Ce que rapporte la juge Éva Joly est proprement terrifiant. Au plus profond d'une prétendue République à la surface de laquelle s'agitent et font semblant de se combattre des hommes politiques de toutes tendances, se meuvent, en toute impunité, les vrais décideurs. Qui n'hésitent pas à faire tuer, quand ils ne peuvent pas acheter. On imagine que ce que Madame Joly consent à nous dévoiler n'est qu'une infime partie de l'iceberg de la corruption. On m'a reproché de traiter la France de République bananière. Mais lisez ce livre - et le suivant - vous serez édifiés !
Au passage, la Juge nous dit tout le bien qu'elle pense de la ministre Guigou, et de ses réformettes, et la sottise de la cour d'assises avec appel. Elle nous parle aussi de ces milliards engloutis en pure perte dans une modernisation informatique du système judiciaire, à cause d'un Juge "qui s'intéressait à l'informatique"...
J'en ai connu, dans l'Éducation nationale, des gens qui "s'intéressaient à" l'informatique ! Et qui ont été écoutés par des décideurs qui, eux, ne s'y intéressaient pas du tout. D'où des milliards dépensés en pure perte, ici aussi. Car ces prétendus intéressés par l'informatique s'intéressaient surtout à la gestion de leurs carrières. Quelle importance, après tout, que tout le reste s'écroule...
Bon, revenons à la juge Joly : il faut lire, et surtout méditer, ses propos : ils sont terrifiants, je le répète. On se demande d'ailleurs s'il n'est pas trop tard, si la gangrène n'est pas trop avancée pour espérer sauver quelques meubles. C'est ce qu'elle a dû penser elle-même, puisqu'elle est retournée dans son pays d'origine. Oui, ce texte est atroce, à force de lucidité.
Au fait : la première clé dont parle la Juge (avant le texte reproduit), c'est de traiter les affaires financières exactement comme des affaires criminelles banales

 

Au cours de ces six années de galerie financière, j'ai souvent eu l'impression que l'architecture de la Justice avait été conçue autour d'un article préalable au Code pénal qui en donnerait le chaînon manquant : "La loi s'applique à tous, sauf à celles et ceux qui détiennent un pouvoir politique ou économique".

La brigade financière m'a suivie avec enthousiasme. Les plus anciens me racontaient comment des collègues avaient auparavant l'habitude de travailler avec eux. Les policiers recevaient une commission rogatoire (un ordre de mission, en langage juridique) par la voie hiérarchique. Ils menaient l'enquête pendant deux ans, renvoyaient les résultats par le même circuit et n'avaient plus jamais de nouvelles du dossier. C'était la bureaucratie appliquée à l'enquête judiciaire.

Avec les enquêteurs, j'ai instauré immédiatement des relations directes. Se lever à cinq heures du matin pour une perquisition et rentrer tard le soir chez soi pour onze mille francs par mois, ce n'est pas une vocation, c'est un métier souvent ingrat et toujours anonyme. L'engagement des policiers de la brigade financière ne s'est jamais relâché. La dynamique est toujours là. Je les vois abattre sans rechigner leurs douze heures quotidiennes. Cette année, ils vont perdre soixante-dix jours récupérables qu'ils n'ont pas pris, tout simplement parce qu'ils se mobilisent pour que les enquêtes aboutissent. C'est un petit miracle, une conjonction de forces qui s'est cristallisée à ce moment-là, parce que c'était eux et parce que c'était nous. Ils ont pris un risque calculé, tout en sachant qu'ils pouvaient se retrouver du jour au lendemain affectés à la circulation. Ils ont parié sur le fait que les enquêtes allaient aboutir et que leur travail ne se perdrait pas dans les sables judiciaires.

Le commissaire principal était tout d'abord surpris de cette liberté de contact, mais il a fini par accepter que je leur téléphone librement, sans passer par la voie hiérarchique. Le code de procédure pénale précise que le juge d'instruction dirige les opérations de police judiciaire. Je suis impatiente. J'aime connaître presque à la minute le résultat de leur travail. Je peux les appeler dix fois dans la journée. J'aime savoir ce qu'ils ressentent : leur regard est souvent juste parce qu'ils ont l'instinct de l'enquête. Ils connaissaient les lieux des perquisitions, ils ont perçu une gêne passagère chez un témoin, un détail, autant d'indices qui peuvent être le fil d'une pelote plus importante à dévider. Leur avis compte beaucoup pour moi.

Ils m'ont offert la deuxième clé.

Même dans les institutions les plus bloquées, il existe des interstices de liberté. Chacun peut faire bouger les choses bien davantage qu'il ne s'y autorise généralement. C'est pourquoi je me refuse aux considérations générales. Je crois au génie de la rencontre. II existe toujours une porte quelque part.

Je n'ai jamais eu à regretter ma confiance dans les autres. J'ai notamment eu la chance de rencontrer des magistrats de qualité au sein du parquet financier. Le parquet, on le sait, est dépendant du pouvoir politique : il doit rendre des comptes qui aboutissent au cabinet du ministre. Lorsque certaines enquêtes sont devenues sensibles, j'aurais pu avoir la tentation de considérer le parquet avec méfiance, ou comme un adversaire. J'ai préféré jouer le jeu. Les règles sont connues et je n'aime pas les stratégies de rupture.

J'ai toujours librement communiqué avec mes collègues dans le cadre de la procédure, pour éviter qu'ils ne se retrouvent en porte-à-faux, et respecté leurs décisions. Je me suis inspirée des fonctionnaires du Trésor. En présentant un dossier techniquement bien ficelé, ils rendaient un éventuel arbitrage politique plus visible et donc plus gênant. Devant l'évidence, un procureur a du mal à argumenter un refus (l'une de nos collègues, Anne-José Fulgéras, a ainsi été déplacée en dehors du parquet financier. Alors que l'indépendance du parquet est le leitmotiv des discours officiels, il existe un hiatus entre les mots et la pratique).

Nos collègues du parquet nous ont accordé la plupart des supplétifs d'enquête qui étaient nécessaires à la poursuite des instructions. Ils ont respecté la logique du dossier et non les conseils de prudence qui pouvaient leur parvenir.

Ce fut en tous les cas la troisième clé.

Grâce à ces points d'appui, j'ai pu aller plus loin dans mes enquêtes. Ma vie de magistrat est devenue plus délicate. Je suis entrée dans un monde de manipulations et de violence diffuse.

J'ai dû m'habituer à un renversement complet de perspective. Je n'enquêtais pas parmi les milieux interlopes, les squats ou les ateliers clandestins, mais au cœur du système, dans un univers parallèle, intimement lié à la réalité la plus honorable et la plus officielle de la société. La formation reçue à cette époque à l'IHEDN (l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale) m'a été précieuse. J'ai aujourd'hui en tête une sorte de géographie personnelle de la société française, qui ne ressemble pas à celle que l'on présente habituellement. J'ai appris qu'il existait une sphère publique, où se joue la comédie du pouvoir et les illusions médiatiques, et une sphère protégée, où se déploient des rapports de force, parfois très violents, mais à l'abri du regard des citoyens.

Il m'a souvent été reproché d'exploiter les lettres anonymes. L'utilisation médiatique de cet argument, qui permet d'associer abusivement nos enquêtes à la délation sous l'Occupation, ne me fera pas changer d'avis. Bien sûr, la sensibilité du terrain attire les pervers et les délirants. Sur cent lettres anonymes reçues, si l'on enlève les injures antisémites, les obsédés du complot mondial, les photocopieurs fous et les radiesthésistes, seules une ou deux sont intéressantes. Ce sont probablement des petits entrepreneurs qui ont vu des travaux pharaoniques, des cadres déchus parce qu'ils avaient refusé de collaborer, quelques femmes abandonnées, des contrôleurs des impôts dont on a arrêté les vérifications.

Si je contrôle une information anonyme sur la provenance de certains fonds et qu'elle se révèle exacte, que dois-je faire ? Pendant la République de Venise, les doges avaient institué le principe de la Bocca. Tout le monde pouvait se plaindre de manière anonyme des autorités en laissant une lettre dans la bouche du Lion.

L'influence de ces courriers sur les enquêtes est marginale. Ils ne représentent un véritable intérêt que lorsqu'ils expriment un sentiment d'impuissance. Un mafieux s'arrange en effet toujours pour déséquilibrer la balance entre l'avantage qu'il vous demande et le prix à payer si vous le refusez. Un cadre de grande entreprise qui accepte de fermer les yeux sur une opération criminelle peut continuer sa carrière sans encombre. Il concède un petit bout de terrain au réseau et reçoit en échange l'aisance financière et morale, le prestige.

Celui qui s'oppose au système paie un prix incroyablement fort. Il est aussitôt humilié, marginalisé, licencié, placé sur écoutes illégales, menacé de mort. On le fait passer pour un déséquilibré. Sa voiture a un accident. Son appartement est cambriolé. Il sent physiquement une menace. J'ai éprouvé de la colère en entendant les récits de certains témoins. Pour dix secondes d'honnêteté, ils ont vécu dix ans d'enfer. Ils ont payé leur courage au prix fort. Ils n'ont pas voulu se soumettre et ont été rejetés sur le bord du chemin.

Ce sont des auditions comme celles-là qui vous font comprendre l'influence des réseaux organisés en France.

À cinquante ans, ma vision du monde a été transformée. Il m'a fallu apprendre à recomposer un autre univers mental, à petits pas. J'ai toujours cherché à digérer ce que je découvrais, à tirer les conséquences intellectuelles de ce que je vivais. J'aurais aimé préserver mon confort moral, croire encore au monde ancien que l'on m'avait enseigné, mais on n'arrête pas la mer avec ses bras. Aujourd'hui j'ai retrouvé de nouveaux repères, plus solides. Je sais qu'un nouveau monde se dessine, qui n'aura plus rien à voir avec le précédent.

C'est la quatrième clef.

En tant que magistrat, j'avais l'habitude de rencontrer des criminels qui reconnaissaient leurs actes. Devant une preuve accablante, une empreinte génétique qui signe son forfait, un violeur ou un braqueur passe rapidement aux aveux. Un délinquant financier, lui, n'avoue jamais, même si nous arrivons à lui glisser devant les yeux la preuve du versement illicite de plusieurs millions sur son compte bancaire. Il trouvera toujours une nouvelle fable, sans exclure l'existence d'une machination destinée à l'enrichir à son insu !

Dans son esprit, la société est un jeu de pouvoir, où les règles ne sont que l'indicateur éphémère d'un rapport de force. Ses raisons d'agir sont plus légitimes que le Code pénal. "Ce que je fais, c'est bien, donc c'est légal". Même au cours de ses nuits de cauchemars, il n'acceptera pas de se reconnaître comme un délinquant. Le sociologue américain Edwin Sutherland, l'inventeur de l'expression "délinquance en col blanc", écrivait déjà en 1933 : "Alors que les délinquants de droit commun reconnaissent qu'ils sont délinquants et sont considérés comme tels par le public, les délinquants d'affaires sont estimés par tous - à commencer par eux-mêmes - comme des hommes de bien et d'honneur. Selon eux, les vrais criminels sont ceux qui font les lois, car ils gênent le business".

Dans le jeu des affaires et de la politique, le délinquant financier a appris à jeter toutes ses forces jusqu'à la dernière minute. Rompu aux situations de conflit, il joue en virtuose de la violence verbale et de l'intimidation. Une situation désespérée peut toujours se renverser : l'instruction est une négociation qu'il doit mener pied à pied, et à laquelle il finira bien par trouver une porte de sortie. Si j'avais eu l'habitude de me fier à mes impressions, j'aurais cédé à chaque fois. Combien d'interrogatoires où j'entendais des protestations véhémentes : "Madame, je ne peux rien vous dire, mais je suis un catholique pratiquant, je jure sur la tête de mes enfants et sur tout ce que j'ai de précieux que ce que je vous dis est vrai". Et au fil de l'enquête, nous remontions la trace de plusieurs millions de francs détournés sur des comptes personnels en Suisse. Comme si ces discours sur l'honneur ne valaient rien.

L'honneur et la duplicité, l'apparence de la légalité et la vérité du crime sont si intimement liés dans ces affaires, la négation de la réalité est telle lors de ces interrogatoires que je devais sans cesse revenir aux faits pour m'assurer que je ne fantasmais pas. Comme un prévenu me l'a glissé avec dédain à la fin de l'interrogatoire : "Il n'y a vraiment que les magistrats pour ignorer que le capitalisme français s'est construit à coups de délits d'initiés !"

 

© Éva Joly, in Notre affaire à tous, Éditions des Arènes, 2000, pp. 141-149

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 


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