Témoignage bien pessimiste, qu'on pourra juger, avec le recul, quelque peu exagéré. Et pourtant, si c'était vrai ?
Le "chapeau" de la rédaction indiquait : La cause de l'environnement et celle de l'Europe viennent de connaître un nouvel échec. La Grande-Bretagne a refusé de voter la directive sur la pollution des eaux proposée par les ministres de la Communauté réunis jeudi dernier à Luxembourg. Cela au moment où, dans tous les pays industrialisés, la récession risque de reléguer au second plan les soucis de préservation de la nature et du cadre de vie. M. Philippe Saint-Marc, auteur du livre "Socialiser la nature"(1), souligne ci-dessous les dangers d'une telle attitude. Ses préoccupations rejoignent celles des membres du Haut Comité de l'environnement qui, dans une formule élargie, doit se réunir le 29 octobre prochain en présence de M. Giscard d'Estaing.].

 

La cause fondamentale de notre crise de civilisation n'est pas économique, mais écologique : c'est la dégradation profonde, rapide et continue du cadre de vie physique et social. Les Français sont malades de leur environnement.

Depuis une vingtaine d'années, notre société est en état de régression incessante. La croissance économique ne s'est traduite que par l'augmentation des biens matériels. Mais, au regard de critères humanistes, les Français étaient de plus en plus malheureux, même avant la récession actuelle, par suite de la dégradation de leur état de santé moral, psychique et physique et de la qualité d leur vie. Bien le plus précieux, l'homme était sans cesse plus gaspillé.

Du président Fallières au président Coty, en près d'un demi-siècle, la délinquance juvénile avait diminué d'un quart. Depuis lors, en quinze ans, elle vient de tripler.

De 1960 à 1970, le nombre des salariés admis au congé de longue maladie pour psychose ou névrose a triplé. Pour supporter leur "bien-être" croissant, les Français, en 1974, ont dû absorber soixante-treize millions de boîtes de médicaments tranquillisants, anti-dépressifs ou psycho-stimulants : trois fois plus qu'en 1964. À quoi s'ajoute la montée si alarmante de la drogue ou de cette "para-drogue" qu'est le tabac.

Même sur le plan de la santé physique, l'évolution récente est très préoccupante. Pour la première fois depuis longtemps, la mortalité générale a cessé de baisser au cours de la dernière décennie. Et si le taux de mortalité continue à diminuer pour les nourrissons, il augmente, par suite des accidents de la route, pour les jeunes de quinze à vingt-cinq ans.

La science médicale a fait reculer considérablement les fléaux "naturels", tels quo la tuberculose. Mais nous sommes maintenant victimes des maux que nous créons nous-mêmes : ces accidents de la route qui tuent cinq fois plus de Français qu'il y a vingt ans et en mutilent dix fois plus, ou les cancers du poumon - fruit conjoint de la pollution atmosphérique et du tabac - devenus dans ces vingt dernières années trois fois plus meurtriers.

L'importance de cette paupérisation psycho-physique croissante est généralement méconnue. Elle ne retient l'attention de l'opinion publique qu'aux moments où elle se manifeste par une explosion de "ras-le-bol" : mai 68 ou la grève des centres de tri postaux de l'an dernier. Mais, en dehors de ces crises, elle n'est pas reconnue - et traitée - comme la plus grave tare de notre civilisation.

Le coût humain considérable de toutes ces nuisances est encore accru par leur coût économique énorme. Les accidents de la route en 1972 ont fait perdre à la France 25 milliards, et la délinquance impose à la société une charge annuelle de 26 milliards. Comme s'y ajoute le coût des accidents du travail, de l'alcoolisme, du tabagisme, des maladies psychiatriques, des pollutions, le total est extrêmement élevé. D'autant plus que ces nuisances, loin d'être déduites du chiffre d'affaires de la production nationale, s'y ajoutent au point que les nuisances finissent par devenir un des constituants - et même un des moteurs - de la croissance !

Ce gaspillage de l'homme est aggravé par la dilapidation de trois ressources rares et non renouvelables : la nature, l'espace, les matières premières. Dans ces domaines, le seuil de rupture écologique est maintenant atteint.

L'espace a été gaspillé par une politique d'aménagement du territoire qui a concentré démesurément la population dans la région parisienne et quelques grandes métropoles régionales, et vidé l'espace rural, cumulant ainsi les insatisfactions et les charges de l'encombrement et celles de la désertification.

Biens vitaux, l'air, l'eau, la verdure sont si dégradés que la joie de vivre disparaît des villes et que l'avenir de l'espèce humaine est désormais en péril, tandis que le gâchis de certaines matières - pétrole, gaz, bois, caoutchouc, métaux non ferreux - inonde de déchets les pays consommateurs tout en pillant les pays fournisseurs, au point de tarir avant la fin du siècle les ressources les moins abondantes.

Paradoxe et scandale pour beaucoup d'économistes : la croissance économique rapide de ces dernières années a entraîné une insatisfaction croissante. Non pas parce qu'elle a créé des inégalités supplémentaires dans la distribution des biens matériels, mais parce qu'elle a détruit des biens immatériels fondamentaux : les joies tirées de la nature, les relations d'amitié grâce à des communautés d'habitat et de travail à taille humaine, une civilisation rurale équilibrante, des cultures régionales vivantes...

Pour réconcilier économie et bonheur, il faut que les orientations de la politique du développement cessent de contredire les aspirations des Français qui, massivement, aspirent à changer leur vie en changeant son cadre. D'où le nécessité de deux mutations profondes dans l'action gouvernementale.

- Au plan spatial : les Français souhaitent habiter les villes moyennes ou la campagne, alors que la priorité a été donnée jusqu'ici dans l'affectation des crédits, à l'aménagement de la région parisienne ;

- Au plan sectoriel : l'opinion, publique réclame une priorité pour l'amélioration de la santé - en particulier grâce à l'intensification de la recherche médicale(2) -, la protection de la nature et la lutte contre les pollutions(3), et le développement privilégié des transports en commun.

La réalisation d'un cadre de vie satisfaisant implique donc non une croissance zéro du P.N.B., mais le changement radical des objectifs de progrès jusqu'ici poursuivis et, par suite, une très vaste réorientation de la production nationale en fonction de ces nouveaux impératifs.

La crise de chômage est, dans une large mesure, due à la récession des deux branches industrielles qui ont été à la pointe de l'expansion pendant ces dernières années : l'automobile, le bâtiment et les travaux publics ; la baisse de leur activité traduit la saturation des besoins et, à moins de les subventionner largement, il est vain de compter sur elles pour relancer l'économie.

D'autres branches, au contraire, devraient connaître un grand essor.

Pour réintégrer la nature dans notre vie, il faut développer rapidement l'industrie de l'anti-pollution en ouvrant les crédits nécessaires è une action vigoureuse contre le bruit, et l'empoisonnement de l'air et de l'eau. À quoi devrait s'ajouter un important plan d'expansion du chemin de fer, de l'autobus et de la bicyclette, plus sûrs et moins polluants que l'automobile.

Pour économiser les matières premières, l'État devrait encourager fortement trois branches d'avenir : les énergies nouvelles - principalement l'énergie géothermique et l'énergie solaire - les économies d'énergie, la récupération et le recyclage des déchets.

Pour mettre fin au gaspillage de l'espace, il faut arrêter l'exode rural et même l'inverser en créant de nombreux emplois dans les campagnes. Ainsi dans le secteur forestier : 2 millions d'hectares de friches et de landes pourraient être boisés. Ce qui, tout à la fois, réduirait le déficit considérable de notre balance commerciale pour le bois, et préparerait le cadre de loisirs des générations futures. De même, dans le secteur du tourisme rural : pourquoi ne pas restaurer et aménager en gîtes ruraux l'immense patrimoine immobilier jusqu'ici inexploité(4), ne pas développer l'hôtellerie rurale et multiplier les micro-équipements sportifs et culturels ? Et pourquoi dans des cours d'eau, enfin dépollués, ne pas mener une grande politique piscicole, créatrice de nombreuses activités ?

Économiser l'espace et les matières premières conduirait aussi dans les villes à la modernisation de l'habitat ancien, et donc à la création d'emplois dans l'artisanat et les petites entreprises, au lieu d'une rénovation destructrice et socialement spoliatrice.

Mais la nouvelle politique économique devrait tendre à améliorer le cadre social aussi bien que le cadre physique, notamment dans deux voies : le progrès des conditions d'hygiène et de sécurité dans le travail par la transformation des locaux et des machines certes, mais aussi l'essor des structures de petites dimensions - artisanat et petites entreprises - où les relations humaines sont généralement meilleures que dans les grands établissements.

Guéri des maux qu'il causait lui-même par un environnement néfaste, l'homme pourrait alors consacrer une grande partie de ses ressources à lutter contre les fléaux naturels, pour faire reculer la souffrance et la mort. Cette politique de la santé porterait à la fois sur l'amélioration technique et sociale de l'équipement hospitalier, sur l'intensification de l'action préventive et surtout, priorité des priorités, sur la recherche médicale. Ce que désire en effet le plus le malade, ce n'est pas un séjour agréable à l'hôpital, mais un séjour court.

Au regard de ces objectifs, le récent plan de relance est fort décevant. Sans doute M. Giscard d'Estaing a-t-il très justement insisté sur la nécessité d'une " croissance différente, plus humaine, plus économe ". Mais les crédits n'ont pas suivi les intentions. Les mesures d'inspiration " écologique - amélioration de trente mille H.L.M., rénovation des hôpitaux, travaux de sécurité routière, énergies nouvelles, recherche médicale, transports en commun - ne bénéficient que de 600 millions sur 21 milliards de dépenses publiques supplémentaires : c'est-à-dire 3 % seulement.

L'essentiel des efforts de l'État est centré sur le maintien de l'emploi dans les structures traditionnelles. L'économie française avait besoin d'une reconversion vers l'écologie, elle n'a reçu qu'une transfusion de crédits. Jusqu'à quand la "nouvelle croissance" attendra-t-elle son plan de lancement ?

 

© Philippe Saint-Marc, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, in Le Monde, 19-20 octobre 1975

 


Notes

 

(1) Saint Marc, Philippe (né en 1927), Socialisation de la nature, Paris, Stock, 7 éd. mise à jour ,juin 1975, 393 p.
(2) Une enquête de la SOFRES en 1973 montrait que, pour l'opinion publique, la tâche la plus importante de demain était la lutte contre les grandes maladies.
(3) Invités à désigner les aspects les plus pénibles de leur vie, les habitants de la région parisienne mettaient la pollution atmosphérique au premier rang, devant les difficultés de la circulation (enquête IFOP de 1963).
(4) Seize mille gîtes ruraux seulement sur deux millions de logements ruraux sous-occupés ou inoccupés.

 


 


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