C'est le dernier professeur d'éducation civique capable de se faire respecter des loubards. Son nom : Tilt. Grâce à lui, la discipline règne là où on l'attend le moins : autour des flippers. L'admirable invention ! Comme notre billard politique fonctionnerait mieux s'il en était équipé ! Là aussi les joueurs sont tentés de forcer le passage en secouant la machine. Mais l'opinion est un tilt bien fragile qui tantôt sanctionne la faute et tantôt la récompense. Comment fonctionne-t-il aujourd'hui ? C'est la question politique de l'heure.

Avec la constitution de la Ve République et le scrutin majoritaire, les socialistes ont eu le sentiment de jouer sur un billard spécialement dessiné pour faire gagner leurs adversaires. Ils ont tenté de passer en force : ce fut le "Programme commun". Le tilt sanctionna en 73, en 74, en 78 le dogmatisme des solutions et l'outrance des promesses. En 81, il resta bloqué. Et le gagnant fut pris à son propre piège : relance de la consommation, nationalisations massives, réglementations du travail, renforcement des appareils syndicaux, etc. Au bout d'un an, la machine se bloquait : dévaluations, déficits, il fallait changer de politique face à la rébellion des faits. Dans les deux années qui ont suivi, le tilt se remettait en place. À travers les sondages, les consultations électorales, les manifestations, les Français allumaient tous les voyants signalant le jeu interdit.

Voyez la querelle scolaire. La gauche, maîtresse du parlement, n'était tenue par aucune contrainte particulière et pouvait imposer son projet laïque en toute légalité. Elle en fut empêchée par l'immense tilt du 24 juin : les Français ne voulaient pas qu'on leur invente une guerre scolaire en pleine crise économique. À nouveau, le flipper réagissait. L'opinion n'a pas moins pesé en économie. La grogne antifiscale de 1983 n'est pas étrangère à la décision présidentielle de réduire les prélèvements obligatoires. Quel gouvernement peut ignorer que tout retour aux mythes de 81 provoquerait une réaction comparable ? Les Français n'admettent plus le jeu aux extrêmes, ni à travers les remèdes miracles des gouvernants, ni à travers les promesses démagogiques des opposants. La forte popularité dont jouissent Simone Veil et Michel Rocard, l'ascension de Raymond Barre dans les sondages, la neutralité bienveillante qui a accueilli Laurent Fabius me paraissent liées à cette prise de conscience.

Les socialistes ont-ils réellement changé ? s'interroge la droite. Autant se demander si de Gaulle a accordé l'indépendance à l'Algérie par conviction ou par réalisme. Le fait est qu'en 1962 les Français voulaient la paix et que nul gouvernement n'aurait pu prolonger bien longtemps la guerre. Ceux qui, au début des années soixante, démontraient que jamais le Général ne mettrait fin au conflit faisaient du volontarisme primaire. Ils croyaient, naïfs, que le capitaine pouvait piloter à sa guise. Grossière erreur. Les gouvernements font de la navigation à voile, pas à moteur ; ils ne peuvent aller contre les courants ni s'aventurer dans les zones de tempête.

Dans les cercles socialistes - pour ne pas parler des communistes - les nationalisateurs, les laïques, les partageux, les marxistes rongent leur frein et veulent croire que la "parenthèse" sera refermée. Quoi de plus naturel ? Laurent Joffrin remarque : "La gauche au pouvoir devait rompre avec le capitalisme. Elle a rompu avec le socialisme"(1). Formule que je reprendrai à mon compte à une nuance près : "Elle a rompu avec son socialisme". Ce n'est pas en deux ans qu'on avale un tel boa.

Mais comment revenir aux pratiques anciennes si les Français ont miné de tilts dévastateurs le chemin du retour ? Dans ces colonnes, il y a un an, j'écrivais que le virage pris par François Mitterrand au cours de l'émission "l'Enjeu" me semblait irréversible. À l'appui de ce jugement, je n'invoquais pas les convictions et intentions personnelles du président, sur lesquelles je n'ai pas la moindre lumière, mais l'évolution d'une opinion qui exigeait un retour au réalisme. Une certaine forme de socialisme "ne passe plus" et ne passera plus avant très longtemps.

Nous risquons maintenant de voir l'opposition outrer son jeu pour reprendre les commandes. C'est tout le débat actuel de la droite. Feu l'Union de la Gauche parlait de la France en termes apocalyptiques et de ses remèdes en termes magiques. Tout allait mal avec ce qu'on appelait encore le capitalisme ; tout irait bien avec le socialisme. En bonne symétrie, on annonce que tout va mal avec le socialisme et que tout ira bien avec le libéralisme. Tilt ! Au travers de récentes prises de position, je vois se dessiner les deux voies interdites : les promesses et le dogmatisme. L'opposition est prise dans le dilemme suivant : ou bien notre économie peut se remettre rapidement et elle n'est pas si malade qu'on le dit, ou bien elle est délabrée et elle ne se relèvera pas si vite qu'on l'espère. Pour forcer le passage, il reste à ressusciter la croissance forte par la magie du volontarisme politique. Hier socialiste, aujourd'hui libéral.

Tout le monde saurait relever le pouvoir d'achat et réduire le chômage si la France gagnait quatre ou cinq points de P.I.B. par an, mais personne ne sait provoquer cette accélération sans creuser les déficits... Personne, sauf une minorité réduite à la parole et dispensée de la preuve par l'action. La croissance refleurit dans les discours, dans ceux de Jacques Chirac comme dans ceux de la gauche archaïque, et chacun l'assaisonne à sa façon ; reprise par l'investissement, reprise par la confiance, reprise par l'emploi, en évitant tout de même la relance par la consommation, éventée pour avoir trop servi. À l'approche des échéances électorales, l'élixir de jouvence va réapparaître dans les vitrines. Je crains même que le gouvernement ne nous en administre une ration. Fasse le ciel ou l'enfer que le flipper ne s'enraye pas et que tout passage sur la case "croissance forte" annule le coup.

Une fois pour toutes, les Français doivent savoir que l'endettement extérieur du pays, qui dépasse dix mille francs par tête, va jouer comme un frein "indessérable" dans les cinq ans à venir. Chaque année, 2,5 % de la richesse produite devra partir à l'étranger, non pas en exportations payées par nos clients mais en tribut versé à nos créanciers. Un appauvrissement pur et simple. Ce sera autant qui manquera comme demande intérieure pour stimuler la production. La croissance sera uniquement tirée par l'exportation, et les maigres résultats de notre industrie sur les marchés étrangers montrent assez que la locomotive sera poussive. Un vol d'Airbus, même aux États-Unis, ne fait pas le printemps. Avec ce ralentisseur, vissé comme un sabot de Denver, la France n'aura qu'une croissance fort lente. Traduisons pour les Français : le chômage s'incrustera et augmentera, le niveau de vie stagnera ou régressera. Pendant des années. Que l'opposition porte ces grises perspectives au débit des socialistes, c'est bien naturel. Qu'elle se targue d'être mieux à même qu'eux d'assurer la guérison, c'est encore normal. Qu'elle nous peigne en rose son avenir libéral, ce serait dangereux. Seul le poids d'une opinion qui ne s'en laisse plus conter serait capable de l'en dissuader. Dans l'immédiat, la leçon de 81 a tué tous les Pères Noël. De droite comme de gauche. Pourvu que ça dure !

Ce rétrécissement de l'espace politique jette le trouble dans les états-majors. Si les deux équipes jouent sur le même terrain, les Français ne vont-ils pas les confondre et se dire : "Gauche ou droite, c'est vaches maigres et maigres vaches" ? Pour retrouver la distance d'attaque, chaque camp est tenté par la surenchère. Par les promesses comme par le dogmatisme. La gauche s'étant rapprochée du réalisme libéral, l'opposition cède au vertige de l'ultralibéralisme, tout comme l'Union de la Gauche avait versé dans un marxisme outrancier pour se distinguer de l'ancienne majorité qui, selon la juste formule de Jacques Chirac, "socialisait" la France sans le dire.

Tout le monde étant d'accord pour réduire la place de l'État et redéfinir ses fonctions, on nous propose un "Programme libéral "(2) qui privatiserait tout notre système de protection sociale. Serait-ce un bien ou un mal ? La question ne se pose pas. Les Français ne sont pas partants pour une révolution à la cambodgienne. Ni en direction du marxisme ni en direction du libéralisme. Le "toujours plus d'État" était absurde hier, le "jamais plus d'État" l'est tout autant aujourd'hui. Nos ultralibéraux rêvent de la prisonnière à libérer ; qu'ils s'inquiètent plutôt de la bombe à désamorcer. Prôner le libéralisme absolu en faisant l'impasse sur la question cruciale de l'héritage, c'est faire le jeu des communistes.

Le temps paraît venu de tourner la page. La question du "que faire ?" est tranchée. Il reste les sous-questions, mais essentielles : "Comment le faire ?" et "Qui le fera ?". L'alternative politique tient à l'intérieur de l'épure et ne se réduit nullement à des variantes autour d'un centrisme apeuré. Elle laisse la porte ouverte à l'audace, à l'invention, à l'originalité.

Une très faible croissance économique n'est pas synonyme d'immobilisme social. Au contraire, et j'en veux pour exemple l'accord B.S.N.-Emballage de janvier 1982 sur la cinquième équipe. Le principe est dicté par la croissance ralentie : l'entreprise n'a supporté aucune charge supplémentaire. Pourtant, 2 400 ouvriers postés sont passés de 38 heures hebdomadaires à 33 heures et demie. Une amélioration considérable, on en conviendra. En période d'expansion, les syndicats auraient exigé la réduction du travail à salaire maintenu sans souci de compétitivité. En 1979, le concurrent Saint-Gobain licenciait et l'on était déjà en sureffectifs. La saison des cadeaux était bien terminée. Laborieusement, difficilement, la direction a engagé une négociation avec les syndicats (C.G.T. dominante à 80 %) sur la base d'un troc : cinquième équipe contre des gains de productivité équivalents. Dix-huit mois après la signature de l'accord, les gains de productivité ont plus que compensé les réductions d'horaires. L'entreprise est gagnante, les salariés aussi. Si le chiffre d'affaires avait crû de 10 % l'an, si les profits avaient été confortables, croit-on que la direction se serait embarquée dans une aventure pareille ?

Toutes les expériences réussies prouvent que le vrai progrès social, celui qui se traduit par une amélioration de la vie, passe davantage par le réaménagement des horaires, une remise en question de la discipline hiérarchique, une participation de tous à la vie de l'entreprise que par un 2 % de plus sur la feuille de salaire. De même y a-t-il plus d'emplois à gagner dans un assouplissement des carcans réglementaires que dans un point de croissance supplémentaire ? Le grain à moudre, il est là. Nous verrons si les discussions entre les syndicats et le C.N.P.F. produisent un peu de farine. Mais on aimerait que les états-majors politiques apportent des propositions nouvelles. Les socialistes faisant des efforts méritoires pour s'engager dans cette voie, l'opposition hésite entre les slogans reaganiens inapplicables dans leur brutale simplicité, et les contre-propositions concrètes, nouvelles et réalistes.

Cette réorientation du progrès social ne vaut pas seulement pour les entreprises du secteur concurrentiel. Notre administration a été sclérosée par des décennies d'inflation budgétaire. Le gonflement des effectifs et des budgets reportait aux calendes toute remise en question, toute réforme en profondeur. Nous voilà aux calendes, il va falloir parler sérieusement d'améliorer la productivité et la qualité du service public. Dans le secteur bancaire, la multiplication déraisonnable des agences permettait de rendre les guichets plus accessibles en dépit d'horaires aberrants. Grâce à la proximité, les usager pouvaient toujours "faire un saut" pour se glisser dans les rares heures d'ouverture. Solution ruineuse. Condamnées aux économies, nos banques devront adapter le temps de travail pour être plus longtemps à la disposition du public. Les hôpitaux s'étaient accoutumés à devenir des hôtels sanitaires plus que des centres de soins. L'austérité les obligera à regarder plus attentivement les bulletins d'hospitalisation. Pendant vingt ans, le contingent annuel de professeurs supplémentaires a permis de contenir le malaise de l'école sans jamais s'attaquer aux racines du mal. La pendule de l'austérité sonnera peut-être l'heure des vraies réformes.

Sur toutes ces questions - sans parler des problèmes de société - on attend la droite et la gauche. Qu'elles nous proposent des voies modernes, chacun choisira la sienne. Mais, contrairement à ce que pensent nos politiques, c'est la surenchère archaïque qui provoquera le sentiment d'uniformité. Des panneaux électoraux distribuant les cadeaux, au nom du communisme, du socialisme ou du libéralisme, risquent d'être confondus par les Français dans un même scepticisme. Le tilt sera général. Et quand le flipper est cassé, il ne reste plus qu'à aller à la pêche.

 

Notes

 

(1) La Gauche en voie de disparition : comment changer sans trahir ?, Seuil, 1984, 262 p.
(2) Celui de Jimmy Goldsmith, dans "L'Express" du 28 septembre.

 

© F. de Closets, article publié dans Le Nouvel Observateur du 5 octobre 1984, pp. 42-43

 

 


 


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