Les Trois "piteuses", ou la culture syndicale de l'amertume [suite]

 

Un syndicalisme sans adhérents

 

"Parmi 99 pays de par le monde, la France détient presque le record du plus faible taux d'adhésion aux syndicats. En Europe, nous sommes très largement champions et, en Amérique, seul le Guatemala fait légèrement mieux. Dans les pays d'Afrique et d'Asie, on a du mal à trouver des mouvements syndicaux qui rassemblent aussi peu de monde. Ne doutons pas que nous rejoindrons le Gabon, la Guinée, l'Indonésie ou la Mauritanie qui syndiquent à peu près 2 ou 3 % de leurs salariés"(1) . L'ironie en moins, le désappointement en plus, Louis Viannet déclarait au Monde il y a déjà une dizaine d'années : "Tous syndicats réunis, nous ne regroupons même pas 10 % des salariés, et ces salariés se trouvent tous dans les mêmes secteurs". Précisons en outre qu'une sorte de "Yalta" informel s'est dessiné entre les trois principales puissances syndicales, chacune ayant une implantation légèrement supérieure à ses concurrentes dans un des principaux secteurs du champ professionnel : ainsi peut-on dire, très schématiquement, que la CGT domine dans les grandes entreprises publiques, FO dans la Fonction publique et la CFDT dans le privé. Cette tendance générale ne signifie naturellement pas que telle ou telle soit totalement absente de l'un de ces grands secteurs. Reste que le privé est bien la "lanterne rouge" du syndicalisme fiançais. Les salariés syndiqués qui en sont issus représentent moins du tiers des adhérents de la CGT et de FO et à peine plus de 40 % de ceux de la CFDT. Un tiers d'adhérents pour les trois quarts des actifs : la réalité syndicale ressemble bien à un immense miroir déformant. C'est dire que, dans la plupart des branches professionnelles et des entreprises, la probabilité de croiser des salariés affiliés à un syndicat est de plus en plus faible.
Les quelques bastions de résistance syndicale se trouvent en effet sans exception aucune dans le secteur public. Ainsi, avec un taux de syndicalisation global de 8 % environ pour l'ensemble de la société française, la Poste, la SNCF, l'Éducation nationale ou encore le ministère des Finances font office de "niches", marquant encore des pointes à plus de 25 % de syndiqués parmi leurs agents. Des plafonds élevés, donc, mais considérablement affaissés depuis trente ans, époque où ils culminaient à 60 % !
Nos représentants syndicaux, à cet égard, ne se distinguent pas par la diversité de leurs profils. Louis Viannet était un ancien postier, Bernard Thibault un ancien cheminot, Nicole Notat une ancienne institutrice... Tous viennent ainsi d'un secteur public qui ne saurait à lui seul incarner la réalité du marché du travail. Rappelons une dernière fois que l'emploi privé représente en France 75 % de l'emploi total, ce qui ne fait qu'accentuer le déficit de représentativité dont souffrent les syndicalistes.
Dominique Labbé en précise le portrait-robot : "Le syndiqué type est employé dans le secteur public ou dans une grande entreprise nationale. Il est ouvrier hautement qualifié, technicien ou cadre moyen. C'est plutôt un homme et il est âgé d'au moins une quarantaine d'années [...]. Au fond, dans la France contemporaine, le syndicalisme est devenu l'apanage d'une classe moyenne d'âge mûr et disposant d'un emploi stable ainsi que de garanties collectives solides". Une façon aimable de dire que le syndicalisme est devenu le refuge de ceux qui en ont le moins besoin. Toutes les études démontrent à l'envi que ce sont prioritairement les femmes, les jeunes, les étrangers et, en général, tous les actifs du secteur privé qui sont confrontés aux conditions de travail les moins enviables. En ne prenant absolument pas en compte les problématiques sociales posées par ces derniers, le syndicalisme ne peut plus prétendre identifier son action à un principe très général de solidarité. Perdant cette perspective universaliste, il se déclasse lui-même au rang de simple groupe de pression. Ainsi désyndicalisation et corporatisme tendent-ils à se donner la main.
D'ailleurs, cette double tendance est-elle si surprenante ? L'interrogation n'a rien d'illégitime si l'on prend en compte le "paradoxe d'Olson", qui peut être résumé en ces termes approximatifs : pourquoi se syndiquer alors que les avantages procurés par l'engagement syndical bénéficient à tous, syndiqués comme non-syndiqués ? Dès lors qu'une conception utilitariste s'est mise à imprégner l'ensemble des relations sociales, l'engagement syndical avait peu de chances de survivre.
En témoigne une nouvelle fois le turn-over enregistré parmi les salariés encore adhérents d'un syndicat : même si les estimations sont imparfaites, il semblerait qu'il atteigne le taux très élevé de 20 %. Le modèle de l'adhésion utilitaire est désormais bien connu : j'acquitte mes timbres et prends ma carte dès lors que je me trouve face à un blocage dans mon évolution professionnelle et m'empresse de prendre mes distances une fois la difficulté surmontée. De l'enseignant mécontent de son lieu d'affectation en passant par la secrétaire en conflit avec son supérieur, la démarche suit rigoureusement la même logique... individualiste et de court terme.
Par ailleurs, s'il est désormais jugé moins nécessaire, du côté des salariés, d'adhérer à un syndicat pour faire valoir ses droits et faire avancer ses revendications, l'utilité d'engranger des adhésions est également et paradoxalement devenue moins vitale du côté des représentants syndicaux eux-mêmes. Depuis quelques années en effet, il n'est plus obligatoire de justifier de la présence d'adhérents dans une entreprise pour y implanter une section syndicale. Celle-ci est animée par un délégué désigné directement par la centrale. En fait, on est allé au bout de la coupure entre les salariés de l'entreprise et le syndicat. Désormais, l'adhérent ne sert plus à rien. Le passage à un syndicalisme sans adhérents est bien désormais officiellement acté. Nouvelle parenté avec les partis politiques, dont la légitimité est surtout électorale et qui ne s'inquiètent guère de la fuite de leurs militants.
Insistons à cet é0anrd sur le caractère fort peu démocratique du processus de désignation desdits délégués, dans lequel les salariés de l'entreprise n'ont pas leur mot à dire. Car c'est une règle tacite et unanime du monde syndical que de refuser le principe électif. Ainsi les responsables ne le deviennent-ils qu'à la faveur d'une cooptation. Un sacré confort vis-à-vis des adhérents, largement tenus à l'écart. Parfois, tout de même, ces derniers sont invités à "accompagner" ce processus de cooptation, en ratifiant le choix de candidats, présentés en nombre équivalent à celui des postes à pourvoir, ce qui évite toute mauvaise surprise. C'est dire combien la parole de la base est prise en considération... Publiquement bien sûr, de tels agissements sont dénoncés, y compris par les coupables eux-mêmes, tous les leaders défendant le principe de l'élection des directions syndicales par les adhérents. Mais le principe seulement, puisque, dans la pratique, tous restent de fervents adeptes de la désignation en petit comité...
Notre "avant-garde éclairée" de syndicalistes n'a par conséquent aucun besoin et donc aucune raison de s'encombrer d'adhérents aux exigences éventuellement embarrassantes. Cette situation quelque peu surréaliste serait impensable chez nos voisins : aux États-Unis par exemple, vis-à-vis desquels nous aimons à évaluer notre supériorité sociale, un syndicat dont la représentativité n'est pas garantie, c'est-à-dire assise sur un nombre minimal d'adhésions et un vote préalable à l'implantation dans l'entreprise, ne peut en aucune manière négocier un accord collectif au nom des salariés. La France, patrie de la Révolution française et des Droits de l'homme, tellement sûre de sa vertu démocratique, maintient quant à elle un système qui autorise au contraire n'importe quelle centrale, quelle que soit son audience dans l'entreprise, à s'asseoir à la table des négociations et à parapher les textes qui y sont discutés.
Pour être précis, signalons que ce tour de table n'est pas ouvert à n'importe qui, ou en tout cas pas à n'importe quelle condition. Il faut et il suffit, pour être autorisé à y prendre part, d'être membre du fameux "Club des Cinq", en vertu d'une règle édictée voici près de quarante ans. En effet, un décret de 1966, qui continue de régir notre système de négociation collective, a établi une fois pour toutes que cinq organisations syndicales bénéficiaient d'une "présomption irréfragable de représentativité", notamment en fonction de leur attitude sous l'Occupation. Cette liste consacrait, pour des décennies, d'une part la suprématie de la CGT, de la CFDT, de la CGT-FO, de la CFTC et de la CFE-CGC, et d'autre part la rigidité du système. C'est en vertu de cette reconnaissance automatique et absolue qu'aujourd'hui encore chacune de ces centrales peut désigner un délégué dans n'importe quelle entreprise - même sans y avoir d'adhérents -, participer à des élections professionnelles et signer des accords. Un consensus a longtemps entouré ce principe fondateur - selon lequel chaque syndicat est par essence représentatif de l'ensemble des salariés - et ses implications pratiques. Pour autant, la donne ayant considérablement changé depuis quarante ans, cette fiction est désormais indéfendable. Aujourd'hui, en effet, les élus non syndiqués sont devenus majoritaires dans les comités d'entreprise et les cinq confédérations reconnues ont à affronter la concurrence de nouvelles centrales de plus en plus attractives, telles que SUD, le Groupe des Dix ou l'UNSA, dont la représentativité n'est toujours pas reconnue. La règle de l'accord minoritaire découle directement de cet état de fait. Ainsi mesure-t-on un peu plus la tournure "piteuse" qu'ont prise les relations sociales dans notre pays : elles reposent sur des syndicats non représentatifs de la réalité du monde du travail et dont la voix, même minoritaire, peut s'imposer à tous. Un principe qui fait un heureux notoire, le patronat, en position d'instrumentaliser les différentes centrales, les montant les unes contre les autres pour parvenir à faire parapher un accord rejeté par une majorité. Mais un système que les cinq "élus" ne sont pas pressés de voir remis en cause, tant sa réforme signerait, pour eux, l'arrêt de la perfusion.
La liste des paradoxes s'en trouve rallongée puisque le déclin et le repli sur soi se sont accélérés au moment même où les moyens d'existence du syndicalisme ont été confortés par les pouvoirs publics : protections légales (à l'exemple de la loi de décembre 1968 qui impose, pour toute section syndicale d'entreprise, la mise à disposition de locaux et d'heures de délégation), versement de subventions croissantes, mise à disposition de personnel par les différentes administrations, ouverture dans quasiment toutes les grandes villes de Bourses du travail (qui offrent des moyens importants aux organisations syndicales), etc.
L'action syndicale aurait dû s'en trouver facilitée ; il n'en a rien été, bien au contraire. Un syndicalisme d'adhérents a cédé la place à un syndicalisme de permanents. Comme si, en France, institutionnalisation et bureaucratisation étaient historiquement condamnées à être synonymes : au-delà des chiffres impressionnants des "représentants sociaux" cités plus haut, ceux des appareils syndicaux donnent également le vertige. Limitons-nous à l'évolution des effectifs des permanents de la CGT : au début des années 1970, la confédération employait une petite soixantaine de personnes, responsables et collaborateurs confondus. Vingt ans plus tard, ce sont plus de 300 employés qui y officient. Il faut dire que le siège de Montreuil nécessite à lui seul une cinquantaine de personnels techniques (gardiens, agents de nettoyage, chauffagistes, etc.). Un nombre d'adhérents divisé par 2,5 mais un nombre de permanents multiplié dans le même temps par 5, autrement dit un permanent pour 25 000 adhérents hier, un pour 2 000 aujourd'hui...
Autre différence de taille : aujourd'hui ces dizaines, voire ces centaines de responsables et collaborateurs ne sont plus directement salariées par les centrales syndicales elles-mêmes mais mises à disposition par diverses administrations ou grandes entreprises. Nos connaissances sont lacunaires en ce qui concerne l'appui que les pouvoirs publics fournissent aux partenaires sociaux sous cette forme, et les données mériteraient certainement d'être actualisées. Retenons néanmoins qu'au début des années 1990 le nombre de décharges et mises à disposition dans les fonctions publiques d'État et territoriales s'élevaient à plusieurs milliers, environ 4 500 selon les estimations. Pointage cependant incomplet, comme le précise Dominique Labbé :"À cela s'ajoute un régime libéral d'autorisations d'absence - appelées "dispenses de service" - pour les élus à des organes de direction des syndicats (bureau, conseils ou commissions exécutives) ou les délégués aux congrès, etc. Dans l'Éducation nationale, ces dispenses équivaudraient à une augmentation d'environ 30 % du temps mis à disposition des organisations syndicales. En appliquant cette proportion à l'ensemble de l'administration française, on peut donc estimer que les organisations syndicales disposent, en temps de travail, de l'équivalent de 6 000 fonctionnaires mis à leur disposition.
"À ce premier contingent des mis à disposition par les administrations s'en ajoute un autre moins bien connu : celui des grandes entreprises nationales. D'après des indications internes à la SNCF, pour cette seule entreprise, le contingent total des mises à disposition syndicales dépasserait l'équivalent de 3 000 emplois à temps plein, soit plus de 1,3 % du personnel de la société nationale. Dans aucun autre pays développé les syndicats ne disposent de tels moyens. Ces personnels mis à disposition seraient pratiquement aussi nombreux à EDF-GDF. Et il faudrait y ajouter un nombre inconnu de permanents syndicaux à la RATP, à Air France, aux Charbonnages..."
Notons en outre que ce secteur public, dont la quasi-totalité de nos représentants syndicaux sont issus, tous l'ont quitté très tôt pour devenir des professionnels de l'action syndicale. Autant dire que leur passage par une vie active traditionnelle est toujours de courte durée. Cette absence d'expérience professionnelle n'est-elle pas un handicap fondamental pour exercer les fonctions qui sont les leurs ? Une professionnalisation qui n'est pas sans rappeler, une fois encore, celle de notre classe politique. Pourtant, syndicaliste, pas plus que député ou ministre, n'est un métier. Si nos élites politiques et syndicales voulaient bien un jour admettre cette évidence, le fossé qui les sépare de la France "réelle" cesserait-il de se creuser ?
Quoi qu'il en soit, il y a fort à parier que cette très généreuse mise à disposition de moyens par les pouvoirs publics a permis aux syndicats d'ignorer paisiblement les métamorphoses de la France au cours des "nouvelles Trente Glorieuses". C'est Louis Bergeron, prédécesseur de Marc Blondel à la tête de FO, qui avoue :"Les droits syndicaux ont contribué à tuer le syndicalisme". On ne peut être plus désespéré...
Pis, cette mutation du militant en professionnel de l'action sociale n'a pas signifié la conversion à un syndicalisme de services, comme celui dont profitent les salariés d'Europe du Nord notamment. Même si depuis quelques années des expériences de ce type ont vu le jour, elles ne peuvent réellement s'apparenter à une tentative générale de régénérescence de notre syndicalisme. De manière anecdotique, elles peuvent même parfois prendre des allures d'impasse, à tout le moins de dérive commerciale surréaliste : ainsi de ces militants CFDT de l'arsenal de Brest ayant mis en place un groupement d'achats, citant le cas d'un jeune ayant adhéré pour profiter d'une réduction de 15 % sur un magnétoscope !
Au contraire, loin de profiter de cet ancrage institutionnel pour réfléchir au sens de leur mission et en envisager la réorientation, nos syndicats se sont parfois fourvoyés dans des comportements que la proximité du pouvoir conditionne insidieusement. C'est ce que Le Monde avait révélé en janvier 2000, à la suite d'un rapport confidentiel réalisé par l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et consacré à la Caisse de Retraite Interentreprises (CRI), une des très nombreuses associations gérant, sous la double tutelle de l'AGIRC et de l'ARRCO, les retraites complémentaires. Rien ne manquait au menu : trésorerie opaque, notes de frais princières, rémunérations exorbitantes, achats de chevaux de course (!)... Surtout, le rapport révélait l'existence d'un système "d'échange de services ou de compétences, pour ne pas dire d'influence", ou encore "un système de financement direct ou indirect" entre la CRI et les principaux syndicats français. Et l'article d'ajouter : "Il fait peu de doute que les pratiques mises à jour dans cette association gestionnaire de caisses de retraite sont en réalité similaires dans d'autres structures équivalentes. Les caisses de retraite complémentaires sont devenues, au fil des ans, de gigantesques empires financiers dans un système tellement opaque qu'il permet d'innombrables dérives". Petits arrangements entre amis qui passent relativement inaperçus : qui se souvient encore que Marc Blondel, au mépris de la plus élémentaire morale publique, avait disposé pendant de nombreuses années d'un chauffeur employé par la Mairie de Paris ? On sait combien il est difficile de rompre avec certaines rentes de situation, fussent-elles entachées d'illégalité...

 

Une culture du ressentiment

 

Si l'on observe les différents syndicalismes européens, on constate que tous oscillent entre un modèle monopolistique et un modèle de pluralisme modéré (ou de quasi-monopole). La Grande-Bretagne, l'Autriche et nombre de pays d'Europe de l'Est illustrent le premier schéma, marqué par la domination sans partage d'une seule confédération. L'Allemagne, l'Italie, la Suisse, l'Espagne et le Portugal incarnent la seconde : deux ou trois confédérations, parfois d'inégale assise, se partagent le "marché" de l'action sociale. Dans tous les pays, par ailleurs, on observe ces dernières années une tendance au rapprochement et à la fusion entre organisations existantes, ou à tout le moins aux pratiques unitaires de type "cartel". Ce qui, dans tous les cas, aboutit à une action concertée et, partant, plus efficace. Une seule situation fait exception à ce tableau : la France est la seule à connaître un pluralisme syndical fortement concurrentiel. Si, chez nous, le nombre de syndiqués diminue, le nombre de syndicats augmente.
On pourrait être tenté de s'en réjouir si cette tendance se traduisait par un authentique renouvellement. Malheureusement, l'espoir est déçu par les faits. Selon un véritable phénomène de génération spontanée, les nouveaux venus prennent racine dans de vieux pots. En effet, l'émergence de nouveaux pôles s'opère sur un mode contestataire toujours par scission au sein des organisations existantes (essentiellement la CFDT, mais aussi la CGT et FO). Ainsi en est-il de l'UNSA et du Groupe des Dix, ce dernier fédérant les syndicats SUD : ces créations sont toutes le fait de transfuges qui, de fait, peinent à incarner une nouvelle génération syndicale.
Cet émiettement prend en outre sur le terrain des dimensions qui fragilisent l'action collective. Un seul exemple illustre cette dérive : alors qu'en 1947 seuls deux syndicats existaient à la RATP, on en comptabilisait, un demi-siècle plus tard, une trentaine. La conséquence la plus évidente de ce pluralisme extrême est semblable à celle qu'une concurrence extrême crée sur n'importe quel marché : le dumping. Et lorsque la clientèle globale diminue, comme c'est le cas sur le "marché" de la revendication syndicale, la lutte que se livrent les centrales pour préserver leur part est acharnée. La concurrence pousse les intervenants à une surenchère démagogique qui, loin d'enrayer le déclin, semble même parfois l'accélérer. Si chacun semble croire qu'une ligne dure est plus payante qu'une stratégie "soft", l'évolution des adhésions ne confirme pas cette intuition. Certes, FO a bénéficié de ses prises de position ultra-critiques lors du mouvement de l'hiver 1995 au détriment de la CFDT. Mais d'autres exemples de durcissement dans le discours et dans l'action ont produit des effets contraires.
Quoi qu'il en soit, la violence verbale et la division l'emportent systématiquement aujourd'hui. Alors que les polémiques étaient autrefois très rares, la CFDT et la CGT allant même dans les années 1970 jusqu'à conclure des pactes d'unité d'action, les haines éclatent désormais au grand jour. De simples discussions, préalables à quelque négociation, sont maintenant la plupart du temps purement et simplement inenvisageables. L'échange d'une poignée de main entre représentants de deux confédérations lors d'une manifestation publique devient un événement médiatique qui prend le pas sur le reste de l'action. Un constat opéré par Nicole Notat elle-même : "Le pluralisme ne favorise pas l'émulation mais débouche sur un émiettement des forces, sur une concurrence faite plus de surenchères que de compétition, sur la dissonance des positions syndicales. Autant d'éléments qui décrédibilisent le syndicalisme et contribuent à un taux de syndicalisation très bas".
Reste que cette radicalité de la revendication, poussée par les surenchères permanentes, trouve un écho plutôt favorable dans l'opinion. La posture contestataire adoptée épouse en effet parfaitement cette culture du ressentiment que nos concitoyens semblent si unanimement partager. Selon une formule d'Alain Duhamel pour décrire le cataclysme politique du printemps 2002, la France prendrait les traits d'une authentique "république des Mécontents". Chacun croit en effet pouvoir observer une pente de déclin généralisé selon laquelle hier est toujours mieux que demain. Un pouvoir d'achat qui augmente, une pauvreté qui recule... autant de conjectures pour statisticiens obtus et déconnectés de la réalité. Cette dernière, bien au contraire, est celle d'un sentiment du "toujours moins" que seule une stratégie nostalgique de résistance peut enrayer.
Alors, logiquement, que font les mécontents nostalgiques, surtout lorsqu'ils sont minoritaires ? Ils font la grève ! C'est même, en l'absence de dialogue, le seul moyen pour eux d'imposer un rapport de forces un peu plus équilibré. Et, de ce point de vue, peut-être le seul, il faut bien reconnaître l'efficacité syndicale. Une provocation patronale ou gouvernementale, un mot d'ordre bien senti et le mouvement est lancé. La lutte retrouve alors ses lettres de noblesse et ses accents guerriers.
Seul problème de taille : les grèves n'indisposent pas ceux auxquels elles s'adressent, mais ceux qui ne peuvent les éviter. D'où un sentiment de "ras-le-bol" généralisé. Certes, nous sommes aujourd'hui loin des 22 millions de jours de grève enregistrés en 1947 et a fortiori des 150 millions de jours comptabilisés en 1968. Depuis 1980 même, l'accalmie est bien réelle puisque le nombre de jours d'interruption du travail a été divisé par deux pour atteindre aujourd'hui 800 000 environ par an. Pourtant, si le reflux est réel, il semble bien relatif au regard des données enregistrées chez nos voisins : le nombre de jours de grève relevé hors de nos frontières tourne autour de 20 000 en Espagne (en une année, deux fois moins d'arrêts de travail que ceux recensés à la RATP en deux mois !), 30 000 au Royaume-Uni et plus de 100 000 en Italie, tous pays bien plus syndiqués que la France.
D'où l'éternel retour du fameux serpent de mer syndical : le service minimum. On retrouve ici le jeu des formules maintes fois réchauffées que se lancent à la figure les deux camps en présence : atteinte aux libertés fondamentales et à un droit chèrement acquis d'un côté, prise en otage des usagers de l'autre. Pourrait-on rêver que nos syndicats fassent preuve un jour d'innovation en imaginant des modes de grève moins impopulaires : au lieu de bloquer à chaque occasion nos transports collectifs, parfois de manière préventive (!), pourquoi ne pas imaginer une initiative pédagogique associant les usagers pour leur démontrer le bien-fondé de la lutte ? Serait-ce par paresse ou parce qu'il est difficile de démontrer l'indémontrable ?
Quoi qu'il en soit, si nos concitoyens semblent conserver un a priori favorable vis-à-vis des syndicats - en en ayant une image positive, voire très positive, à 55 % selon une enquête réalisée par la SOFRES en 1997 -, la grève est quant à elle jugée majoritairement peu ou pas efficace du tout (à 52 %). De nouvelles formes d'actions sont donc plus que jamais à inventer, en écho aux propos tenus voici près de vingt ans par Edmond Maire : "La vieille mythologie syndicale - l'action syndicale, c'est la grève - a vécu". Il poursuivait par ailleurs : "Est-ce que cela veut dire que la grève est dépassée ? Il ne s'agit pas de cela mais d'abord de partir des faits. Il y a de moins en moins de grèves. Depuis un bon nombre d'années, des militants syndicalistes en sont malheureux. Ils rêvent de revenir à nos grandes grèves comme seul moyen de donner du tonus au syndicalisme. C'est une fausse piste et aussi un aveu de faiblesse". Et quant à la grève dans le secteur public, il ajoutait :"Dans le secteur public, on a l'impression que l'objectif premier de la grève est d'affecter les usagers".
Posture contestataire et impuissance se nourrissent donc mutuellement. Quand une pensée ne s'exerce pas sur le réel, elle succombe à toutes les démagogies. Et lorsqu'une radicalité simpliste imprègne tous les discours, le retour au réel s'en trouve condamné. "Les partenaires sociaux ont un penchant pour l'analyse simplificatrice, la solution connue d'avance, la revendication maximaliste, autrement dit la fuite en avant", résume Nicole Notat.
À cet égard, le conflit de l'hiver 1995 avait donné lieu à une déclaration commune aux cinq centrales représentatives, auxquelles s'étaient associées la FEN, la FSU et l'UNSA, au titre évocateur : "L'avenir de la Sécurité sociale est en jeu". Nous ne résistons pas à la tentation de reproduire celle-ci in extenso afin de démontrer, si besoin en était, l'indigence ou plutôt l'absence de ce qu'il semble téméraire de dénommer "propositions", face à un défi énoncé avec autant de gravité :
"Au moment où le gouvernement, après un simulacre de concertation, s'apprête à prendre des décisions touchant la protection sociale, les organisations signataires [...] se rejoignent sur les propositions de réformes suivantes [sic !] :
"Financement - Conscientes de l'ampleur des problèmes de financement, de coût social du chômage, des exonérations consenties aux entreprises et des conséquences de la couverture universelle, elles préconisent une clarification des comptes. Attachées à un financement assis pour l'essentiel sur les salaires, elles demandent son élargissement à la totalité de la richesse produite par les entreprises. Elles demandent simultanément la participation des revenus financiers sous la forme de cotisations de sécurité sociale. Elles se prononcent contre la fiscalisation et toute forme d'étatisation de la Sécurité sociale.
"Santé - Dans le cadre d'une véritable politique de santé, la maîtrise de l'évolution des dépenses de santé initiée conventionnellement par les partenaires sociaux gestionnaires doit reposer sur les besoins de la population. Elle est la confirmation de l'optimisation des dépenses de santé et doit permettre l'accès de tous à des soins de qualité en écartant tout rationnement.
"Famille - La politique familiale est une mission fondamentale de la collectivité nationale. Une politique ambitieuse implique le droit à une juste compensation des charges familiales quels que soient le rang de l'enfant et la situation financière de la famille, sans qu'aucune mesure puisse réduire les droits qui découlent de la réglementation actuelle.
"Retraites - Les organisations signataires réaffirment leur attachement au système actuel fondé sur la répartition et la solidarité entre les générations. Elles s'opposeront à toute tentative visant à remettre en cause le régime des fonctionnaires.
"Gestion - Clarifier les responsabilités de l'État et des partenaires sociaux dans la gestion de la Sécurité sociale, allant dans le sens d'une responsabilisation accrue des organisations syndicales dans la gestion et la mise en œuvre des décisions prises.
"Les signataires appellent leurs organisations à faire largement connaître ces propositions auprès des salariés actifs, des retraités et des chômeurs [...]".

Où sont ces fameuses propositions ? Sommes-nous là face aux arguments pesés de "partenaires" sociaux, cogestionnaires du système comme le veulent les principes du paritarisme ? Le débat plus récent sur la réforme des retraites aura été tout aussi caricatural. Propos outranciers déconnectés du réel, perte de vitesse et absence de poids sur la base, dont on a vu comment elle parvient désormais à chaque mouvement ou presque à déborder les appareils... Le social devient chaque jour plus ingouvernable dans une société française totalement bloquée. Laissons le mot de la fin à Nicole Notat : "La réforme est un art malaisé. Elle met en cause des habitudes, des acquis qui ont eu leur raison d'être à un moment mais qui ne l'ont plus nécessairement. Elle perturbe les habitudes sécurisantes, elle oblige au changement, elle crée de l'incertitude, alors que les avantages que l'on peut en espérer ne sont pas forcément immédiatement perceptibles. Elle a de bonnes chances de mobiliser plus fortement ceux qui pensent avoir quelque chose à y perdre que ceux qui en sont potentiellement les bénéficiaires. La conduite de la réforme est une prise de risques. Aussi la tentation de l'évitement est grande. Tant que le feu n'est pas dans la maison, pourquoi se presser ?"
Surtout quand les pyromanes sont déjà en place...

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Note

(1) Jean-François Amadieu, Les Syndicats en miettes, Le Seuil, 1999.

 

Note de l'éditeur

Les Français sont experts dans la déploration et l'auto-flagellation. Depuis trente ans, ils sont persuadés que leur pays est en berne. C'est pourtant le tableau d'une autre France que brosse ici Jacques Marseille, en s'intéressant aux réalités concrètes et à la longue durée plutôt qu'aux impressions superficielles. Depuis 1973, les Français ont gagné sept ans de vie, leur pouvoir d'achat a doublé et leur fortune triplé. Grâce à une France qui travaille, produit mieux que ses concurrents et vend de plus en plus au monde entier. Comment expliquer le sentiment de malaise qui déprime la société française ? C'est que, en fait, celle-ci est affaiblie par trois freins : un État vorace et imprévoyant, des syndicats spécialistes de la surenchère et un système éducatif aux performances moins que brillantes. Dans un pays qui n'a plus grand-chose à voir avec celui de 1973, ce sont bien deux France qui s'opposent.
Jacques Marseille, professeur à la Sorbonne, a publié une Nouvelle histoire de France qui fait autorité et Le Grand Gaspillage, qui alimente le débat sur la réforme de l'État.

 

© Jacques Marseille, in La guerre des deux France (celle qui avance et celle qui freine), Plon, 2004, pp. 209 - 237.

 

 


 

 

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