Alain Minc si controversé ! Une intelligence toujours en éveil, toujours incisive, en tout état de cause.
Alain Minc part en guerre contre le culte des minorités qui gagne progressivement notre pays. Et il dénonce les génuflexions des dirigeants politiques devant José Bové et consorts (gays, féministes, etc.) comme des abdications.

 

Q. : Ainsi, vous avez décidé de vous faire plein d'amis en adressant ces "Épîtres à nos nouveaux maîtres" ?

Alain Minc - Par coquetterie, je pourrais vous répondre que mes ennemis étant devenus trop peu nombreux, j'ai décidé d'en renouveler le stock. Mais, au-delà de la boutade, cette réflexion sur notre destin m'est apparue subitement urgente, et je ne nourris qu'un seul regret : ne pas l'avoir dédiée à la mémoire de François Furet, qui, à chacun de ses retours des États-Unis où il enseignait à titre de professeur associé, déclarait : "Puisse cela ne pas nous arriver !" II visait par là le politiquement correct, le communautarisme, le culte des minorités qu'il dénonçait avec violence, tout en ayant conscience que leur apparition sur le Vieux Continent était imminente et inéluctable.

Q. : Cette prophétie réalisée, qu'est-ce qui a déclenché votre réflexe d'énervement ?

AM. : Une combinaison du culte de José Bové, de la dernière Gay Pride et du mythe de la parité. Cette dernière est à mes yeux un crime intellectuel, puisqu'elle revient à admettre l'idée que la nature prévaut sur la culture et l'inné sur l'acquis, ce qui est une pensée réellement réactionnaire. Que des femmes qui se prétendent de gauche, comme Mme Agacinski, soutiennent ce leurre me gêne quelque peu. En quoi ce "cinéma idéologique", au même titre que la féminisation à mes yeux ubuesque du vocabulaire (la France est le seul pays du monde où l'on change la langue par décret), fait-il progresser la condition des femmes dans les usines ? En quoi met-il fin aux vraies injustices, telle la condition des femmes battues ? En quoi fait-il avancer les luttes sociales et civiques ? C'est en d'autres termes que doit se poser l'équation : non à la parité, oui à l'égalité !

Q. : La parité n'était-elle pas un moyen de faire entrer les femmes dans l'appareil politique ?

AM. : Si tel était l'objectif poursuivi, il existait une méthode autrement judicieuse qui consistait à ne permettre qu'un seul renouvellement de mandat. La société a progressé : dès que l'on ouvre le jeu, les femmes s'y engouffrent, ce qui est la meilleure des choses. La parité serait inconstitutionnelle aux États-Unis, patrie des "discriminations positives" : il est paradoxal de constater la sagesse pragmatique de ce pays par rapport à nos excès de convertis récents au communautarisme...

Q. Vous donnez aussi quelques vigoureux coups de patte et de plume à vos "cher(e)s ami(e)s" les gays et au "Lider Maximo" José Bové...

AM. : Pour ce qui est des gays, je suis ceux qui plaident pour le "droit à l'indifférence", allant même jusqu'à ne pas m'opposer à leur reconnaître le droit au mariage et à l'adoption. Un tel droit à l'indifférence doit balayer tout "droit à la différence". La bonne vision de l'homosexualité est celle de mon ami Pierre Berger, selon qui "on est homosexuel comme on est gaucher" : le tennisman que je suis sait qu'il n'y a des tournois pour droitiers et tournois pour gauchers. Or nous assistons, en cette matière aussi, à une dérive communautariste. S'agissant de José Bové, je ne saurais trop lui recommander de se rappeler les vieilles leçons du bolchevisme : on aurait mal vu un Lénine implorer sa grâce auprès du président de la République ! Il est impressionnant de voir comment ce prophète idéologiquement non construit, mais habilement compassionnel, s'est inscrit dans 1e discours dominant. Me souvenant du débat, il y a sept ans, sur la pensée unique dont j'avais été promu "archevêque", je ne peux constater combien ladite pensée unique a changé de camp ! Cette manière de céder au mythe de l'anti-mondialisation, de se soumettre à des génuflexions devant Bové, comme on a vu Jospin et Chirac le faire de concert durant toute la campagne électorale, est consternant. L'incapacité de nos politiques à affronter la réalité du monde face au discours ambiant n'est rien d'autre qu'une forme d'abdication. Dans les bagages de nos nouveaux messies, j'observe enfin un dommageable antiaméricanisme. Une seule remarque : tous les anti-démocrates sont anti-américains, ce qui, je m'empresse de le préciser, ne signifie pas que tous les anti-américains sont anti-démocrates.

Q. : Certains établissent une différence entre le fait d'être hostile à la politique de Bush et d'être antiaméricain...

AM. : Ils sont fort peu, justement, à établir cette distinction. Jadis, les opposants à Mme Thatcher ne se déclaraient pas anti-anglais, alors qu'aujourd'hui les gens se définissent comme anti-américains sans faire la différence entre le gouvernement Bush et les États-Unis. Qu'on le veuille ou non, l'Amérique est synonyme de démocratie. Celle-ci peut être sujette à des dérapages, mais ses excès sont toujours compensés par un retour de balancier. Ainsi, vis-à-vis du communautarisme, les États-Unis réagiront avant l'Europe. Ils commencent à le faire : on sent naître de la méfiance à l'égard des communautés et une première contestation de "l'affirmative action", autrement dit des "droits spécifiques", au profit de certaines communautés, même si ces droits ont à l'évidence joué un rôle positif dans l'émancipation de la population noire.

La société française est beaucoup plus rigide. Une fois inscrite dans la loi, on ne reviendra pas, par exemple, sur la parité. La conceptualisation étant caractéristique de notre pensée, elle s'enkyste et contribue à une forme de calcification : au rythme où vont les choses, nous entendrons bientôt un Premier ministre parler de "République des communautés" aussi benoîtement que M. Raffarin évoque aujourd'hui la "République de proximité", non-sens absolu, dans la mesure où la République n'est pas une manière d'être mais une philosophie. Ce jour-là, un changement de système sera intervenu, auquel la France se prête mal. La vraie priorité de ce pays est de remettre en marche la machine à intégrer : je suis particulièrement bien placé pour le dire, étant moi-même fils de Juifs polonais, et donc un enfant de l'intégration républicaine.

Q. : Il faut cependant reconnaître que certaines intégrations se font mieux que d'autres.

AM. : C'est pourquoi il faut changer certaines pièces de la machine ! Les Français, qui avaient jusqu'alors une conception d'intégration fondée sur le droit du sol et la transmission d'une culture universaliste, s'orientent vers une conception allemande plus communautaire où prévaut la culture à laquelle on adhère et que l'on transmet. Curieusement, ce basculement s'opère précisément au moment où les Allemands adoptent la démarche inverse, acceptant un peu de "droit du sol" et adoptant le "patriotisme constitutionnel" cher à Habermas. La France a abdiqué la plus noble de ses traditions, j'entends la machine à intégrer, suite au déclin de ses structures d'encadrement : école, armée, partis politiques, syndicats, églises - tous aux abonnés absents. Comment bâtir une citoyenneté dans un pays dont la principale matrice culturelle est la télévision ?

Je suis épouvanté à l'idée que la machine à intégrer ne fonctionnera plus pour les enfants de Beurs. Il faut donc en adapter les outils : c'est aujourd'hui le seul grand dessein national. Il suppose de sérier les problèmes, car si les excès communautaristes du type gays, féministes, etc. s'effaceront avec le temps comme les empreintes sur le sable avec le ressac, les communautarismes ethniques, religieux ou tribaux ne sont, eux, pas près de disparaître. Plus on s'orientera vers une société communautariste, donc éclatée, moins on se préoccupera d'intégration.

Q. : On peut vous objecter que dans un monde où les gens perdent leurs repères, ils ont besoin de se forger une identité.

AM. : Oui, aussi suis-je favorable à la décentralisation, c'est-à-dire à une identité qui s'exprime démocratiquement : jusqu'à preuve du contraire, si l'on vote dans les Régions, on ne le fait pas dans les communautés ethniques...

Quant aux innombrables et sacro saintes organisations non gouvernementales, par ailleurs à l'origine d'évolutions majeures et positives, comme le droit d'ingérence, elles ne sont pas pour autant fondées à donner des leçons de "gouvernance", puisqu'elles ne respectent même pas les premières exigences auxquelles est soumise la moindre entreprise capitaliste. Les hommes politiques remettent régulièrement leur mandat en question par le biais du suffrage universel ; les chefs d'entreprise sont contrôlés par des assemblées d'actionnaires ; les syndicalistes sont élus par leur congrès; mais on ignore tout du fonctionnement des organes de pouvoir et du système financier de la plupart de ces ONG qui font la morale à la terre entière ! Que ces structures, adulées dans l'ambiance bien-pensante du moment, commencent par se mettre en accord avec leur propre discours : aucune entreprise cotée en Bourse ne pourrait se permettre les mêmes palinodies qu'Attac en matière de transmission de pouvoirs.

Q. : Et voilà notre Minc passé dans le camp des nouveaux réacs !

AM. : Nouveau réac, un partisan du mariage et de l'adoption pour les gays ? Voyons... Je pense en revanche que nombre de nos concitoyens s'autocensurent pour rester "politiquement corrects". Dans la société française actuelle, personne n'ose dire par exemple que M. Bové délire, que même s'ils nous hérissent, nous sommes par principe du côté des Américains, que les gays ne doivent pas former une communauté structurée, que le féminisme atteint parfois des sommets dans le ridicule et la caricature - telle la revendication de wagons de métro réservés aux femmes, en oubliant que la lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis a commencé dans les autobus ! Tout cela passera, sans doute, mais il faut bien constater que cet émiettement de la pensée traduit aussi une faillite de la gauche, laquelle n'a plus d'idéologie de progrès. Le communisme qui défendait une utopie avait contraint ses adversaires à lui opposer une réelle vision de progrès. Depuis sa chute, toute idée de progrès a disparu du panorama politique.

Q. : Vous auriez pu mettre en sous-titre de votre livre le mot de Marc Bloch : "l'étrange défaite"..

AM. : En effet. La leçon à retenir de ce livre admirable écrit en juillet 1940, enfoui sous un pommier et que la femme de Marc Bloch a déterré après la guerre durant laquelle ce dernier, résistant, avait été fusillé, c'est que la défaite n'était pas due à une faillite militaire mais à l'abdication des élites, phénomène qu'il nous est malheureusement donné d'observer mutatis mutandis. La première forme d'abdication des élites est de ne pas oser s'affirmer. C'est pourquoi j'abhorre le culte bonasse et patelin de la "France d'en bas", version douce de l'anti-élitisme. Parler de la "France d'en bas" revient à attribuer tous les torts à "ceux d'en haut". C'est une chose de penser que la société doit être assez mobile pour que ceux d'en haut ne soient pas toujours les mêmes, mais c'en est une autre de considérer que la raison appartient toujours à ceux d'en bas et les torts à ceux d'en haut. Croire que le terrain ne ment jamais est une dérive dramatique. L'enjeu, pour les élites, n'est ni de plaider coupable ni de battre leur coulpe, encore moins d'étaler leurs vertus, mais de tenir au mieux le rôle qui leur a été dévolu par la société : assumer.

 

© Alain Minc, in Le Figaro Magazine, propos recueillis par C. Nay et P. de Méritens, 18 janvier 2003

 


 


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