Dans un ouvrage ô combien célèbre (qu'on pourra se procurer pour une somme fort modique, car il a été réédité en 2010 chez Fayard - collection Pluriel -, avec une très éclairante préface de Nicolas Baverez), mais quelque peu oublié de nos jours, le professeur Aron dénonçait méthodiquement en 1955 la sujétion acceptée par "l'intelligentsia" française  à  l'idéologie marxiste. Il y attaquait moins les intellectuels communistes ("les communistes font honnêtement leur métier au service de l'Union soviétique"), ce qui va de soi, que l'aveuglement des "compagnons de route", au nombre desquels les "catholiques de gauche". Son style pas toujours facile à lire laissait assez souvent la place à des formules incroyablement assassines, dont il me plaît de citer l'une d'entre elles : "Après les tribunaux d'État de l'Occupation et les cours de justice de la Libération, on ne saurait attribuer aux Français un sens aigu de la justice", qu'on pourra retrouver ci-après (s'agissant de fustiger l'attitude adoptée en France à propos de l'affaire Rosenberg).
Dans la préface que je viens de citer, Nicolas Baverez considère que "l'Opium des intellectuels" fait partie du "petit nombre des livres-clés dans l’histoire intellectuelle de la France du XXe siècle". On ne saurait rendre plus bel hommage à un livre formidable de courage et de lucidité, publié à un moment où la quasi-totalité de "l'intelligentsia" française se bousculait derrière Sartre pour prendre ses ordres en Union soviétique.

 

"La misère religieuse est, d’une part l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple"

Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel [1843], début.

"Le marxisme est tout à fait une religion, au sens le plus impur de ce mot. Il a notamment en commun avec toutes les formes inférieures de la vie religieuse le fait d'avoir été continuellement utilisé, selon la parole si juste de Marx, comme un opium du peuple"

Simone Weil, Oppression et liberté [1934], p. 229.

 

La gauche est animée par trois idées, non pas nécessairement contradictoires mais le plus souvent divergentes : liberté contre l'arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes, organisation afin de substituer, à l'ordre spontané de la tradition ou à l'anarchie des initiatives individuelles, un ordre rationnel, égalité contre les privilèges de la naissance et de la richesse. La gauche organisatrice devient plus ou moins autoritaire, parce que les gouvernements libres agissent lentement et sont freinés par la résistance des intérêts ou des préjugés, nationale, sinon nationaliste, parce que seul l'État est capable de réaliser son programme, parfois impérialiste, parce que les planificateurs aspirent à disposer d'espace et de ressources immenses. La gauche libérale se dresse contre le socialisme, parce qu'elle ne peut pas ne pas constater le gonflement de l'État et le retour de l'arbitraire, cette fois bureaucratique et anonyme. Contre les socialismes nationaux, elle maintient l'idéal d'un internationalisme qui n'exigerait pas le triomphe d'une Foi par les armes. Quant à la gauche égalitaire, elle semble condamnée à une constante opposition contre les riches et contre les puissants, tantôt rivaux et tantôt confondus. Quelle est la vraie gauche, la gauche éternelle ?

Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, Chapitre Pensée et réalité.

 

 

La France passe pour le paradis des intellectuels et les intellectuels français passent pour révolutionnaires : tels sont les deux faits dont la conjonction semble paradoxale.

Un écrivain anglais d'avant-garde, dont les membres du Parlement ignorent le nom, est transporté d'enthousiasme quand, débarqué à Paris, il s'installe à Saint-Germain-des-Prés. D'un coup le passionne la politique dont la sagesse, dans sa patrie, décourageait son attention. Les controverses sont élaborées avec une telle subtilité qu'elles ne peuvent laisser indifférent aucun professionnel de l'intelligence. Le dernier article de Jean-Paul Sartre est un événement politique ou, du moins, est accueilli comme tel par un milieu étroit mais assuré de son importance. Les ambitions politiques des romanciers à succès se heurtent aux ambitions littéraires des hommes d'État. Ceux-ci rêvent d'écrire un roman et ceux-là de devenir ministres.

On dira que cette impression est superficielle et ce paradis réservé aux touristes. Peu nombreux sont les littérateurs qui vivent de leur plume. Instituteurs, professeurs de lycées ou de facultés végètent avec des traitements médiocres (mais la "traction" ou la "203" sont accessibles aux ménages d'universitaires à deux traitements), les chercheurs travaillent dans des laboratoires mal équipés. On spécule sur le cas d'un intellectuel, riche de gloire et de droits d'auteur, qui n'en met pas moins sa plume au service d'une Révolution mal définie, on oublie ceux qu'aigrit le contraste entre les bénéfices (non déclarés) des commerçants, des chirurgiens ou des avocats et la modestie de leur condition.

Les intellectuels ne sont pas moins sensibles que les autres Français aux soucis d'ordre économique. Quelques-uns imaginent que les éditions d'État élargiraient le tirage de leurs livres et qu'un Pouvoir soviétique leur offrirait, sans compter, les instruments de travail sur lesquels lésine la République. De l'autre côté de l'Atlantique, tels spécialistes du mot écrit, que l'on hésite il qualifier d'intellectuels, atteignent à des revenus considérables(1). La générosité des grandes entreprises, qui transforment en marchandise appréciée un talent de plume, sans qualité spirituelle, la générosité de l'État, patron unique des Sciences et des Arts, inspirent peut-être quelque envie aux intellectuels d'un pays trop petit pour que les capitalistes ou le Trésor public répandent l'argent avec une telle prodigalité.

Je doute pourtant que ce genre d'explications touche l'essentiel. L'écart entre le salaire d'un ouvrier qualifié et le traitement d'un professeur de faculté est au moins aussi large en France, probablement plus qu'aux États-Unis. Que les activités nobles (livres scientifiques ou philosophiques) rapportent moins que les activités inférieures (journalisme), le phénomène n'est pas spécifiquement français. Ceux qui se consacrent aux activités nobles - savants, philosophes, romanciers à petit tirage - jouissent de prestige et d'une liberté à peu près totale. Pourquoi tant d'intellectuels détestent-ils - ou s'expriment-ils comme s'ils détestaient - une société qui leur donne un niveau de vie honorable, compte tenu des ressources collectives, ne met pas d'entraves à leur activité et proclame que les œuvres de l'esprit représentent les suprêmes valeurs ?

La tradition idéologique, celle de la gauche rationaliste et révolutionnaire, explique les termes dans lesquels s'exprime la dissidence des intellectuels. Cette dissidence elle-même tient à la situation. La plupart des intellectuels qui s'intéressent à la politique sont amers parce qu'ils se sentent frustrés de ce qui leur revenait de droit. Révoltés ou sages, ils ont le sentiment de prêcher dans le désert. La IVe République, soumise aux directives velléitaires d'un personnel parlementaire sans doctrine commune, aux sollicitations contradictoires des groupes d'intérêts, décourage les Conseillers du Prince comme les prophètes de la subversion. Elle est riche de vertus négatives ; conservatrice face à un univers qui change.

Le régime n'est pas seul responsable de l'apparent divorce entre l'intelligence et l'action. Les intellectuels semblent plus intégrés qu'ailleurs à l'ordre social parce que l'on songe aux milieux parisiens, où le romancier occupe une place, égale ou supérieure à celle de l'homme d'État. L'écrivain, sans compétence, obtient une large audience, même quand il traite de ce qu'il se vante d'ignorer, phénomène inconcevable aux États-Unis, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. La tradition des salons, sur lesquels règnent les femmes et les causeurs, survit en un siècle de technique. La culture générale permet encore de disserter agréablement de politique, elle ne protège pas des sottises et ne suggère pas de réformes précises. En un sens, l'intelligentsia est moins engrenée sur l'action en France qu'ailleurs.

Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne même, entre économistes et milieux dirigeants de la banque et de l'industrie, entre ceux-ci et les hauts fonctionnaires, entre la presse sérieuse et l'Université ou l'administration, les idées et les personnes ne cessent de circuler. Le patronat français ne connaît guère les économistes et, jusqu'à une date récente, il inclinait à les mépriser - de confiance. Les fonctionnaires ne sont pas sensibles aux conseils des professeurs, les journalistes ont peu de contacts avec les uns ou avec les autres. Rien n'importe autant à la prospérité d'une nation que l'échange du savoir et des expériences entre les universités, les salles de rédaction, les administrations et le Parlement. Hommes politiques, chefs syndicalistes, directeurs d'entreprises, professeurs ou journalistes ne doivent être ni mis au pas en un parti qui se réserve le monopole du pouvoir, ni séparés les uns des autres par les préjugés et l'ignorance. À cet égard, aucune classe dirigeante n'est aussi mal organisée que celle de la France.

L'écrivain ne reproche pas à nos gouvernants d'ignorer les enseignements de la science politique ou économique. Bien plutôt reprocherait-il à la civilisation américaine de mépriser le lettré ou le penseur et d'employer les intellectuels à titre d'experts. En revanche, l'économiste ou le démographe déplorent que parlementaires et ministres soient plus sensibles aux plaidoyers des groupes d'intérêts qu'aux consultations impartiales. Les uns et les autres finissent par se rejoindre, disponibles, sans responsabilité, ivres de critique, tous conquis à une Révolution qui se ramène, pour les uns, à un grand effort de productivité et qui s'élargit, pour les autres, en une conversion de l'Histoire. L'équipe Mendès-France rassemble des experts et des lettrés, les fonctionnaires de la commission des comptes de la nation et M. François Mauriac. Peut-être la participation au pouvoir apaiserait-elle la nostalgie des uns et des autres.

La perte de puissance, de richesse et de prestige est commune à toutes les nations du Vieux Continent. France et Grande-Bretagne sortent vaincues des deux guerres mondiales, autant que l'Allemagne, par deux fois écrasée. La supériorité de richesse par tête de la population, la supériorité de puissance mobilisable, aux États-Unis, se seraient, de toute manière, ajoutées à la supériorité naturelle, due à la dimension de l'unité. Mais, sans les deux guerres du XXe siècle, France et Grande-Bretagne auraient continué à faire grande figure dans le monde, à financer sans peine leurs importations grâce aux revenus des investissements au-dehors. À l'heure présente, menacées à leurs frontières par un empire continental, elles ont peine à vivre sans aide extérieure, se sentent incapables de se défendre seules et l'écart entre productivité américaine et productivité européenne semble s'élargir plutôt que se rétrécir. Comment les Européens pardonneraient-ils les conséquences de leurs propres folies à ceux qui en ont tiré profit, si, du moins, l'hégémonie est une bonne fortune ? Même si les Américains étaient sans reproches, les Européens auraient peine à ne pas leur tenir rigueur d'une ascension qui fut la contre-partie de leur propre décadence. Dieu merci, les Américains ne sont pas sans reproches.

Il est normal que le leader soit blâmé. La Grande-Bretagne n'a jamais été aimée au temps où elle dominait le monde. La diplomatie britannique a regagné quelque prestige depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, depuis le jour où elle ne prend plus les grandes décisions et se réserve le rôle critique. Elle marque les coups, exerce une sorte de droit de veto et tire avantage, dans les négociations avec le camp soviétique, du respect qu'inspire à Moscou ou à Pékin la force américaine. La distance entre l'action des États-Unis, telle qu'elle a été en fait, et l'image que les Européens en dessinent, appelle une autre explication. En gros, la diplomatie américaine a été conforme aux désirs et aux refus des Européens. Elle a, par des dons massifs, contribué au relèvement économique du Vieux Continent, elle n'a pris aucune initiative pour libérer les pays d'Europe orientale, elle a réagi à l'agression nord-coréenne mais n'a accepté ni les risques ni les sacrifices qu'aurait impliqués une victoire militaire, elle n'a pas tenté de sauver l'Indochine. Les deux seuls reproches précis portent sur le franchissement du 38e parallèle (décision que l'on peut, aujourd'hui encore, justifier) et la non-reconnaissance du gouvernement de Pékin, erreur dont la portée est faible.

Fondamentalement, la stratégie des États-Unis n'a pas été très différente en actes de ce que souhaitent, au fond d'eux-mêmes, la majorité des Européens, intellectuels inclus. Quels sont donc les griefs ou les motifs profonds des griefs ? J'en aperçois trois, d'importance croissante : obsédés par la résistance au communisme, les États-Unis en viennent parfois à soutenir des gouvernements "féodaux ou réactionnaires" (au reste, une propagande bien orchestrée traite de "fantoche" ou de "réactionnaire " tout anticommuniste militant). Possesseurs d'un stock de bombes atomiques, les États-Unis deviennent symboliquement responsables d'une guerre possible, qui fait justement horreur à l'humanité. M. Khrouchtchev, il y a quelques mois, à Prague, se vantait que l'Union soviétique eût, la première, mis au point la bombe à l'hydrogène : la phrase ne fut pas reproduite par les agences de presse. L'Union soviétique ne travaille pas moins que les États-Unis (peut-être plus) à la mise au point des armes nucléaires, elle en parle moins. Enfin - et cette raison nous apparaît décisive - on reproche aux dirigeants de Washington d'admettre la division du monde en deux blocs et de durcir cette division en la reconnaissant. Or, une telle interprétation rejette inévitablement les nations d'Europe au second rang.

On traitait de haut, naguère, à Paris ou à Londres, le nationalisme des intellectuels d'Europe centrale ou orientale, on lui imputait, non sans quelque raison, la balkanisation du Vieux Continent : le nationalisme qui a désormais acquis droit de cité dans les cercles français de gauche est-il très différent ? Les nations appelées grandes ne réagissent pas plus raisonnablement à leur abaissement que les nations dites petites n'avaient réagi hier à leur soudaine résurrection. Aucun mot d'ordre n'a plus de succès que celui de "l'indépendance nationale", lancé par les communistes. Pourtant, il n'est pas besoin d'une clairvoyance hors du commun pour observer le sort de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie, ni d'une intelligence supérieure pour confronter les ressources militaires de la France aux nécessités de la défense européenne. L'intellectuel français, qui refuse toute organisation collective de la diplomatie ou des forces militaires de l'Occident n'est pas moins anachronique que l'intellectuel de Pologne qui, entre 1919 et 1939, revendiquait jalousement pour sa patrie la liberté de manœuvre diplomatique. Encore ce dernier avait-il, jusqu'en 1933, l'excuse de la faiblesse des deux grands, Russie et Allemagne.

Nous ne suggérons pas une "défense et illustration" de la Communauté Européenne de Défense, dont les intentions étaient meilleures que les institutions. Un État fédéral des Six prête à de multiples et fortes objections. On conçoit même un plaidoyer raisonnable en faveur d'une Europe que la force américaine protégerait de l'invasion soviétique, sans qu'un traité d'alliance en bonne et due forme fût signé, sans que des contingents américains fussent cantonnés sur le Rhin ou sur l'Elbe. Mais les intellectuels ne sont pas mus par ces arguments complexes - si les États-Unis sont indispensables au maintien de l'équilibre, le pacte de l'Atlantique représente la formule la plus simple - ils sont sensibles à la représentation d'une Europe qui aurait, en apparence, retrouvé son autonomie d'action.

Ils n'éprouvent pas des émotions inconnues de leurs compatriotes. L'homme de la rue n'ignore ni le ressentiment contre l'allié trop puissant, ni l'amertume de la faiblesse nationale, ni la nostalgie de la gloire d'hier, ni l'aspiration à un univers transformé. Mais les intellectuels devraient apaiser ces émotions, montrer les raisons d'une solidarité permanente. Au lieu de remplir cette tâche de guide, ils préfèrent, surtout en France, trahir leur mission, attiser les sentiments médiocres de la foule en leur apportant de prétendues justifications. En vérité, ils ont contre les États-Unis une querelle qui leur appartient en propre.

Dans la plupart des pays, ils sont plus antiaméricains que les simples mortels. Certains textes de Jean-Paul Sartre(2), au moment de la guerre de Corée, de l'affaire des Rosenberg, rappellent ceux des antisémites contre les juifs. On fait des États-Unis l'incarnation de ce que l'on déteste et l'on concentre ensuite, sur cette réalité symbolique, la haine démesurée que chacun accumule au fond de lui-même, en une époque de catastrophes.

L'attitude quasi unanime des intellectuels français, à propos des Rosenberg, nous paraît caractéristique et, encore aujourd'hui, étrange. Après les tribunaux d'État de l'occupation et les cours de justice de la Libération, on ne saurait attribuer aux Français un sens aigu de la justice. Les intellectuels au grand cœur, ceux des Temps modernes ou d'Esprit, n'ont pas été émus par les excès de l'épuration, ils étaient plutôt de ceux qui reprochaient au gouvernement provisoire le manque de vigueur dans la répression. Ils avaient témoigné aux procès de type soviétique une sympathique compréhension. Pourquoi, dans l'affaire Rosenberg, affectaient-ils une indignation que leurs grands-pères avaient, eux, sincèrement éprouvée, au temps de l'affaire Dreyfus ? Ces derniers, qui avaient horreur de la raison d'État et de la "justice militaire", auraient hésité à prendre part à la campagne(3). On devait déplorer que le juge eût condamné à mort pour des actes commis à une date où l'Union soviétique était un pays allié et non ennemi. Le long séjour en prison rendait l'exécution plus cruelle et touchait la sensibilité. Mais la sentence du juge, incontestablement légale, appelait le regret ou la désapprobation (si l'on souscrivait au verdict du jury) et non pas la dénonciation virulente du moraliste. Or, la culpabilité des Rosenberg était, pour le moins, extrêmement probable. La propagande communiste ne s'empara du cas que plusieurs mois après le procès, lorsque les dirigeants du parti furent convaincus que, pour la première fois, des militants, accusés d'espionnage atomique, nieraient jusqu'au bout avoir accompli des actes que tout bon stalinien juge légitimes. La propagande réussit à transfigurer en erreur judiciaire une sentence dont la rigueur, influencée par le climat au moment du procès, ne tenait pas compte de l'opinion au moment du crime. Le succès de la campagne en France s'explique moins par le souci de la justice ou l'efficacité de la psychotechnique que par le goût de mettre les États-Unis en accusation.

Le paradoxe s'accuse encore si l'on songe qu'à beaucoup d'égards, les valeurs qu'invoquent les États-Unis ne se distinguent guère de celles que leurs critiques ne cessent de proclamer. Bas niveau de vie ouvrier, inégalité des conditions, exploitations économique et oppression politique, tels sont les vices de l'ordre social que dénonce l'intelligentsia de gauche ; elle y oppose l'élévation du niveau de vie, l'atténuation des différences de classes, l'élargissement des libertés individuelles et syndicales. Or, l'idéologie officielle outre-Atlantique est pleine de cet idéal et les défenseurs de l'American way of life peuvent, sans vanité, prétendre que leur pays s'est approché du but autant et peut-être plus que n'importe quel autre.

Les intellectuels européens en veulent-ils aux États-Unis de la réussite d'ensemble ou de la part d'échec ? Explicitement, ils leur font reproche surtout des contradictions entre l'idée et le réel, dont le sort de la minorité noire est l'exemple privilégié et le symbole. Pourtant, en dépit du préjugé racial profondément enraciné, les discriminations s'atténuent, la condition des noirs s'élève. La lutte dans l'âme américaine entre le principe de l'égalité des hommes et la barrière de couleur appelle la compréhension. En fait, la gauche européenne en veut surtout aux États-Unis d'avoir réussi sans suivre des méthodes conformes à l'idéologie préférée. Prospérité, puissance, tendance à l'uniformité des conditions, ces résultats ont été atteints par l'initiative privée, par la concurrence plutôt que par l'intervention de l'État, autrement dit par le capitalisme, que tout intellectuel bien né a le devoir non de connaître mais de mépriser.

Réussite empirique, la société américaine n'incarne pas une idée historique. Les idées, simples et modestes, qu'elle continue de cultiver, sont passées de mode sur le Vieux Continent. Les États-Unis restent optimistes à la manière du XVIIIe siècle européen : ils croient à la possibilité d'améliorer le sort des hommes, ils se méfient du pouvoir qui corrompt, ils demeurent sourdement hostiles à l'autorité, aux prétentions de quelques-uns à connaître mieux que le common man la recette du salut. On n'a de place ni pour la Révolution ni pour le prolétariat, on ne connaît que l'expansion économique, les syndicats et la Constitution.

L'Union soviétique asservit, épure les intellectuels : du moins les prend-elle au sérieux. Ce sont des intellectuels qui ont donné au régime soviétique la doctrine, grandiose et équivoque, dont les bureaucrates ont tiré une religion d'État. Aujourd'hui encore, discutant des conflits de classes ou des rapports de production, ils goûtent tout à la fois les joies de la discussion théologique, les satisfactions austères de la controverse scientifique et l'ivresse de la méditation sur l'Histoire universelle. L'analyse de la réalité américaine n'offrira jamais plaisirs de même qualité. Les États-Unis ne persécutent pas assez leurs intellectuels pour exercer, à leur tour, la trouble séduction de la terreur ; ils donnent à quelques-uns d'entre eux, temporairement, une gloire qui rivalise avec celle des stars de cinéma ou des joueurs de base-ball ; ils laissent la plupart dans l'ombre. L'intelligentsia supporte mieux la persécution que l'indifférence.

À cette indifférence s'ajoute un autre grief, mieux fondé : le prix de la réussite économique paraît souvent trop élevé. Les servitudes de la civilisation industrielle, la brutalité des relations humaines, la puissance de l'argent, les composantes puritaines de la société américaine, heurtent l'intellectuel de tradition européenne. À la légère, on impute aux réalités ou plutôt aux mots que l'on n'aime pas, le coût, peut-être inévitable, peut-être temporaire, de l'avènement des masses. On compare les Digests ou les productions d'Hollywood aux œuvres les plus hautes à l'usage des privilégiés et non à la nourriture réservée naguère à l'homme du commun. La suppression de la propriété privée des instruments de production ne modifierait pas la vulgarité des films ou de la radio.

Là encore, les intellectuels sont plus antiaméricains que le grand public qui, en Angleterre, se passerait difficilement des films américains. Mais pourquoi les intellectuels ne s'avouent-ils pas à eux-mêmes qu'ils sont moins intéressés au niveau de vie ouvrier qu'au raffinement des œuvres et des existences ? Pourquoi s'accrochent-ils au jargon démocratique, alors qu'ils s'efforcent de défendre, contre l'invasion des hommes et des marchandises de série, des valeurs authentiquement aristocratiques ?

 

Notes

 

(1) Tel rédacteur du Times a un traitement de 30 000 dollars.
(2) "Sur un point, vous aurez gain de cause : nous ne voulons de mal à personne ; le mépris et l'horreur que vous nous inspirez, nous refusons d'en faire de la haine. Mais vous n'arriverez pas à nous faire prendre l'exécution des Rosenberg pour un "regrettable incident" ni même pour une erreur judiciaire. C'est un lynchage légal qui couvre de sang tout un peuple et qui dénonce une fois pour toutes et avec éclat la faillite du pacte Atlantique et votre incapacité d'assumer le leadership du monde occidental.
"... Mais si vous cédiez à votre folie criminelle, cette même folie demain pouvait nous jeter pêle-mêle dans une guerre d'extermination. Personne ne s'y est trompé en Europe : selon que vous donniez la vie ou la mort aux Rosenberg, vous prépariez la paix ou la guerre mondiale.
"... Et qu'est-ce que c'est que ce pays dont les chefs sont forcés de commettre des meurtres rituels pour qu'on leur pardonne d'arrêter une guerre ?
"... Et ne vous récriez pas qu'il s'agit de quelques excités, d'éléments irresponsables : ce sont eux les maîtres de votre pays, puisque c'est pour eux que votre gouvernement a cédé. Vous rappelez-vous Nuremberg et votre théorie de la responsabilité collective ? Eh bien ! c'est à vous aujourd'hui qu'il faut l'appliquer. Vous êtes collectivement responsables de la mort des Rosenberg, les uns pour avoir provoqué ce meurtre, les autres pour l'avoir laissé commettre ; vous avez toléré que les États-Unis soient le berceau d'un nouveau fascisme ; en vain vous répondrez que ce seul meurtre n'est pas comparable aux hécatombes hitlériennes : le fascisme ne se définit pas par le nombre de ses victimes mais par sa manière de les tuer.
"... En tuant les Rosenberg, vous avez tout simplement essayé d'arrêter les progrès de la science par un sacrifice humain. Magie, chasse aux sorcières, autodafés, sacrifices : nous y sommes, votre pays est malade de peur. Vous avez peur de tout : des Soviets, des Chinois, des Européens ; vous avez peur les uns des autres, vous craignez l'ombre de votre propre bombe.
"... En attendant, ne vous étonnez pas si nous crions, d'un bout à l'autre de l'Europe : Attention, l'Amérique a la rage. Tranchons tous les liens qui nous rattachent à elle, sinon nous serons à notre tour mordus et enragés". (Les Animaux malades de la rage, article paru dans Libération, le 22 juin 1953.)

Rien ne manque au rapprochement avec les textes antisémites, pas même l'accusation de meurtre rituel.
(3) En Grande-Bretagne, où l'on a gardé le sens de la justice, la campagne communiste à propos des Rosenberg fut un échec.

 

© Raymond Aron, in L'Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955.

 

Une révolution du type soviétique donne le pouvoir absolu à la minorité qui se réclame du prolétariat et transforme beaucoup d'ouvriers ou de fils d'ouvriers en ingénieurs ou commissaires. Le prolétariat lui-même, c'est-à dire les millions d'hommes qui travaillent de leurs main dans les usines, sont-ils libérés ? Le niveau de vie n'a pas subitement progressé dans les démocraties populaires d'Europe orientale ; il a plutôt diminué, les nouvelles classes dirigeantes ne consommant probablement pas une moindre part du produit national que les anciennes. Là où existaient des syndicats libres. n'existent plus que des organismes soumis à l'État, dont la fonction est d'inciter à l'effort, non de revendiquer. Le risque de chômage a disparu, mais ont disparu aussi le libre choix du métier ou du lieu de travail, l'élection des dirigeants syndicaux, des gouvernants. Le prolétariat n'est plus aliéné, parce qu'il possède, selon l'idéologie, les instruments de production et même l'État. Mais il n'est libéré ni des risques de déportation, ni du livret de travail, ni de l'autorité des managers. Raymond Aron, L'Opium des intellectuels.

 

 

 


 

 

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