Ou : Les deux scénarios

 

C'était la vérité - énoncée par avance par Jean Fourastié (1907-1990) ; nous n'avons pas voulu la croire. Et maintenant, semble-t-il, nous en redemandons, de ce scénario "désastreux". Incorrigibles que nous sommes !

 

Les temps faciles sont terminés. Après un entracte miraculeux de vingt-cinq ans, le temps millénaire, celui du monde fini, de la rareté, de la lutte pour la vie, recommence. À peine les Français se sont-ils aperçus qu'il y avait un entracte ; avant même qu'ils l'aient ressenti comme miraculeux, l'entracte est terminé.

Le lecteur voit, bien entendu, que je parle ici de la vie économique (niveau de vie, production, consommation, promotion sociale...). En politique nationale ou internationale, il n'y a pas eu d'entracte. La condition humaine, dans son ensemble, à l'échelle de l'humanité, est restée et reste dominée par la souffrance, l'erreur, la fureur et le bruit.

Donc, le monde économique redevient pour la France ce qu'il a toujours été pour l'humanité : un espace restreint où les hommes se disputent âprement et maladroitement des ressources rares. Seules trois ou quatre nations sont aujourd'hui bien armées pour aborder ce difficile passage d'une croissance aisée et rapide à une croissance lente et difficile. La France n'est pas de ce nombre et, ayant manqué de trois ans l'heure de la reconversion, ne peut plus être de ce nombre avant une dizaine d'années.

Quel peut être, dans ces conditions, le programme de gouvernement de la France ? La première réponse est que si, dans la croissance rapide et facile non pas tout, mais beaucoup de choses sont possibles, les marges sont étroites en régime de restrictions mondiales, de fluctuations stagnantes et de restructurations instables.

La grande affaire, quel que soit le parti au pouvoir, sera d'acheminer le pays vers un régime où une efficacité croissante ne s'accompagnera plus d'un niveau de vie croissant ; mais où, au contraire, il faudra une efficacité plus fortement croissante que par le passé, une structure industrielle beaucoup mieux adaptée au réel, une souplesse, une invention, une habileté technique et commerciale exceptionnelle, une grande vitesse de réaction aux circonstances pour seulement maintenir le niveau de vie et le genre de vie auxquels est aujourd'hui parvenu le peuple français, sans presque s'en apercevoir, et peut-être sans le mériter.

C'est pourquoi, quant aux grandes options de la politique économique, je ne vois pas qu'il puisse y avoir, pour ce pays et d'ici à la fin de la prochaine législature, des écarts sensibles entre le Programme commun de la gauche et celui du centre ou de la droite. C'est pourquoi je parle du Programme commun des Français.

Nos lecteurs savent que les études prospectives, notamment en économie, utilisent souvent une méthode dite des "scénarios". Un scénario part d'un certain nombre d'hypothèses sur la situation initiale et l'impulsion des facteurs considérés comme déterminant un système ; il décrit, à partir de ces hypothèses, l'évolution (probable) du système. Il est classique de dresser plusieurs scénarios, avec valeurs maximales, puis minimales, enfin moyennes des facteurs dominants.

Je décrirai ici, en les ramenant à quelques lignes, les scénarios extrêmes encadrant correctement, de l'avis d'experts que je crois pertinents, la gamme imprévisible des réalités possibles. Le premier de ces scénarios mérite le nom de scénario de faillite, c'est celui d'une mise en œuvre maximaliste du Programme commun de la gauche, c'est celui qui correspond aux récentes propositions du parti communiste. Le second est austère, plus qu'austère, c'est à mon sens le seul qui puisse être retenu pour bien des Français : je l'appelle ici scénario spartiate.

Le scénario de la faillite est donc celui de l'application "maximaliste" du Programme commun de la gauche. Il suffit d'une majoration instantanée de 20 à 30 % du salaire minimum (S.M.I.C.) pour qu'au terme de huit mois, la machine économique française soit éreintée, la France réduite à situation de l'Angleterre ou de l'Italie.

Rappelons que l'Italie, dont le niveau de vie ne dépasse que d'assez peu la moitié de celui de la France, ne vit en ce moment que parce que les États-Unis et l'Allemagne veulent bien lui fournir à crédit ou lui donner les dollars nécessaires au paiement au jour le jour de son énorme déficit commercial. Rappelons que l'Angleterre, naguère la quatrième ou cinquième nation dans la liste mondiale des hauts niveaux de vie, est aujourd'hui tombée au dix-huitième rang, n'atteint plus que les deux tiers de la France, végète aux niveaux de l'Allemagne de l'Est, de la Tchécoslovaquie et de l'Italie.

D'où vient pour la France un pronostic si sombre ? On pourrait répondre : précisément de l'histoire de l'Angleterre, du Portugal ou du Chili. Mais aussi d'études nombreuses et convergentes, qui ne sont pas de mon cru (mes travaux personnels me permettent seulement de les confirmer). Je ne citerai ici que la dernière en date qui me soit parvenue, qui est aussi la plus approfondie et la moins suspecte de partialité politique, car l'auteur a précisément à gauche sa foi politique : c'est l'ouvrage de S. Chr. Kolm, La Transition socialiste, dont Alain Vernay a signalé ici même l'importance.

Quels sont les facteurs de ce sombre pronostic ? Le majeur est le déficit du commerce extérieur, provoqué comme pour l'Italie, comme pour l'Angleterre, l'Australie de 1974, le Portugal ou le Chili, par une consommation intérieure excédant la production. Le détail du processus, à partir d'une situation initiale fort fragile (celle de la France aujourd'hui), est le suivant : hausse des salaires, déficit monétaire des entreprises, chute des investissements, recours obligé au crédit d'État, avec ou sans nationalisations peu importe, dirigisme voulu rationnel en fait vicié par d'innombrables lacunes et d'innombrables erreurs dans la collecte et le traitement de l'information ; changements de structure de la consommation ; baisse avec effondrements sporadiques de la production ; déficit du commerce extérieur, recours nécessaire au crédit étranger... Le pouvoir d'achat des salariés retombe alors au bout d'une quinzaine ou d'une vingtaine de mois au dessous de ses niveaux de départ.

Le pouvoir perd ainsi la confiance populaire et sombre dans la dictature ou disparaît dans une tourmente politique.

Tel est le processus, expérimentalement constaté en une dizaine au moins d'expériences socialistes, que M. Kolm voudrait épargner à son parti, et que je voudrais épargner à la France. Bien entendu, l'examen technique des "comptes" du Programme commun de la gauche récemment publiés par le parti communiste confirme sans nul doute ce diagnostic désastreux.

Les mots clefs qui manquent à la rédaction actuelle du Programme commun de la gauche, et qui seuls pourraient éviter aux Français de cruelles séries de désillusions sont les suivants : prix de revient, efficacité, productivité du travail, production, commerce extérieur.

Il n'y a pas d'autre moyen d'accroître le niveau de vie des masses que d'augmenter le volume physique de la production nationale. Un peuple ne peut consommer que ce qu'il a produit. Ce que la France achète nécessairement à l'étranger (pétrole, matières premières, et dont le prix en France, est dans l'ensemble, cinq fois supérieur à ce qu'il était en 1972), doit être payé en marchandises, lesquelles ne sont effectivement acceptées par l'étranger que si leur qualité et leur prix les font préférer sur le marché des offres mondiales.

Tels sont les paragraphes fondamentaux du scénario spartiate, en fait le seul possible, celui qui s'impose inéluctablement, celui que tout autre plan, celui que toute autre procédure politique ne peuvent que différer, mais alors rendre plus durablement obligatoire, plus rigoureux, plus douloureux...

Finalement, le programme commun des Français peut et doit écarter du programme commun de la gauche tout ce qui conduit à la hausse des prix de revient des produits et au déficit du commerce extérieur. En outre, il doit reconnaître l'initiative commerciale, l'invention technique, l'esprit d'entreprise, la réussite économique comme les facteurs sine qua non du progrès national, et donc du progrès social.

Au-delà, et dans la mesure où le redressement économique de la France le permettra, le scénario spartiate pourra progressivement se desserrer et s'ouvrir aux autres aspirations légitimes des Français.

Une question encore pour définir la marge qui sépare aujourd'hui en France le réel du possible ; quelle promesse un nouveau gouvernement pourrait-il faire aux électeurs qui viendraient de l'élire, sans risquer d'être engagé dans le processus de faillite ? Serge Kolm répond clairement : anticiper de six mois le progrès de productivité qui peut être légitimement escompté. Qu'est-ce à dire ? - 2 à 2,5 % (et encore à mon avis : si tout va bien, si la machine économique tourne selon son meilleur régime de croisière). C'est dire que la marge entre le réel et le possible est celle qui porterait le salaire horaire de base de 10 F à 10,25 et le salaire mensuel non de 1 600 F à 2 200, mais seulement à 1 635 F ou 1 640 F.

Voilà la réalité. Mais combien d'électeurs voudront l'admettre ? Après avoir promis le socialisme de l'abondance, comment faire accepter le socialisme de la pénurie ?

 

 

© Jean Fourastié, de l'Institut, article publié dans Le Figaro, juin 1977

 

* Serge-Christophe Kolm, La transition socialiste (la politique économique de gauche), Paris, Éditions du Cerf, 1977, 212 p.

 


 


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