Les vérités de Philippe Lamour, ça décoiffe et ça décape ! On n'est pas obligé de les partager toutes. Mais du moins constituent-elles un terreau vivifiant permettant d'en discuter : "Philippe Lamour est un exceptionnel semeur d'idées", disait Pierre Viansson-Ponté. Et Gaston Bonheur renchérissait : "Le seul de notre génération à avoir fait quelque chose en France depuis cinquante ans"...

 

"Je leur ai dit leurs quatre vérités". Ainsi parlent les bonnes gens, qui parlent bien. Voilà mes quatre vérités.
Il y a longtemps que je les ai sur le cœur.
Le conflit entre le monde occidental et la multitude de peuples indigents est ouvert, et il ne cessera de s'aggraver. La guerre du pétrole n'en est que le prélude.
Le temps de l'indolence et des illusions est révolu. C'est, désormais, le temps de la lucidité et du courage.
Il faut réagir ; et, d'abord, survivre, en mettant un terme à la dégradation démographique et à la paralysie économique. Il faut rénover des institutions devenues archaïques afin de les adapter aux exigences contemporaines et de pouvoir entreprendre la grande croisade contre la misère et la famine qui assurera, en même temps que le salut des pays défavorisés, la sauvegarde du monde occidental.
Ce qui se joue à présent, c'est la survie de notre civilisation.

 

 

"L'enseignement doit être résolument retardataire. Non pas rétrograde, tout au contraire. C'est pour marcher dans le sens direct qu'il prend du recul ; car, si l'on ne se place point dans le moment dépassé, comment le dépasser ? Ce serait une folle entreprise, même pour un homme dans toute la force, de prendre les connaissances en leur état dernier ; il n'aurait point d'élan, ni aucune espérance raisonnable. Ne voyant que l'insuffisance partout, il se trouverait, je le parie, dans l'immobilité pyrrhonienne, c'est-à-dire que, comprenant tout, il n'affirmerait rien. Au contraire celui qui accourt des anciens âges est comme lancé selon le mouvement juste ; il sait vaincre ; cette expérience fait les esprits vigoureux. La Bible annonce beaucoup, et encore plus selon l'esprit que selon la lettre ; car on n'y peut rester ; mais aussi on sait bien qu'on n'y va pas rester. Cette sauvage et abstraite pensée, rocheuse, abrupte, a de l'avenir. Et puisque tant d'hommes ont surmonté l'ancienne loi, chacun peut se donner permission d'y croire ; et c'est ainsi qu'on portera à la maturité cette promesse d'un ordre meilleur. Il nous manque, pour être chrétiens sérieusement, d'avoir été païens ou juifs. Qui n'est pas pharisien d'abord, comment se guérirait-il de l'être ? Aussi combien d'hommes seront pharisiens étant vieux ? Telle est la marche rétrograde. C'est ce que le droit nous fait sentir ; car le droit n'est jamais suffisant, et cela est bien aisé à comprendre ; mais aussi cette amère pensée ne mène à rien ; c'est le juriste qui change le droit en mieux, justement parce qu'il le sait et parce qu'il y croit et parce qu'il s'y tient. C'est par la suffisance, et non par l'insuffisance, qu'une idée en promet une autre. Devant l'espèce, le juge de paix pense quelque chose de neuf, par la force doctrinale elle-même ; ainsi se fait la jurisprudence, bien plus puissante et de bien plus grande portée que l'ironie du plaideur.
L'enfant a besoin d'avenir ; ce n'est pas le dernier mot de l'homme qu'il faut lui donner, mais plutôt le premier. C'est ce que font merveilleusement les anciens auteurs, que l'on devrait appeler les Prophètes. Ils vous donnent l'amande à casser. La vertu des Belles-Lettres est en ceci qu'il faut entendre l'oracle ; et il n'y a point de meilleure manière de s'interroger soi-même, comme le fronton de Delphes l'annonçait. Dans les sciences, au contraire, il arrive souvent que, par la perfection de l'abrégé, on ne voie plus même l'obstacle. En un élégant cours de mécanique, rien n'arrête ; et l'on demande : 'À quoi cela sert-il ?' Au lieu de se demander : 'De quoi cela peut-il me délivrer ?' Au contraire, dans Descartes, on le voit bien, parce qu'il se trompe et se détrompe ; bien plus près de nous ; mais Thalès vaut mieux. Socrate avait cet art de ramener toute idée à la première enfance. Et il est bon de raisonner sur les liquides avec Archimède, et sur le baromètre avec Pascal ; et même cette confusion qui reste en leurs raisonnements, elle n'est pas encore assez nôtre ; toutefois elle approche de nous. Les anciens ont du neuf ; c'est ce que les modernes souvent n'ont point, car leur vérité n'est point au niveau de nos erreurs. La terre tourne, cela est vieux et usé ; le fanatique n'y voit plus de difficulté. Mais est-il moins fanatique en cela ou plus ? C'est ce que je ne saurais pas dire".

(Alain, Propos sur l'éducation (1932), XVII, pp. 45-47)

 

 

L'INFORMATION DÉFORMÉE

 

Une démocratie réelle est une démocratie informée.

La démocratie émane de la souveraineté nationale. Encore faut-il que la nation sache de quoi on parle et sur quoi elle se prononce et que son information ne soit pas systématiquement déformée.

Le premier instrument de l'information, c'est l'éducation, c'est l'école. C'est là que le futur citoyen, non seulement s'initie aux fondements de la connaissance, mais qu'il apprend à apprendre.

C'est la condition préalable de cette éducation permanente qui doit se poursuivre pendant toute son existence.

 

L'organisation de l'ignorance

 

Le père Lalou, instituteur de Jules Ferry, patriote et anticlérical, libéral et moraliste rigoureux, nous apprenait à lire à l'âge de quatre ans, à écrire sans faute d'orthographe, à compter mentalement, à respecter la loi. Il nous apprenait aussi assez d'histoire et de géographie pour nous donner le goût d'en savoir davantage ; c'est-à-dire que, non seulement il nous apprenait à apprendre mais qu'il nous donnait le désir d'apprendre et nous en enseignait les moyens. Après quoi on nous lâchait dans la vie et que le meilleur gagne ... Je ne veux pas douter que les nouvelles méthodes de l'enseignement donnent d'aussi bons résultats ; je voudrais seulement en être certain. Je voudrais aussi être certain que la tradition de nos instituteurs ait été intégralement maintenue ; que tous les jeunes maîtres fassent preuve de la même ponctualité dans l'exercice de leur mission ; qu'ils ne pratiquent pas inconsciemment un absentéisme mal compensé par des remplacements improvisés qui rompent le rythme régulier de renseignement et font perdre confiance aux enfants. L'enseignement secondaire s'est-il adapté aux nouvelles orientations de l'époque et à l'évolution des connaissances ? N'y donne-t-on pas encore trop de place à l'enseignement littéraire qui prépare mal les esprits aux exigences du monde contemporain ? Qu'a-t-on encore à faire, quand on a lu Montaigne, de Voiture et autres Bensérade ? Croit-on vraiment que la querelle des anciens et des modernes présente encore quelque intérêt et que les commérages de l'hôtel de Rambouillet méritent leur postérité ? Qu'a donc à voir avec la culture ce rabâchage des tragédies dites classiques, cet inventaire des métaphores et litotes pourchassées à travers des textes d'anthologie numérotés ? Ah, ces dialogues au style ampoulé, ces alexandrins mal ficelés, aux chevilles apparentes. - "Percé jusque - z - au fond du cœur d'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle" ; ces redondances péniblement appelées par la rime - "Qu'il mourût ou qu'un prompt désespoir alors le secourût". Le désespoir, il est dans le cœur des malheureux potaches auxquels, pendant des années, on administre cette potion indigeste et que ces travaux forcés dégoûteront, à tout jamais, de la "culture". On les retrouvera plus tard, ne lisant plus, dans les trains et les avions, que des revues hebdomadaires ou des romans policiers. Ernest Renan l'avait déjà dit. "Une œuvre n'a de valeur que dans son encadrement et l'encadrement de toute œuvre, c'est son époque. La littérature du XVIIe siècle est admirable sans doute, mais à condition qu'on la reporte dans son milieu, au XVIIe siècle. Il n'y a que les pédants de collège qui puissent y voir le type éternel de la beauté". Ces tranquilles vérités ont été écrites au siècle dernier ; et cependant la fête continue.

 

De l'Histoire ou des histoires

 

On se plaint assez couramment du fait qu'au lycée on n'apprenne plus l'histoire. On a raison ; il faut enseigner l'histoire ; mais pas n'importe quelle histoire, pas l'histoire déformée et partisane que l'on continue à enseigner, dans la pure tradition des jésuites de Monsieur de Falloux. Je rêve de l'enseignement d'une histoire qui serait la véritable histoire de la nation, celle de la vie quotidienne de ces hommes et de ces femmes, nos ancêtres, qui, autant que les rois et les militaires, ont fait la France. On y verrait que le Moyen Âge ne fut pas aussi moyenâgeux qu'on veut bien le dire, qu'il fut l'époque du redressement méritoire d'un peuple vaillant, sortant, par son labeur, d'une longue nuit pendant laquelle l'Europe fut ravagée par la famine et les épidémies. On y verrait Charles VII parvenant, avec l'aide pugnace de sa belle-mère, la reine de Sicile - cette inconnue - à rassembler les provinces en chassant l'occupant étranger. On y apprendrait que le Grand Siècle n'est peut-être pas le siècle de ce "Roi-Soleil" qui dilapida des fortunes pendant que les paysans mouraient de faim sur leurs terres et dont l'intolérance chassa hors des frontières des millions de Français parmi les meilleurs ; et que si vraiment on a besoin d'un grand siècle monarchique, le XVIIIe ferait assez bien l'affaire, en dépit du fait que le roi bien-aimé était aussi un roi bien-aimant. On y constaterait que la Révolution française, loin d'être un "bloc", a cumulé le meilleur et le pire, mais que ce qu'elle a fait de plus efficace, c'est la révolution agraire de la vente des biens nationaux qui est le fondement de la France moderne. On y apprendrait que Napoléon, s'il a su traduire les principes de cette révolution dans les institutions et dans les codes, a aussi saigné et dépeuplé le pays qui en souffre encore, avant de l'abandonner à l'invasion des Cosaques ; et que ce pays exsangue s'est refait une santé sous les règnes du roi-citoyen et de l'autre Napoléon ; et aussi que la Troisième République a été fructueuse et victorieuse ; que la Quatrième n'a pas eu que des défauts et a mis en œuvre l'essor économique et social le plus considérable de l'histoire ; et qu'après tout De Gaulle ... Arrêtons-nous là. De cette histoire, on n'en veut pas, ou du moins pas encore ... Alors, à tout prendre, j'aime encore mieux les images de mon vieux manuel de l'école primaire : Jeanne Hachette, le Grand Ferré et le vase de Soissons, cher au cher Gaston Bonheur. Mais comment voulez-vous que des enfants abreuvés de telles sornettes légendaires puissent être utilement préparés à la critique d'une information destinée à nourrir leur esprit civique ?

 

L'Université liquéfiée

 

L'enseignement universitaire sort lentement, péniblement, du régime de chienlit dans lequel il s'est dissocié et discrédité pendant dix ans. Elle en sort, encore meurtrie et humiliée d'avoir été ainsi le symbole de l'abandon de tout un pays à l'improvisation anarchique, au laissez-faire et laissez-couler. Le maintien de la rigueur des grandes Écoles a seul permis qu'il n'en résulte pas une décadence accélérée de l'encadrement technique et de l'économie, au moment où elle doit se mesurer avec les jeunes techniciens orientaux formés par la volonté et la discipline. Qu'une pareille aventure ait été possible sans réaction massive de l'opinion montre à quel degré de scepticisme indifférent elle est tombée. Ce qui est à craindre désormais, dans ce domaine comme dans tant d'autres, c'est l'inflation ; inflation des enseignements et des enseignants, du nombre des étudiants et du nombre des diplômés ; et l'inflation dévalorise tout ce qu'elle atteint. Certes l'impitoyable exigence de la vie pratique effectuera les sélections nécessaires, mais ce sera aux dépens de trop de jeunes gens abusés, mal orientés vers des voies de garage par une pédagogie inadaptée. L'enseignement dit supérieur est noblement indifférent au destin de ses étudiants et à l'utilisation possible des parchemins qu'il leur délivre avec abondance. Il continue à fabriquer en série des sociologues, des psychologues et des géographes, alors qu'il y a pléthore de sociologues et de psychologues et que l'enseignement de la géographie n'a guère d'autre débouché que l'enseignement de la géographie. Il est vrai que tout mène à tout, à condition, néanmoins, qu'on s'en sorte. Ces études universitaires, elles sont, en général, trop lentes et trop longues. Elles prolongent exagérément l'adolescence chez des jeunes gens qui n'ont déjà que trop tendance à différer l'âge adulte. On en fait trop souvent des potaches attardés quand ce n'est pas des étudiants prolongés que l'Université intéresse moins par la fréquentation des amphithéâtres que par celle des restaurants universitaires à bon marché. Est-il par exemple indispensable d'aller bâiller, pendant des années, sur les bancs d'une faculté de pharmacie pour avoir le droit d'acquérir à grands frais un fonds de commerce de drugstore et d'en confier la gestion à un employé non diplômé qui y vendra des médicaments emballés, des boules de gomme et des brosses à dents ? Une nation qui a un urgent besoin de retrouver sa virilité ne doit pas laisser ainsi traînailler sa jeunesse dans la théorie et l'abstraction en même temps que dans l'irresponsabilité. Après les prémices indispensables, c'est la vie, la vie pratique au sein de la société, auprès des autres citoyens, qui constitue le plus efficace des enseignements. Cette éducation, elle devrait avant tout aider l'esprit à utiliser l'information qui va désormais accompagner son existence quotidienne. C'est une information foisonnante, désordonnée qui mêle l'accessoire au principal et le futile à l'essentiel. Elle appelle l'exercice de l'esprit critique rendu désormais plus difficile par la diversité et la complexité des moyens de diffusion de la connaissance.

 

Les moyens d'acquisition de la connaissance

 

Jadis, la connaissance ne se transmettait que par la tradition orale, l'écriture et le graphisme inanimé. Sa perception était indirecte car elle exigeait le truchement de la pensée personnelle et de la réflexion. On dialoguait avec l'interlocuteur ; on pouvait délaisser un moment la lecture du journal et du livre pour en méditer la signification ; il fallait imaginer le mouvement à partir de l'immobilité du dessin. Avec les instruments de diffusion dits "audiovisuels", le mode d'acquisition de la connaissance se trouve modifié. La transmission de la pensée s'effectue par la perception directe et continue, sans laisser place à la réflexion. La radiophonie, le cinéma et la télévision monologuent sans interruption. L'esprit ne peut que les enregistrer et ses réflexes sont émotifs, sans que le sens critique puisse, à mesure, les contrôler. L'entraînement immédiat que comporte ces procédés de diffusion ininterrompue n'exerce pas seulement ses effets sur les individus, mais alimente efficacement les réflexes collectifs des foules ; et c'est la raison pour laquelle les États s'efforcent de garder à leur égard un certain contrôle. Cependant les instruments audio-visuels actuellement en usage ne sont que les précurseurs d'une extraordinaire évolution des moyens d'information qui va, à la fois, bouleverser les méthodes mais aussi, par voie de conséquence, le mode traditionnel des échanges intellectuels et de la transmission de la pensée. Le cerveau humain a inventé des cerveaux artificiels supérieurs à lui-même ; capables d'une prodigieuse acquisition d'informations ; d'une rigoureuse fidélité de la mémoire ; d'une incroyable rapidité dans l'association des idées et d'une parfaite rigueur dans le raisonnement. L'alimentation en information de ces cerveaux électroniques est assurée par des "banques de données" dans des conditions qui permettent leur transmission instantanée et leur utilisation immédiate. C'est une révolution totale dans les méthodes d'acquisition et de diffusion de la connaissance. Elle libère l'activité humaine des servitudes et de la fatigue des longues recherches jadis indispensables pour réunir les éléments ou jugement et préparer les décisions. Celles-ci, au lieu d'intervenir dans les conditions les moins favorables, au terme de pénibles travaux, bénéficient, au contraire, de la fraîcheur de l'esprit. Le temps ainsi gagné et la fatigue mentale épargnée permettent une activité plus intense, plus rapide et plus efficace. Il ne faut pourtant pas s'échauffer outre mesure. Il s'agit d'un instrument auxiliaire nouveau de la connaissance qui vient s'ajouter à d'autres mais si, comme eux, ils facilitent l'information préalable au jugement, ils ne peuvent cependant suppléer celui-ci. Il faut donc rester calme ou se calmer. L'introduction de ces procédés ne va pas bouleverser le monde du jour au lendemain. Nos destins ne vont pas brusquement changer dans la nuit de lundi à mardi. Ce qu'on appelle la télématique constitue un extraordinaire progrès, un exceptionnel bond en avant, mais qui vient s'ajouter aux moyens mis en œuvre antérieurement pour améliorer les conditions de l'information et qui ont été intégrés à la vie courante selon une évolution raisonnable. S'ordonner Il a fallu un siècle pour que le téléphone, jadis objet de luxe, devienne un instrument familier ; et encore n'est-ce vrai que pour les pays occidentaux ; il en a été de même, entre les deux guerres, pour la radio, et, après la deuxième, pour l'extension de la télévision qui fut néanmoins plus rapide, en raison de l'amélioration également plus rapide du niveau de vie. Et il y a vingt ans que j'ai vu, à Montpellier, une machine fabriquant toute seule, nuit et jour, des pièces métalliques, sous la direction d'un programme incorporé. Il n'apparaît pas douteux que l'extension de la télématique s'effectuera dans des délais relativement réduits et s'étendra au monde entier. Elle apportera une aide précieuse à la production, mais elle ne la remplacera pas. Elle permettra une meilleure connaissance des marchés, mais elle ne les créera pas automatiquement. Dire et écrire que la technique informatique et automatique pourra, en elle-même et sans délais, permettre d'égaliser les chances de tous les peuples du monde, paraît une affirmation au moins aventureuse. Elle apportera un outil précieux à l'œuvre d'assistance aux pays non développés, mais elle ne leur conférera pas spontanément la possibilité, ni même toujours la volonté de l'utiliser. Il ne faut pas renouveler l'erreur commise, dans ces pays, après la guerre, quand on leur a prématurément parachuté les industries aux techniques complexes avant d'avoir assuré l'évolution de l'agriculture. Cette erreur a coûté, inutilement, assez cher pour qu'on évite une récidive. Souvenons-nous de ce défi américain qui devait bouleverser l'Europe et l'emporter dans son tourbillon et qui, depuis lors, a dû passer de l'offensive à la défensive. La réponse au défi mondial ne sera pas davantage instantanée et miraculeuse. Elle demandera beaucoup de temps et de patience. Les plus longs délais seront, comme toujours, ceux qu'exigeront la conviction, l'éducation et la formation des hommes. La télématique permettra, sans doute, de réduire ces délais et d'obtenir des résultats qui, sans elle, n'eussent pu l'être. Elle ne dispensera pas de l'effort humain.

 

Censure et auto-censure

 

C'est tout d'abord dans nos pays occidentaux que ces nouveaux procédés techniques doivent nous aider à modifier fondamentalement les méthodes et le contenu de notre information. Il faut tout d'abord prendre conscience de l'extension du champ de cette information. De même que les moyens audio-visuels l'ont étendu au-delà de la parole et de la lecture, la diffusion informatique ne permettra plus la restriction dans la diffusion de la connaissance. Chacun pourra avoir accès à tous les éléments collectés dans la mémoire des banques de données, qu'elles soient nationales ou internationales ; et elles seront distribuées mondialement, soit directement, soit par les émissions émanant des satellites. Le contrôle de l'information par la puissance publique deviendra difficile, sinon impossible. Il faudra s'accommoder du fait que l'opinion pourra, si elle le veut, tout savoir de ce qui se passe dans l'univers et, donc, dans la nation, ce qui obligera les politiciens à modifier leurs attitudes traditionnelles. La censure officielle deviendra vaine ; et plus malaisée cette autocensure qui, à présent, dispense si commodément les gouvernements de recourir à la censure avouée et de se donner des allures faussement libérales. À l'heure actuelle, la vérité semble offenser ou effrayer la plupart de nos informateurs officiels. On ne dit plus rien avec netteté. On susurre prudemment des insinuations aussitôt compensées par l'expression d'un doute. On fait un usage immodéré du manteau de Noé. Imagine-t-on ce qu'eût provoqué, avant la guerre, au temps où il y avait encore des hommes libres, la révélation des relations au moins imprudentes d'un chef d'État et de sa famille avec un sanglant jocrisse africain déguisé en empereur d'opérette ? ou, plus simplement, la recherche puérile, par cette même famille, d'un anoblissement d'emprunt ? Aujourd'hui, l'opinion, écœurée, blasée, sollicitée par les soucis croissants de la vie courante, demeure indifférente, d'une indifférence qui est d'ailleurs à base de mépris, à l'égard de la politique et des politiciens, qui, ainsi que chacun sait "se valent tous et ne valent rien". "Puisqu'ils tiennent le manche, ils auraient tort de se gêner". C'est le langage d'un peuple excédé mais résigné. La lassitude mène à la servitude.

 

L'élite inculte

 

Le progrès des moyens de l'information devrait aussi élargir le domaine de la curiosité de l'esprit et faire évoluer vers d'autres horizons ce qu'il est convenu d'appeler la culture. Celle-ci est actuellement figée dans la routine d'un cafardeux rabâchage. Rien de nouveau n'apparaît. On se répète. Rien ne se crée si tout se perd. Au moment où le monde entier vit dans la fièvre d'un prochain accouchement, la littérature est, pour une large part, occupée à ressasser les dérapages des conflits sentimentalo-sexuels d'une micro-société déjà complètement paumée et qui achève de se détruire en s'analysant. Au théâtre, c'est Brecht à tous les étages, comme si l'art dramatique n'avait produit qu'un auteur depuis un demi-siècle. L'effort d'imagination le plus original consiste à faire jouer Britannicus en jaquette et à présenter Scapin comme la sombre victime de la société bourgeoise ; à moins qu'on n'improvise une déclamation qui se prétend révolutionnaire et qui ne serait qu'une niaiserie de patronage peinte au minium. Il convient aussi, au concert, de pousser des cris inarticulés d'admiration aussi bien au profit du sempiternel Jean-Sébastien Bach que des miaulements de la musique concrète ; et d'acquérir à grands frais une peinture absconse qu'on retrouvera plus tard, dévaluée, dans les greniers des fermettes de banlieue transformées en résidences secondaires, avec un "living-room" aux poutres apparentes. Quel monde ! que tout cela est donc morne et monotone. Cette culture désuète a des grands prêtres qui font la loi, et des prophètes, qui occupent les colonnes des publications hebdomadaires et décrètent souverainement de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et de ce qu'il faut admirer et ce qui est de mauvais aloi, ce qu'on est, suivant la semaine courante, autorisé à lire ou à voir. Et les jobards s'inclinent sous la férule de cette tyrannie intellectuelle, avec la soumission du sauvage devant les incantations du grand sorcier.

 

Une culture vraiment populaire

 

Il faut se résigner à attendre des temps meilleurs. Ils viendront. Les nouvelles générations se fatiguent des lieux communs de ce non-conformisme devenu le plus ennuyeux des conformismes. Ce qui les intéresse, c'est une culture mieux adaptée aux mutations profondes de notre époque, ouverte sur l'immense domaine nouveau que la recherche scientifique ouvre chaque jour davantage à la curiosité de l'esprit. Par la biologie, science récente, par l'observation et le calcul concernant des phénomènes qui, dans les deux dimensions, reculent les limites du fini, la nature livre peu à peu les anciens secrets qui sont ceux de la vie universelle ; et l'homme invente des machines plus habiles que lui-même. Il en jaillit une magie nouvelle, la magie du réel, une poésie plus foisonnante, plus exaltante que la poésie chimérique née de la mythologie et de l'imagination gratuite. Il faut encore citer Renan, ce prophète : "Le monde véritable que la science révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l'imagination. Si le merveilleux de la fiction a pu, jusqu'à présent, sembler nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera révélé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et poésie". Cette culture nouvelle, elle sera plus proche de la majorité des hommes qu'une culture livresque. Elle sera liée à l'univers réel, celui que le nouveau-né découvre peu à peu, avec ses mains et avec sa pensée tâtonnantes, et qui est familier à ceux qui travaillent la matière pour la transformer, l'ingénieur, le paysan, l'ouvrier. C'est donc une culture vraiment populaire qui effacera la culture factice et conventionnelle jusqu'à présent réservée à des érudits et à une "élite" d'initiés. Les enfants ne s'y trompent pas qui, déjà, préfèrent aux contes de fées l'aventure des expéditions spatiales.

 

 

Tel est l'état où est tombée cette démocratie en laquelle nos pères avaient mis tous leurs espoirs et qui, par ses hésitations et ses faiblesses, a vu se détacher d'elle presque tous les pays du monde au profit des différentes formes de la tyrannie autoritaire.

L'impuissance et l'anarchie suscitent, tôt ou tard, l'appel à l'autorité ; mais alors, souvent, le balancier va trop loin et, pour sauver l'ordre, on sacrifie la liberté, ce qui est le pire des désordres.

Et cependant, il n'est pas d'autre perspective acceptable que le maintien de cette forme de gouvernement dont Churchill disait que : "C'est le plus mauvais des régimes si, du moins, on excepte tous les autres".

Mais il n'est pas indispensable de se résigner à la voir se présenter comme un plat de nouilles ni de la voir conduire par des discoureurs stériles et des brebis bêlantes.

Rien ne s'oppose à ce qu'à cette forme décrépite de la démocratie soit substituée une démocratie virile et musclée, fondée sur une information honnête et capable de s'ordonner et de se défendre.

Le régime de la liberté n'est pas nécessairement le régime de l'inertie, de la faiblesse et de l'abandon.

Comment affronter efficacement les épreuves qui viennent si on ne dispose que d'armes ébréchées maniées par des mains débiles ?

Le cœur inquiet revit, à présent, ces années angoissantes de l'avant-guerre, pendant lesquelles on voyait lucidement l'inexorable fatalité s'approcher sans qu'on puisse rien faire, ni qu'on sache même que faire, pour en écarter les périls.

Et voici que, de nouveau, on attend l'événement qu'on est impuissant à exorciser.

Tout semble se dissocier dans le découragement, le scepticisme et la gouaille.

Que faudrait-il pour rendre à ce vieux pays, avec sa fierté et sa dignité, une échine droite et une tête claire ?

"Il faudrait une guerre", disaient jadis certains.

Ils l'ont eue et ce ne fut pas glorieux. Mais à présent ce serait pire. Elle trouverait un pays divisé, des dirigeants irrésolus, des complicités pour assister l'adversaire ; la soumission et la lâcheté.

Non, ce n'est pas la guerre qui peut sauver ce monde fatigué, c'est la solidarité dans la paix.

Les peuples occidentaux ont besoin d'être associés à une grande et généreuse aventure qui mobilisera leur volonté et leur énergie, réanimera l'activité de leur économie, donnera aux générations nouvelles un idéal et un but ; et qui les obligera à rénover leurs institutions, à rafraîchir leur culture, à rajeunir.

C'est la mission de la France d'en prendre l'initiative et de l'animer de toute sa foi.

C'est sa mission traditionnelle, celle qui, jadis, lui avait acquis un prestige et un respect universels.

Une nouvelle fois, elle relèvera l'oriflamme sur laquelle elle a écrit les maîtres mots dont la grandeur a fait frémir les peuples : liberté, égalité, fraternité.

La liberté pour se libérer, non plus seulement des tyrans couronnés, mais de ces nouveaux et implacables tyrans que sont la misère et la famine ; l'égalité pour mettre un terme à l'inéquitable et dangereux déséquilibre qui oppose les peuples ; la fraternité entre tous ces peuples enfin libérés de la plus dure et la plus injuste des servitudes, celle de la pauvreté.

La France ne peut plus, comme autrefois, prétendre à être une puissance dominante dans le monde. Elle n'en a plus ni le pouvoir militaire ni le pouvoir économique.

Mais elle peut redevenir ce qu'elle fut naguère aux yeux de tous : une puissance morale, incarnant les idéaux et les espoirs de tous ceux qui souffrent dans leur chair et dans leur esprit ; comme elle l'a fait au cours de toute son histoire.

Ce n'est pas en s'aventurant étourdiment dans de petites aventures diplomatiques, d'ailleurs régulièrement sanctionnées par l'échec, que la France retrouvera la confiance chaleureuse qui lui fut si souvent accordée.

C'est en revenant à ses plus hautes et à ses plus sûres traditions.

C'est en prenant la tête de cette croisade des temps modernes qui sera le grand dessein du nouveau siècle.

 

 

SCHÉMA POUR UN GOUVERNEMENT MODERNE

 

distinguant entre les pouvoirs de décision et les missions d'exécution et de contrôle

 

 

Un Premier ministre et un gouvernement de sept ministres, chacun d'eux étant assistés par des sous-secrétaires d'État ou des commissaires généraux chargés du contrôle et de la coordination de l'exécution des décisions.

 

 

Premier ministre :

 

Secrétaires d'État pour :

- le Budget,
- l'Aménagement du territoire et le Plan.

 

 

Ministre des Affaires étrangères (et Garde-des-Sceaux si on y tient) :

 

Secrétaires d’État pour :

- la Justice,
- l'Ordre intérieur et la Police,
- les Collectivités locales,
- la Fonction publique.

 

 

Ministre des Affaires extérieures :

 

Secrétaires d’État pour :

- les rapports avec la Communauté européenne,
- la Coopération.

 

 

Ministre des Affaires économiques :

 

Secrétaires d’État pour :

- les Échanges extérieurs,
- l'Agriculture,
- l'Industrie et l'Artisanat,
- les Services et le Tourisme.

 

 

Ministre des Affaires sociales :

 

Secrétaires d’État pour :

- la Population (démographie),
- l'Organisation et la Protection du Travail,
- la Santé et la Sécurité sociale.

 

 

Ministre de l'Aménagement et de l’Équipement :

 

Secrétaires d’État pour :

- les Transports,
- la Construction,
- la Sauvegarde du Milieu.

 

 

Ministre de l’Éducation et de la Formation professionnelle :

 

Secrétaires d’État pour :

- l'Éducation physique et sportive,
- la Formation professionnelle,
- les Affaires culturelles.

 

 

Ministre de la Défense :

 

Secrétaires d'État pour :

- l'Armement,
- les Armées de terre,
- la Marine,
- l'Aviation.

 

© Philippe Lamour, in Les quatre vérités de Philippe Lamour, Robert Laffont, 1981, pp. 149-166 & 208-209.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Excellente nouvelle ! Une petite partie de l'ouvrage "Les quatre vérités de Philippe Lamour" est disponible sur Gallica ! Qu'on en profite, il vaut la peine d'être lu... et médité !