Le titre de cet article, paru il y a quatre années, n'était à l'origine pas pourvu du point d'interrogation. Si j'en ai fait figurer un, c'est, paradoxalement, pour donner plus de relief à la situation française, cette autre "exception" où nous plonge l'égoïsme de syndicats aussi staliniens que non-représentatifs. Je souhaite par là donner à cet article une seconde vie - il n'a pas pris une ride, au moment même où depuis près de deux mois, la hargne crasse des mandataires du transport ferroviaire, accrochés avec leurs mandants à des privilèges au vrai indécents et d'un autre âge, plonge le pays et ses travailleurs dans des situations parfois insolubles - et je ne compte pour rien les dommages considérables subits par notre économie.

 

Réforme ferroviaire Le projet de loi qui prévoit le regroupement dans un holding public de la SNCF et Réseau ferré de France (RFF) paralyse le pays depuis presque dix jours. II a fait retomber la France dans le "rituel" de la grève. L'économiste Mathieu Lainé dénonce la prise en otage des Français par des syndicalistes qui ne représentent que 7,8 % des salariés de notre pays. La députée Valérie Pécresse plaide pour une meilleure application du service minimum. L'ancien ministre des Transports Dominique Bussereau explique pour sa part pourquoi l'UMP doit combattre une réforme rétrograde.


Quand j'entends le mot "réforme", je sors mon droit de grève. Ainsi va la France depuis des décennies.

Cette saison, ce sont les cheminots, les intermittents du spectacle et les taxis qui, pour faire reculer Manuel Valls, nous prennent en otages. Si ce dernier ne semble pas vouloir céder aux grévistes de la SNCF, il a déjà en partie reculé face à la mobilisation d'intermittents bénéficiant pourtant d'avantages aussi archaïques qu'injustifiables.

C'est là le drame de cette passion française : la grève, ça marche ! L'exécutif, de gauche comme de droite, finit toujours par amender voire supprimer son texte pour débloquer une situation insupportable pour la population. Ce faisant, il crée une incitation implicite à faire de nouveau grève dès qu'une contrariété réelle ou fantasmée se manifeste. Peut-on en vouloir aux grévistes ? A priori non. Ils défendent, comme tout à chacun, leurs intérêts. Nos dirigeants sont bien plus fautifs car ils ont été élus ou nommés pour réformer un pays qui se sclérose à vue d'œil. Ils devraient donc puiser dans la légitimité démocratique et leur représentativité avérée la force suffisante pour imposer leurs vues à une poignée de manifestants... non représentatifs.

La sous-représentativité syndicale et gréviste s'appropriant un pouvoir illégitime est un tabou autant qu'un mal français. Avec 7,8 % de syndiqués, le taux de syndicalisation en France est ridiculement faible si on le compare aux 68 % au Danemark et même aux 26 % au Royaume-Uni. Nos grandes centrales sont cependant protégées par la loi que le général de Gaulle avait fait voter en 1968 pour confirmer la présomption de représentativité de cinq grands syndicats. Dès lors, il les a dramatiquement libérés de toute incitation à "représenter". Les chiffres parlent d'eux-mêmes et sont vertigineux. Si le syndicalisme dans la fonction publique atteint 15,2 %, il tombe à moins de 5 % dans le privé, laissant ainsi la place à des minorités très idéologisées. Petits rentiers d'une noblesse de blocage, les voici, par la magie noire d'une fiction juridique, surpuissants et capables de terrasser la moindre mise à jour du logiciel France,

Nous sommes bien loin des ambitions premières d'Émile Ollivier, ce libéral qui fit abolir le délit de coalition par la loi du 2S mars 1864, et de Waldeck-Rousseau, autre libéral qui autorisa, le 21 mars 1884, les syndicats véritablement représentatifs en France. Comment en sortir ? La réponse est entre les mains de nos représentants politiques. S'ils font preuve de courage et d'audace, rien n'est inéluctable. Mais il faut accepter de trancher le nœud gordien. Ainsi les leaders de l'opposition devraient d'urgence proposer l'abrogation réelle et définitive d'un fonctionnement syndical ni représentatif ni légitime. Cela redonnerait du poids au dialogue social et rendrait enfin possible une évolution tant attendue du droit du travail qui, à force de protections, privilégie les "insiders" (ceux qui ont la chance d'avoir un emploi) au détriment des "outsiders", laissés à la porte du marché du travail.

Les salariés comme les chômeurs ont tout intérêt à ce que le droit du travail s'assouplisse. Ils devraient également se mobiliser en soutien de la réduction drastique des prélèvements fiscaux et sociaux. Ces mesures sont en effet les seules capables de restaurer, en France, un climat favorable à l'innovation, l'entrepreneuriat, l'investissement et donc l'embauche. Les salariés, confrontés alors au retour de la croissance et de l'emploi, redécouvriraient même le pouvoir et le luxe de choisir, et non de subir, leur emploi. Des syndicats qui embrasseraient ces idées ne sont pas un rêve. Ils existent et ont fait en partie leurs preuves en Allemagne comme dans les pays scandinaves.

Mais, avant d'en arriver là, rappelons inlassablement à notre premier ministre et à ceux qui veulent lui succéder la nécessité de tenir le cap réformiste. Deux vérités objectives doivent les y inciter. La première est symbolique : tous les grands réformistes, et pas seulement Reagan et Thatcher, ont eu à affronter et triompher d'une grande grève pour installer leur autorité et leur volonté. La deuxième est statistique : depuis le début de la crise, les rares gouvernements qui n'ont pas, en Europe, été balayés par les élections, étaient authentiquement réformistes. Nous avons donc tous à y gagner.

 

© Mathieu Lainé, in Le Figaro, 20 juin 2014

 


 

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"L'auteur a dirigé en 2012 le "Dictionnaire du libéralisme" (Larousse) et publié en 2016 un "Dictionnaire amoureux de la liberté" (Plon)
Il est président d'Altermind, société de conseil en stratégie, [[https://www.altermind.co.uk/]] et enseignant à Sciences-Po. Il appelle à une réforme du fonctionnement des syndicats en France, qui souffrent d'une absence de représentativité et de légitimité.