D'aucuns pourront voir là des propos réactionnaires (et souriront de l'optimisme de Fourastié, qui pensait qu'en 1986 la raison commencerait à l'emporter !). Mais il faut les lire pour ce qu'ils sont : un constat alarmant, dont on voit partout les effets dévastateurs - en particulier au sein de l'Éducation nationale, dont un socialiste, Laurent Schwartz, a dénoncé l'égalitarisme maladif. Et ce constat, Alfred Sauvy, un autre authentique "homme de gauche", l'avait déjà établi, sous le nom de psychologie de la fraction...].

 

Une frénésie égalitariste s'est emparée de la France, ou du moins de ses syndicats et de ses partis politiques, au cours des années 70 et du début des années 80. Certes, l'aspiration à l'égalité est congénitale à l'humanité et donc s'incarne légitimement dans l'histoire à mesure que le progrès (le progrès des sciences et des techniques, le progrès des mœurs et le progrès des institutions) rend cette incarnation possible. Le siècle des Lumières, la Révolution de 1789, la République, l'élévation du niveau de vie, notamment depuis 1945, ont permis à l'Occident en général et à la France en particulier, de franchir des étapes fondamentales de cet espoir millénaire.

La psychose française des années 70 et 80 n'en est que plus étrange. Romantiquement exprimée en 1968 par les étudiants, elle s'exaspéra dans les classes politiques à la suite de la publication, par l'O.C.D.E, et par une commission de l'O.N.U., de statistiques nationales abusivement considérées comme comparables et à partir desquelles des lecteurs, des auteurs et des journalistes hâtifs proclamèrent, contre toute réalité, que la France était la nation la plus inégalitaire de l'Occident, et même du monde : plus inégalitaire, écrivit-on, que le Brésil, le Mexique et l'Inde même.

L'I.N.S.E.E. et plusieurs statisticiens démentirent immédiatement ces affirmations et cette forme efficace de mensonge que peut en effet être la statistique, quand elle ne prend pas soin de faire la critique de ses sources et de ses chiffres. Mais l'affirmation calomnieuse n'en produisit pas moins les effets automatiques que Beaumarchais a pourtant dénoncés, dans un texte, voici plus de deux cents ans.

Quoi qu'il en fût, hommes politiques, syndicalistes, journalistes, mouvements de bienfaisance, moralistes, prêtres, en vinrent à imposer un langage dominant où le mot charité était honni, et le mot justice détourné de son sens millénaire ; l'égalité en vint à être présentée comme le critère et l'objectif suprêmes du progrès moral et du progrès social.

On en vint même, après avoir assimilé égalité et justice, à jeter la dignité des pauvres dans la revendication égalitaire.

La richesse devint une condition de la dignité humaine, comme si nos milliers d'ancêtres, pauvres ou misérables, morts ou mourant de famine au cours des siècles, n'avaient pas eu cette dignité ; comme si ma grand-mère, veuve qui vivait vers 1920 avec 1 000 francs par an (dont 30 francs par mois donnés par son fils sur son traitement de commis des contributions indirectes), et bien entendu sans sécurité sociale, avait manqué de dignité(1).

Le prestige de l'égalité devint tel que, ses actions pour relancer la machine économique, réduire le chômage et relever le niveau de vie national ayant échoué, le gouvernement Mauroy caractérisa son socialisme par ses seules mesures égalitaires.

En fait, c'est dès les années 70 que les gouvernements successifs de la France se ruèrent dans une politique d'intense réduction de l'éventail des revenus, dont l'inflation facilita grandement la mise en œuvre, et qui porta simultanément sur les trois facteurs du revenu disponible : le salaire direct, le salaire indirect, le prélèvement fiscal.

Quelques chiffres suffisent à caractériser ce que l'on peut appeler l'immensité de la réduction de l'inégalité des salaires en France depuis deux siècles. Ce sont ceux, bien connus au moins de mes lecteurs, qui expriment les traitements des très hauts fonctionnaires de l'État en les rapportant au salaire annuel moyen des femmes adultes, manœuvres sans qualification. D'un côté, les directeurs de ministère, les préfets et les ambassadeurs hors classe, les conseillers d'État, les généraux d'armée…, de l'autre les femmes de ménage. D'un côté, l'échelle Lettres E2 de la Fonction publique, de l'autre ce qui est aujourd'hui le S.M.I.C.

En 1810, ces très hauts fonctionnaires gagnaient, net d'impôt, 160 fois ce que gagnaient les femmes de ménage ; en 1910, 40 fois ; en 1939, 20 fois ; en 1979, 5,5 fois ; aujourd'hui, moins de cinq fois.

Le revenu salarial net d'un couple de smicards se monte ainsi aux deux cinquièmes du revenu d'un conseiller d'État ou d'un général d'armée dont la femme reste au foyer. Un couple d'instituteurs retraités atteint les quatre cinquièmes.

Or, la retraite des instituteurs vient à cinquante-cinq ans, celle des smicards à soixante-deux ou soixante-cinq ans tandis que, parmi les très rares hommes qu'une carrière exemplaire conduit à l'échelle E de la fonction publique, bien rares sont ceux qui ont moins de soixante ans.

On voit ainsi combien le niveau de vie des familles françaises dépend aujourd'hui du travail professionnel des femmes. Si l'on suit l'évolution à moyen et court termes, on découvre quantité de faits étonnants, dont personne, pas même le législateur, ne semble s'être aperçu. Je n'en cite que quelques-uns.

Un jeune homme passe en 1935 un concours qui lui donne accès à l'un des grands corps de l'État. Il est aujourd'hui Inspecteur général des Finances, Conseiller-maître à la Cour des comptes, Conseiller d'État, Ambassadeur, Préfet de région : il a presque le niveau de vie que donnait en 1935 ce rang qui lui était promis.

Un autre jeune homme a passé à la même date le concours de Facteur des Postes, est entré comme ouvrier dans une manufacture de tabacs ou d'allumettes, chez Renault ou chez Citroën ; il a lui aussi suivi la carrière ainsi ouverte, mais il a aujourd'hui entre trois et quatre fois le niveau de vie qui lui était promis.

Le second jeune homme a bénéficié à plein des trente glorieuses. Le premier pas du tout. On peut s'en réjouir, encore faudrait-il qu'on le sache. Et que l'on dise s'il est réellement juste qu'un homme qui fut a priori un acteur éminent de l'heureux changement, n'en bénéficie pas.

Bien entendu, tous ces chiffres sont relatifs au revenu salarial net, c'est-à-dire au total salaire direct plus salaire indirect moyen (prestations sociales reçues), diminué des cotisations sociales payées et de l'impôt général sur le revenu. Le revenu salarial net est la seule grandeur qui soit correctement représentative du pouvoir d'achat des salariés et qui puisse lui être licitement comparée dans le temps et dans l'espace. Cependant, la plupart des publicistes l'ignoraient et voulaient l'ignorer jusqu'en 1982, et cela suffisait à accréditer de graves erreurs. Le ministre des Finances Jacques Delors a eu le courage de s'y référer officiellement en novembre 1982.

Comme on vient de le dire, ce resserrement de l'éventail du revenu disponible provient de trois facteurs convergents : le poids dans le total des prestations sociales reçues, qui sont égalitaires, va croissant ; le salaire direct des cadres augmente moins vite que celui de la base (par exemple, l'échelon 810 de la fonction publique valait 5,55 fois la base en 1968, 3,72 fois en 1981). Enfin, l'impôt sur le revenu qui n'écrêtait que très peu le salaire des cadres supérieurs en 1938, l'amputait beaucoup dès 1970 et bien davantage encore depuis 1980 (un célibataire recevant en salaire direct 5 fois le S.M.I.C. doit reverser au fisc environ 25 %, soit 1,2 S.M.I.C.).

Ajoutons que le smicard moyen bénéficie, en outre, des prestations sociale de Sécurité sociale, considérées ci-dessus ; de divers autres " transferts " qui sont refusés aux cadres : allocation logement, bourses d'enseignement…

Tout cela serait bel et bon si seu1ement le smicard le savait et en tirait satisfaction. Si tout le monde se félicitait d'une évolution aussi ouvertement et aussi rapidement favorable aux " pauvres ", si généreuse de la part des " riches ". Mais, à la limite, on peut dire que personne n'en sait rien. On observe une incapacité étrange des hommes à tirer des satisfactions d'une égalisation que pourtant les syndicats et les hommes politiques revendiquent pour eux. Au contraire, la revendication s'exaspère à mesure qu'elle est satisfaite. On ne constate pas la réduction de l'écart, mais seulement la différence qui subsiste. C'est bien là un caractère majeur de la " vanité triste ".

Par ailleurs et tout naturellement, cette réduction des hauts revenus s'accompagne d'une dévalorisation des fonctions de direction et d'encadrement. Non seulement leur prestige a disparu, mais le salarié moyen a perdu le principe qui commande la hiérarchie des revenus, et qui est que le salaire est proportionnel au service rendu à la collectivité, à la valeur du produit fourni à la production nationale. On conteste non seulement la rétribution du travail des cadres et instructeurs, mais leur compétence et, à la limite, leur efficacité et leur utilité même.

Il est clair que cette " vanité triste " ne peut donner le bonheur au peuple. Il est clair qu'elle doit cesser de ronger les cœurs avant le nivellement absolu qui est dans sa logique, mais qui réduirait presque à rien l'initiative, l'émulation, l'effort... Dans les temps difficiles que la France doit vivre, ce serait la ruine de la nation, sa domination physique par d'autres nations.

À quelle date les Français prendront-ils conscience de la perversité de 1'égalitarisme ? Ces effets pervers apparaîtront de plus en plus clairement, à mesure que l'on se rapprochera du zéro absolu - l'allocation uniforme - et à mesure que les temps difficiles s'affirmeront. Les choses, sont en situation d'aller vite. Soyons optimistes. Parions pour 1986.

 


Note

 

(1) Le pouvoir d'achat du franc de 1920 était d'environ 5 F d'aujourd'hui [1982].

 

 

© Jean Fourastié, de l'Institut, in Le Figaro, 30 décembre 1982

 

 


 

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