Encore des propos de bon sens, mais ils vont (allaient) tellement contre tant d'idées reçues ! Et qui, par voie de conséquence, n'ont hélas pas vieilli.

 

Le deuxième "Rapport" du Centre d'études des revenus et des coûts vient de paraître(1). Antoine Pierre Mariano l'a signalé ici même vendredi dernier, et en a tiré quelques commentaires instructifs(2). J'y reviens, à cause de l'importance qu'a ce document et de sa portée dans le climat politique et social actuel de la France.

La qualité fondamentale de ce Rapport est sa sûreté. Le Centre qui le publie est en effet un organisme public, créé en 1966 sur l'initiative du Commissariat au Plan. Conçu comme un laboratoire de recherche scientifique, n'ayant aucun autre objectif que de décrire et si possible d'expliquer la réalité économique et sociale, le Centre a déjà publié une cinquantaine de rapports qui ont assis sa réputation, parce que tous les économistes et statisticiens, quelles que soient leurs opinions ou leurs sympathies partisanes, en ont reconnu la pertinence et l'objectivité. Les huit personnalités qui siègent au conseil d'administration du Centre, dont le président est M. Georges Vedel, appartiennent d'ailleurs à un large éventail du clavier politique, et sont le garant de cette objectivité de cet esprit scientifique expérimental. Les rapporteurs et chercheurs du Centre ont été de même formés aux traditions les plus sûres de nos grandes écoles scientifiques et notamment de notre Institut de statistique.

C'est ainsi que le premier Rapport sur les revenus des Français, qui pourtant redressait bien des erreurs graves et détruisait bien des illusions chaleureuses, publié en 1977, fait aujourd'hui autorité. Après avoir été, l'on s'en doute, passionnément étudié et méticuleusement "épluché" par les spécialistes des partis politiques et des organisations syndicales (patronales et ouvrières), il est aujourd'hui reconnu par la droite comme par la gauche, comme la base sûre de nos connaissances en la matière.

Nul doute qu'il en sera de même pour le second Rapport.

Cela étant, ce second Rapport, comme le premier, nous est précieux, est précieux à tous ceux qui désirent ou prétendent connaître les grands problèmes économiques et sociaux de la France actuelle - précieux par les informations qu'il apporte - précieux par les erreurs qu'il dissipe.

Je ne saurais évidemment ici énumérer ces informations et ces erreurs. Mon article n'a pour objet que d'inciter les personnes qui ont à connaître de ces questions à donner à la lecture du Rapport les quatre ou cinq heures que cette lecture exige, et de les assurer qu'ils n'auront pas perdu leur temps. Je ne puis donc ici que citer quelques résultats intéressant le grand public.

Le niveau de vie des Français a doublé de 1960 à 1978. La survenance, en 1973, des temps difficiles, a ralenti cette croissance sans la stopper : le niveau de vie de 1978 a été supérieur de 10 % à celui de 1973.

Ce doublement en dix-huit ans du revenu moyen réel par tête, s'est accompagné d'une réduction des inégalités. En 1962, le cadre supérieur gagnait en moyenne (revenu disponible) 4 fois plus que le salarié agricole moyen ; en 1978, 2,5 fois plus seulement. La réduction de l'éventail est donc, contrairement à l'opinion courante, extrêmement forte et rapide.

Évidemment, si l'on compare seulement les salaires directs (c'est-à-dire les salaires perçus en argent et avant paiement de l'impôt général sur le revenu), on trouve un écart plus fort (3,4). Mais c'est ne tenir compte ni des prestations de la Sécurité sociale, ni, justement, de cet impôt général sur le revenu.

Or un cadre supérieur, qui a gagné en 1978 un million d'anciens francs par mois de salaire direct, a bien gagné trois fois et demie plus de salaire direct que l'ouvrier ou l'employé qui en a gagné 300 000 ; mais il a payé dix-huit fois plus d'impôt (s'ils sont l'un et l'autre mariés mais sans enfant) et trente fois plus (s'ils sont chacun mariés, et ont un enfant de moins de trois ans).

Ainsi, le cadre supérieur paie (en moyenne) un peu plus que la totalité des prestations sociales qu'il reçoit de la Sécurité sociale et de l'État, tandis que l'ouvrier moyen n'en paie que le huitième et l'employé moyen que le quart. Au total, et toujours en moyenne, le cadre supérieur, dont le salaire est de 1 000 000 n'a pour pouvoir de consommation totale que 950 000 ; tandis que l'ouvrier, dont le salaire est 300 000 a pour pouvoir de consommation 400 000 (à savoir 300 000 - 15 000 qu'il paie en impôt + 115 000 qu'il reçoit (en moyenne) de la Sécurité sociale et de l'État.

Ces chiffres sont étonnants, mais indubitables ; je ne les invente pas, je les trouve dans le Rapport (notamment pp. 105, 315, 320). Mais n'est-il pas trompeur, et souvent hypocrite, de citer toujours 3, 5 comme mesure d'un écart qui n'est en réalité que de 2, 5 - et qui était de 15 il y a cinquante ans ?

Ces dispositions sociales sont excellentes ; mais elles n'autorisent pas à écrire que la France est l'un des pays du monde où l'injustice est la plus criante, comme on l'écrit encore dans beaucoup de livres et de journaux, et non des moindres. Le Rapport vaut ainsi plus par ce qu'il interdit de dire, que par ce qu'il dit. C'est ainsi que le chapitre VIII décrit très correctement les erreurs graves qui ont entaché les comparaisons internationales de revenus publiées au cours des années récentes et qui avaient accrédité, dans une opinion publique trop peu critique, l'idée que la France était l'un des pays de l'O.C.D.E. où les revenus étaient le plus inégalement distribués. En fait, s'il y a des écarts entre la France et les autres pays, ces écarts sont de l'ordre de grandeur des erreurs de calcul. Et s'il est bien vrai (voir pp. 256 et suivantes) que la distribution des salaires, considérés seuls, peut être mieux connue, et s'il est donc bien vrai que les salaires dans l'industrie sont un peu moins inégaux en Allemagne qu'en France, cela tient à bon nombre de considérations (voir notamment p. 270) qui interdisent les jugements sommaires. Par exemple, il ne faut pas oublier qu'un ouvrier moyen, en Allemagne, reverse à l'État près de 15 % de son salaire au titre de l'impôt général, contre seulement 5 % en France.

Allons ! Il nous reste beaucoup à apprendre !

 

© Jean Fourastié, de l'Institut, in Le Figaro, 24 octobre 1979


Notes

 

(1) Éditions Albatros, 14, rue de l'Armorique, Paris, 15e, 336 pages.
(2) in Le Figaro du 19 octobre.

 


 

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