Jean Amadou est un être délicieux : lui qui se dit "curieux, sceptique et prudent" est d'abord le détenteur d'une vaste culture qui, seule, donne à son possesseur la distance nécessaire, le détachement autorisant les traits d'humour. Son livre "Je m'en souviendrai, de ce siècle !" est à cet égard un petit bijou, dans lequel l'esprit pétillant d'Amadou jaillit à chaque page.
Jamais méchant, même quand il lance la patte, il nous offre de courts instantanés qui donnent à réfléchir, après avoir permis de rire. L'extrait qui suit, sans doute inattendu, n'en est pas moins d'une finesse amusée qui incite à penser : et si c'était vrai ?

 

 

J'ai reçu un article dont je vais vous lire quelques extraits. Vous allez voir, c'est assez réjouissant : "Il n'y a de classes dirigeantes que courageuses. Dirige celui qui risque ce que d'autres ne veulent pas risquer [ ] ; est un chef celui qui procure aux autres la sécurité en prenant sur lui tous les dangers".

Cela commence bien... On se dit, voyons, qui a bien pu écrire ça ? Madelin ? Balladur ? Iraient-ils jusque-là ? Pas certain. Continuons notre lecture. "Le courage pour l'entrepreneur, c'est l'esprit de l'entreprise et le refus de recourir à l'État ; pour le technicien, le refus de transiger avec la qualité ; pour le directeur du personnel, défense de l'autorité". Pour le coup, ça ne peut venir de Madelin, ni d'un défenseur du libéralisme moderne, c'est trop direct. Le seul capable de s'exprimer ainsi, c'est Ernest-Antoine Seillière, le patron des patrons. Et encore, il y mettrait plus de doigté...

Poursuivons toujours : "Dans la moyenne industrie, il y a beaucoup de patrons qui sont leur caissier, leur comptable, leur contremaître. Ils vivent dans un monde de lutte où la solidarité est inconnue. Dans aucun pays les patrons n'ont pu se concerter pour se mettre à l'abri des faillites qui peuvent détruire en un jour le crédit d'un industriel. C'est une lutte sans merci pour se disputer la clientèle. Ils sont obligés dans les années de crise d'accorder des délais de paiement démesurés et, s'il leur survient le moindre revers, le banquier aux aguets veut être payé dans les vingt-quatre heures". J'imagine, à la lecture de ces lignes, les réactions de Martine Aubry, de Marc Blondel, d'Arlette, d'oncle Robert Hue. Cette apologie du patronat est presque indécente dans son manichéisme...

Mais attendez, ça n'est pas fini : "Lorsque les ouvriers accusent les patrons d'être des jouisseurs qui veulent gagner de l'argent pour s'amuser, ils ne comprennent pas bien l'âme patronale. Les patrons sont heureux quand ils font un bel inventaire. Ils se disent que leur peine ardente n'est pas perdue, qu'il y a un résultat positif et palpable. Non, en vérité, le patronat tel que la société actuelle le produit n'est pas une condition enviable. Ça n'est pas avec des sentiments de colère ou de convoitise que les hommes devraient se regarder, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut-être le prélude à la justice".

Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps... Cet article ne date pas d'aujourd'hui. Il est paru dans La Dépêche de Toulouse le 28 mai 1890. Et le nom de l'auteur ? Robert Hue le connaît bien puisqu'il se trouve chaque matin sous le titre de son journal... Eh oui, l'article est signé d'un jeune avocat de 31 ans qui s'appelait Jean Jaurès.

 

© Jean Amadou, in Je m'en souviendrai, de ce siècle !, éd J'ai lu, 2000, pp. 141-142

 

 


 


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