Les Suisses viennent de prendre deux mesures impensables en France : l'abolition du statut de fonctionnaire, le maintien de l'âge de la retraite à 65 ans. Et ils l'ont fait par référendum, le peuple ayant été appelé à se prononcer après que les parlementaires ont débattu du problème. Le référendum existe bien chez nous. Il est utilisé par les hommes politiques pour demander aux Français de répondre à des questions généralement compliquées (élargissement de la CEE, traité de Maastricht), jamais pour dire ce qu'ils souhaitent au quotidien, jamais pour leur permettre de donner une réponse aux problèmes qui sont véritablement les leurs. On refuse aux Français le droit de faire connaître leur opinion de citoyens ordinaires, on leur demande leur avis de constitutionnalistes !

Ce n'est ridicule qu'en apparence. En réalité, les politiques français (comme leurs homologues étrangers) craignent les réactions populaires qui, généralement de bon sens, n'approuveraient pas les choix doctrinaires, les projets fabriqués par des lobbies, projets finalement débattus à l'Assemblée devant des banquettes vides. Savez-vous combien de députés ont assisté, jeudi, à la conclusion de la discussion sur le projet de loi réformant les législations concernant la contraception et l'interruption volontaire de grossesse ? Une quinzaine ! Une quinzaine sur 577 ! C'est un triste exemple… Mais, dans la plupart des débats, l'absentéisme est de règle.

Revenons aux Suisses et à leur vote sur le texte abolissant le statut de fonctionnaire, texte précédemment adopté par les Chambres, textes que les syndicats voulaient voir annuler et ils en avaient fait la demande par une initiative ayant recueilli de nombreuses adhésions. Cependant, c'est par 67 % des votants contre 33 % que le peuple a décidé d'en finir avec le statut. Ainsi en Suisse, les conditions de travail des serviteurs de l'État se rapprocheront-elles des conditions en vigueur dans le privé, un contrat de droit privé remplacera les garanties données jusqu'alors par l'État, le traitement au mérite sera introduit dans la gestion des carrières. Dans quelques années - mais les observations pourront commencer dans quelques mois - il sera passionnant de juger, à travers succès et insuccès, comment marche un État sans fonctionnaires.

En votant comme il vient de le faire, le peuple suisse a pensé qu'il desserrerait le carcan des règlements, simplifierait sa vie quotidienne, diminuerait les dépenses de l'État et allégerait le poids de ses impôts. Attendons les résultats avant de juger, mais regardons attentivement l'expérience.

Par une décision prise le même jour, les Suisses ont repoussé la proposition des partis de gauche de ramener l'âge de la retraite de 65 à 62 ans. Masochisme ? Non, connaissance par le peuple des évolutions démographiques. Puisque nous sommes très fiers, nous Français, d'avoir abaissé l'âge de la retraite à 60 et même 55 ans, les Suisses sont-ils fous pour vouloir ne quitter le travail qu'à 65 ans ? Non, ils ont raison. Et nos gouvernants, qui ne se préoccupent aujourd'hui que de savoir si la présidentielle précédera les législatives, qui repoussent à 2002 ou 2003 l'examen des problèmes posés par l'âge de la retraite, portent une terrible responsabilité devant les jeunes Français. En se bandant les yeux, en ne voulant pas reconnaître que depuis 1981 ils se sont conduits démagogiquement, donc sottement et dangereusement, ils font en sorte que les générations de nos enfants seront soit privées de retraite décente, soit condamnées à de monstrueux prélèvements.

Les chiffres parlent, en effet. Ils sont simples et il n'y a nul besoin de sortir de l'ENA pour les comprendre. Il existe aujourd'hui en France 21 % de plus de 60 ans dont les retraites sont payées par les actifs, c'est-à-dire par 57 % de la population, car les moins de 20 ans (22 %) entrent de plus en plus tard dans le monde du travail. Il est certainement agréable de partir le plus rapidement possible à la retraite, de ne travailler que 35 heures par semaine. Mais prend-on conscience du fait qu'aujourd'hui la France n'utilise qu'à moitié la force de travail de sa population active, réfléchit-on aux conséquences inévitables, à court terme, de ce malthusianisme ?

Comme tous les hommes politiques français, Lionel Jospin sait parfaitement que le problème de l'âge de la retraite est prioritaire car il n'est pas possible, dans un pays où, comme dans tous les pays industrialisés, la durée de vie augmente de trois mois par an tandis que diminue la durée du temps de travail, de maintenir des limites d'âge de la retraite (55-60 ans) dont on nous a beaucoup dit qu'elles étaient de grandes conquêtes, alors qu'il s'agissait de grandes tromperies. Il n'est pas possible de continuer longtemps ainsi. Lionel Jospin le sait, mais par crainte des réactions syndicales, il repousse toujours le moment de dire la vérité aux Français, et plus tard la vérité sera dite, plus lourde sera la note à payer.

Les Suisses, en votant comme ils viennent de le faire pour l'abolition du statut de fonctionnaire et le maintien de l'âge de la retraite à 65 ans, sont-ils fous ou, au contraire, se montrent-ils soucieux de la bonne gestion de leur pays et de l'avenir de leur jeunesse ?

Je sais la réponse. Mais elle est sans doute inaudible des Français que l'on n'a pas habitués à prendre - sur les grandes questions de société - leur destin en main.

 

 

© Henri Amouroux, in La Provence du dimanche 3 décembre 2000, p. 20

 


 


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