Sans doute ce texte est-il daté... du gouvernement Rocard, avant l'entrée de la France dans le système de l'euro. Mais ceci dit, que de freins propres à notre pays il pointe, comme autant d'obstacles à un réel traitement du chômage ! Pour ne pas parler des trente-cinq heures...

 

La priorité a été donnée à l'emploi dans le budget 1989 du gouvernement Rocard, alors que le niveau de chômage est en France de plus de 10 % de la population active, soit le taux le plus élevé des grands pays d'Europe. Une baisse de 3 % de l'impôt sur les bénéfices non distribués, de moins de 2 % en deux ans sur les cotisations familiales, le lissage des hausses de taxe professionnelle et des crédits supplémentaires pour la formation suffiront-ils à inverser la tendance ? On peut en effet recenser quatorze causes économiques principales du sous-emploi français, qui sont les suivantes, par ordre décroissant d'importance.

 

I. la surévaluation du cours de change du franc. Il s'agit d'un état endémique qui remonte à plus de dix ans, à l'exception de très courtes périodes. Par le blocage de nos exportations et les facilités d'importations qu'elle induit, c'est probablement la cause principale de notre sous-emploi.

II. le niveau très élevé des taux d'intérêt réels. Ce niveau est lui-même en grande partie la conséquence de la surévaluation du franc. En effet, la défense d'une monnaie surévaluée passe nécessairement par le maintien de taux élevés afin d'éviter les sorties de capitaux comme les spéculations à la baisse sur la monnaie, tout en rendant attractifs pour les étrangers les placements en monnaie surévaluée.

Les taux élevés diminuent les investissements, paralysent les activités nouvelles et la construction de logements, en particulier pour les jeunes, tout en hypertrophiant la sphère financière spéculative au détriment de la sphère de l'économie réelle. Il y a moins d'emplois parce qu'il n'y a pas assez de produits nouveaux exportables.

III. le niveau des charges sociales. Les charges patronales représentent environ le double de ce qu'elles sont aux États-Unis (40 % contre 20 %). La "chasse à l'emploi" est ouverte toute l'année dans de nombreuses entreprises parce que le travail est trop cher, en partie parce qu'il est surtaxé.

Les charges salariales ont un effet semblable : les salariés prennent en compte le net perçu et exercent une pression sur les employeurs en fonction de ce net, charges sociales déduites. On ne peut donc pas séparer l'effet de sous-emploi des charges sociales selon qu'elles sont patronales ou salariales.

IV. la taxe professionnelle. Basée sur les salaires, les investissements et la valeur locative, cette taxe est un frein quasiment parfait à la croissance de l'emploi. Elle paralyse les initiatives, est un facteur important de hausse des prix et n'est pas déductible à l'exportation, contrairement à la TVA. En dépit d'aides de l'État aux communes pour compenser un plafonnement de la taxe professionnelle, cette dernière n'en représente pas moins les deux tiers environ de l'impôt sur les bénéfices.

En outre, la taxe professionnelle frappe les sociétés indépendamment de leurs résultats, ce qui constitue à la fois une inéquité et un obstacle à la création d'entreprises et à l'emploi d'un plus grand nombre de salariés.

V. le niveau du SMIC. On sait que, en élevant le niveau du SMIC, on exclut de l'emploi possible les moins capables et les plus faibles. Des considérations morales les plus fortes militent, en revanche, pour le maintien d'un SMIC à un certain niveau. L'économiste ne peut qu'indiquer qu'il existe ici une contradiction fondamentale entre les politiques possibles : pas de SMIC, beaucoup d'emplois et des salaires difficiles à justifier moralement ; ou un SMIC à un niveau moralement acceptable, mais moins d'emplois.

VI. l'absence de société unipersonnelle simple, à capital très faible et d'un maniement juridique aisé et sûr. On devrait pouvoir créer une société unipersonnelle en quarante-huit heures pour un coût de 1 000 F, avec des statuts légaux préimprimés coûtant 100 F, une déclaration unique, un capital de 10 000 F, et la certitude que les biens personnels du créateur et de sa famille seraient parfaitement à l'abri d'éventuelles poursuites de quelque organisme que ce soit (sauf escroquerie justiciable du pénal). En Grande-Bretagne, les self-employed ont augmenté leur nombre de sept cent mille de 1979 à 1985.

VII. les réglementations restrictives et malthusiennes se rapportant aux horaires et aux jours de travail. Á partir du moment où salariés et employeurs seraient d'accord dans leur majorité, la loi ne devrait plus se mêler d'organiser le travail, sauf naturellement les règles relatives à l'âge et aux horaires maximums.

VIII. l'attitude corporatiste de certains et les idées fausses sur le partage du temps de travail. Des horaires de travail plus faibles sur le plan individuel créeraient des emplois. Il n'en est rien. C'est le contraire qui se produit.

La productivité s'affaiblit par la baisse du temps travaillé, alors qu'un travail en heures "supplémentaires" procure à l'entreprise et au salarié des suppléments de ressources qui peuvent être investis par l'un, ce qui créera de nouveaux emplois, et investis ou dépensés par l'autre, ce qui créera de nouvelles possibilités de ventes sur le marché.

IX. l'abus des professions fermées et des monopoles d'exercice. Les abus sont considérables dans ce domaine et la France de 1988 est en partie une vaste corporation qui empêche le plus possible les jeunes sans emploi d'exercer de nombreuses professions. La seule profession qui devrait être vraiment fermée est la profession médicale. Or il y a plus de guérisseurs et de rebouteux que de médecins dans notre pays. Un immense "gisement" d'emplois s'ouvrirait pour les jeunes si la liberté d'exercice d'une multiplicité de professions était rendue aux Français.

X. la mise à la retraite, entre cinquante-deux ans et soixante ans, d'hommes expérimentés et l'interdiction qui leur est faite de prendre un autre travail rémunéré. Des hommes, dans la pleine force de leurs moyens, se voient exclus de leur activité professionnelle où ils ont acquis les méthodes les plus performantes, en même temps qu'ils en connaissent les dangers et les limites. La collectivité française se prive ainsi volontairement d'un apport d'expérience qui créerait des emplois s'il était utilisé, car il augmenterait la valeur ajoutée des entreprises qui l'utiliseraient, tout en leur coûtant moins cher.

L'entreprise qui a employé un homme vingt-cinq ou trente ans, comme les caisses de retraite ou d'assurance qui l'ont couvert, lui doivent quelque chose. Mais cet homme doit encore à la société plusieurs années de son travail. L'empêcher de travailler est inéquitable et moralement critiquable vis-à-vis de lui ; mais c'est surtout une mesure qui prive un certain nombre de jeunes des emplois qui seraient créés par le travail éminemment productif de ces hommes. Sans évoquer la mauvaise gestion des entreprises qui, par les retraites anticipées, brisent, sans espoir de retour, leur pyramide des âges.

XI. la non-déductibilité fiscale de certains salaires. L'infirmière, le jardinier, l'aide ménagère de la mère de famille nombreuse, la garde de la vieille dame sont exclus du traitement fiscal normal des salaires. Quand on sait le besoin que l'on a de garder et de soigner à domicile les jeunes enfants, les malades et les personnes âgées, on voit qu'il y aurait là une source d'emplois non négligeable, si le même traitement était appliqué à tous les salaires en France. On peut, à ce sujet, consulter les études prospectives du ministère américain du travail qui donne, par exemple, les emplois d'infirmières comme ceux qui devraient se développer dans les dix prochaines années au rythme le plus élevé.

XII. la surtaxation de l'épargne personnelle et la suspicion dans laquelle elle est tenue par l'État. Les Notes bleues du ministère des finances du 21 août indiquent que 38 % des nouveaux assujettis à l'ISF (impôt de solidarité sur la fortune) auront des revenus inférieurs à 500 000 F par an. Il s'agit donc de taxer non de "grosses fortunes", mais bien une épargne moyenne. On n'incite pas à investir avec une pareille attitude à l'encontre de l'épargne.

XIII. le montant des indemnités de chômage. Ici encore morale et niveau du sous-emploi se heurtent de plein fouet. On ne peut pas être incité à travailler, quand c'est pour gagner quelque 10 ou 20 % de plus que ce que l'on touche en ne faisant rien. Rappelons ici l'énorme scandale qu'avait créé Jacques Rueff, attaché financier à Londres, pour un article non signé, traduit dans le Times en 1931, dans lequel il expliquait, courbes à l'appui, que le montant de la "dole" (indemnité de chômage) était la cause immédiate du niveau élevé du chômage en Grande-Bretagne.

XIV. la délocalisation des industries au profit des pays d'Asie, notamment. Même si ce phénomène n'est qu'une conséquence de nombre de facteurs précédents (surévaluation du franc, taux d'intérêt élevés, niveau des charges sociales et taxe professionnelle, etc.), il ne faut pas moins évoquer ce phénomène, car il est l'une des manifestations les plus éclatantes de l'inadaptation de nos structures actuelles à l'évolution économique mondiale.

Vis-à-vis des quatre dragons (Hongkong, Taiwan, Corée du Sud et Singapour) et des pays de l'ASEAN, se pose en plus le niveau des salaires en valeur absolue. Peut-on avancer un niveau de salaires du quart pour les premiers et du huitième pour les seconds comparé aux nôtres ?

Présenter qualitativement ces causes immédiates et structurelles du sous-emploi en France revient à dire que, tant que l'on n'aura pas agi avec détermination sur la majorité d'entre elles, le chômage ne pourra que progresser, ou rester à un niveau ressenti par nombre d'entre nous comme une atteinte à la dignité humaine. Le problème des charges sociales est l'un des plus aigus, car il pose le problème de la gestion de la Sécurité sociale.

Pourquoi les mouvements de fonds de la Sécurité sociale ne passent-ils pas par les comptables du Trésor, quand on sait qu'ils sont plus importants que les mouvements de fonds de l'État lui-même ? Pourquoi le petit risque continue-t-il à être assuré par le régime obligatoire ? Pourquoi aucun régulateur n'est-il appliqué aux dépenses du risque moyen et aux dépenses d'honoraires médicaux, comme en RFA ? Pourquoi ne laisse-t-on pas jouer la concurrence entre les centres de soins privés et publics ?

Que l'opinion ne soit pas mûre pour entendre de dures vérités est plus que probable. Mais le fait qu'un gouvernement ait eu le courage de dire qu'il fallait s'attaquer au sous-emploi français montre bien que les esprits commencent à évoluer. Reste à convaincre que des quatorze points précédents, il faut en attaquer de front plus de dix pour parvenir à renverser durablement l'évolution du chômage en France.

Ce ne sera ni évident, ni facile, car plusieurs d'entre eux ont des implications dans d'autres secteurs de la vie publique. Il en est ainsi d'une opération monétaire dont le succès dépend du plan d'accompagnement qui doit, avant tout, réduire le déficit budgétaire pour éviter que l'opération ne soit à renouveler sous peu. Il s'agira donc, un jour, de mettre en œuvre un plan global où des mesures destinées à lever les quatorze obstacles au développement de l'emploi seront incluses.

 

© Ch. Borromée, Professeur à l'Institut de haute finance (Institut français de gestion), in Le Monde du 4 octobre 1988

 

 


 

 

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