachent que, au bout de deux ou trois minutes, la circulation reprendra son rythme normal. Contre qui en ont-ils ? Contre le ciel ? Ou contre les Algériens et les Noirs qui se hâtent, maison après maison, d'enlever les ordures ménagères ? J'imagine que ces esclaves ressentent sur leurs nerfs et dans l'âme chaque coup de klaxon comme un rappel de leur servitude. Et j'en suis humilié pour eux et pour l'homme. Une tristesse m'étreint, un désespoir devant la stupidité grégaire du temps.

Tout à l'heure, place du 18-Juin, de semblables faibles d'esprit, pare-chocs contre pare-chocs créeront d'eux-mêmes, par refus d'autrui, un formidable embouteillage exaspéré par les avertisseurs. De précaires bipèdes se faufileront tant bien que mal dans les dangereux interstices entre les voitures couvrant bandes jaunes et passages cloutés. Un peu plus loin, des crétins meurtriers fonceront exprès sur le piéton assez téméraire pour user de son droit de passer la rue à gué. Et cela jusqu'au soir, où les chenilles processionnaires ramperont enfin vers les banlieues dont leur croissance inexorable défolie les derniers espaces verts.

Depuis vingt ans, cessant de s'édifier pour les hommes, toute la vie sociale de ce pays s'est organisée pour l'auto. Des villes modèles lui ont été bâties, des cités anciennes défigurées pour elle, des paysages millénaires éventrés, des voies ferrées arrachées, d'innombrables arbres abattus, et chaque dimanche, à l'O.R.T.F., un rituel a été introduit pour déplorer - et magnifier - les holocaustes à la route. Bref, une culture nouvelle est née dont nous dépendons tous, à commencer par le président de la République. Tous, même ceux qui n'ont pas d'auto : par exemple, entre cinq cent mille autres, cette élève-infirmière qui, du fait de la rareté des transports, met une heure et demie à se rendre chaque matin à son lieu de travail distant de 8 kilomètres. Et cette culture est en train de nous amollir, de nous aveulir, d'incarcérer la majorité des Français chacun dans la tôle de son misérable égoïsme.

Une lézarde vient pourtant de se produire, dont la hâte mise à la boucher montre combien l'effet psychologique en est craint sur une masse habituée à vivre non plus sur des valeurs communes et permanentes, mais dans l'illusion d'une croissance indéfinie. Le revers de cette illusion est la peur inconsciente de la perdre, d'être soudain guéris du mensonge sur lequel notre vie s'est fondée. Peur panique très vite en alerte, cela vient d'être perçu. À voir la façon dont notre pays, puis les Neuf se sont comportés en la circonstance, ce qui reste de consciences lucides ont été angoissées plus encore qu'humiliées.

Voici qu'éclate l'évidence que toute l'économie occidentale repose sur une seule source d'énergie, ce qui rend l'Europe presque complètement tributaire. Il apparaît en même temps que ni nos dirigeants ni notre peuple ne sont armés pour accepter des restrictions qui porteraient sur l'usage du seul symbole auquel nous sommes viscéralement attachés.

La complaisance avec laquelle l'O. R. T. F. rassurait les Français sur l'amitié des Arabes et son effet sur leurs réservoirs frisait l'obscène. La "clémence et le pardon" (sic) dont la France, par la voix d'un speaker, condescendait à faire montre envers la Hollande, appelaient le crachat. La vanité avec laquelle était célébré notre individualisme national pendant que 10 millions de Néerlandais se privaient d'un week-end sur les routes donnait le vertige. Quant au compromis trouvé pour refaufiler provisoirement l'unité des Neuf [en 1973, on est encore loin de la bientôt actuelle Europe des vingt-cinq !] en plaisant aux pétroliers au détriment d'Israël, ceux-là même qui comprennent le mieux le bien-fondé de la cause arabe et palestinienne pensaient que ce texte ne persuaderait que davantage les Arabes que notre vulnérabilité est d'abord dans notre lâcheté.

Parmi ceux qui prennent la responsabilité de conduire les destinées de notre peuple (à moins que gouverner ne consiste qu'à accompagner la fatalité), n'y a-t-il personne pour lui rappeler que son identité, sa vérité ne se réduisent pas à la courbe de son progrès économique ? Personne pour pressentir que, dans un délai prévisible, la meilleure condition de l'équilibre économique lui-même, sans parler de l'équilibre psychique et mental, sera l'exercice d'une certaine frugalité ? Une occasion n'a-t-elle pas été perdue de voir si les Français en étaient capables, et même y prenaient goût ? Ne nous prend-on pas pour plus débiles que nous ne le sommes ? Tous ces imbéciles que j'entends qui klaxonnent, qui les faits tels ?

 

 

© Pierre Emmanuel, de l'Académie française, article publié dans Le Figaro du 13 novembre 1973

 

 


 


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