"Reviens ici, chenapan ! Je vais t'ensaboter le derrière !" C'était ainsi qu'Antoine Pons-Malan, le fils du forgeron, se faisait généralement annoncer dans les calades catholiques de Cabrières-d'Aigues, qu'il dévalait en courant, un butin du verger pressé contre son sein. Mais les villageois lui pardonnaient ses chapardages, bien conscients que les Pons-Malan vivaient misérablement depuis l'arrestation du père voilà trois mois.

Car il ne faisait pas bon être Vaudois et habiter dans la partie ouest de Cabriérette en 1529. Pierre Pons-Malan, Vaudois, avait été emprisonné par les catholiques juste après les vendanges pour blasphème : il s'était moqué de René Rambaud, qui venait de s'assurer pour vingt louis l'indulgence du viguier d'Apt, c'est-à-dire le pardon de ses péchés de bon catholique. La femme et le fils Pons-Malan avaient donc ramassé seuls les sarments dans les vignes à la Saint Martin, le 11 novembre. Ils étaient revenus au village à la nuit tombante, croulant sous le poids des fagots qui serviraient de petit bois et emmitouflés comme l'enfant Jésus. Marie avait doublé son fichu, ceint ses reins de flanelle, enfilé des mitaines. Mais elle grelottait de froid, à cause de ce maudit mistral qui faisait dire de ce pays : "C'est une montagne froide sous un soleil chaud".

L'arrestation du forgeron avait suscité les critiques, du temple à l'église : qui allait réparer les houes ébréchées ? Patarins ou catholiques, les paysans avaient tous besoin d'un bon artisan l'hiver. Et le chemin qui descendait vers La Motte-d'Aigues, le village voisin où exerçait l'homme de l'art le plus proche, était verglacé.

Les gens de Cabriérette prélevèrent de la farine et du lard dans leur garde-manger pour les donner aux Pons-Malan. Les pois chiches, plantés en juillet et arrosés grâce au ru qui traversait Cabrières, avaient rempli les greniers à grains du village une seconde fois avant la neige.

Aux premières pluies d'octobre, le pays avait perdu ses atours de contrée mauresque. Le cade et le genévrier avaient cessé d'embaumer. Même la puissante odeur du farigoule qui étouffait dans la garrigue celle du lavandin, fut lessivée par la pluie. Les averses excavèrent des chemins un fumet puissant de ventraille, de glaise et de craie humide. Antoine Pons-Malan, le fils aîné, passait ses journées dans les bois. Il connaissait les combes humides où abondaient grisets, cèpes et lactaires, qu'il revendait ou troquait ensuite au village.

Cet hiver-là, les champignons donnèrent fort peu. Antoine s'enfonçait chaque jour un peu plus profondément dans la chênaie, vers la ligne des crêtes du Lebron, dans l'espoir de trouver un parterre avant la récolte des olives, à la fin de novembre, qui allait exiger sa présence.

Un matin, il dévala le ravin de Règues, remonta vers le plateau, au septentrion, et s'arrêta. Il se sentait troublé par le silence de la clairière. Les grives se tenaient cachées dans les bruyères, et pas un merle ne pépiait. Pourtant, ni les ours ni les loups ne descendaient si bas dans la vallée en cette saison. Antoine finit par remarquer la vieille femme au bord du sentier, cause de ce silence. Totalement immobile, habillée de gris, elle se fondait dans le paysage. Et elle, en revanche, regardait Antoine d'un air féroce. Le garçon faillit tourner les talons et repartir en courant. Toutefois, redoutant de finir en crapaud s'il refusait de lui prêter assistance, Antoine se signa, fit quelques pas et lui offrit le bonjour.

"Je ne suis pas une sorcière, répondit l'ancêtre d'une voix maussade comme si elle lisait dans les pensées de l'adolescent. Je cherche le chemin de Manosque. Je viens de Mérindol, ajouta-t-elle après un silence. J'ai fui Mérindol, à dire vrai. Ce baluchon est tout ce qui me reste. Ils ont emmené mon fils, chassé ma bru, confisqué leurs terres.

- Les heures sombres ont commencé aussi ici, ma mère, murmura Antoine La région n'est plus sûre. Mais pouvez-vous marcher encore quelques lieues ? À Cabriérette, vous trouverez un abri. "

La vieille femme acquiesça, Antoine se saisit du sac, et reprit (à petits pas) le sentier en sens inverse. Au bout d'un moment, il se retourna. " Comment avez-vous su que j'étais du parti, ma mère ?

- Quand ils me voient, les gentils se signent et ne peuvent s'empêcher de jurer. "Je te barre ou je te contrebarre ", ou quelque chose comme ça. Toi tu n'as rien dit.

- Ils ont pris mon père, vous savez. "

Ils marchèrent en silence. La pente se fit douce, herbeuse, et les premières terrasses apparurent. Antoine bénit silencieusement Guillaume Bérard, veuf depuis la Saint-Jean, qui avait labouré en octobre leurs vignes et leur restanque de blé. Pousser l'araire, quand on était trop pauvre pour posséder un cheval, demandait la vigueur et le courage d'un homme dans la force de l'âge.

En contrebas, le village bruissait d'activité. La cloche (catholique) sonna onze coups. Antoine obliqua vers la droite, au lieu de continuer la descente sur le chemin vicinal, puis longea les champs d'oliviers sur une centaine de toises. " Notre mas est en dessous. Je vais passer le premier pour vous ouvrir la porte des chèvres. Ce n'est point une entrée glorieuse, mais elle est discrète. "

La mère d'Antoine s'assombrit quand son fils lui annonça qu'au repas de midi la table s'ornerait d'un hôte supplémentaire. La soupe d'épeautre s'avouait bien modeste, et la faim de sa fille, la petite Jeanne, bien grande. Mais elle se signa au récit des horreurs de Mérindol et fit bon accueil à l'ancêtre.

Reine, la vieille femme, resta au mas des Pons-Malan. " Pierre n'aurait pas accepté qu'une vieille femme passât la Noël sur les routes ", disait Marie, un pli amer au coin des lèvres. Pour se rendre utile, l'ancêtre tenait la maison quand les travaux de la ferme appelaient les Pons-Malan au-dehors.

Au commencement de la cueillette des olives, à la Sainte Catherine, le 25 novembre, Reine balaya bien proprement le sol de la cave en pierre grise. Puis elle répartit les paniers d'olives qu'apportait le mulet, conduit par la petite Jeanne, en une couche régulière de dix centimètres d'épaisseur sur la pierre froide. Deux jours avant d'emmener les olives au moulin, elle les entassa. Les petits monticules verts et brillants se mirent à fermenter, réchauffant la cave. La sombre bastide embaumait l'olive, de l'écurie au grenier.

À la Sainte-Barbe, il se mit à geler. Les femmes se retrouvèrent à la maison à repriser et prier. Heureusement, le mistral n'était pas de la partie.

Les Pons-Malan n'avaient toujours pas reçu de nouvelles du père promis aux galères. Le procès était sans cesse ajourné. Quelles preuves manquaient donc ? Quelles fautes Pierre n'avait-il pas encore avouées ? Marie était au désespoir. Elle vivait mécaniquement, s'occupant principalement de remplir le chaudron à heures fixes. Ce fut la " grand-mère Reine ", comme l'appelaient désormais les minots, qui posa, au matin de ce 4 décembre, quelques grains de blé dans une soucoupe remplie d'eau, que Jeanne plaça cérémonieusement sur le linteau de la cheminée, en attendant le 25. Si les grains germaient, cela prédirait une belle récolte. La veille de la Noël, les enfants trépignaient d'excitation. Un vent chaud soufflait de la Durance, le ciel avait une couleur bizarre au couchant : rouge sang et plombé. Reine se signa, Marie envoya les enfants jouer autour du figuier de la cour, s'enveloppa de son châle et, comme un chat, se glissa dans les calades de Cabrières.

À son retour, à la nuit tombante, l'orage grondait. Un orage à Noël ! Des temps étranges se préparaient. Les hommes arrivèrent peu après elle un par un et descendirent directement à la cave, où de petits bancs creusés dans la craie permettaient d'asseoir une vingtaine de croyants. L'olive parfumait encore gaiement la pièce.

Reine avait suivi leur venue d'un air inquiet. Marie lui expliqua que le mas des Pons-Malan était l'un des rares à posséder une cave aussi vaste, car il s'adossait directement à la colline à l'ouest du village. Les autres maisons en contrebas ne disposaient pas à proprement parler de cave, mais plutôt de pièces à demi enterrées. "Pierre voulait une grande cave pour y installer un pressoir quand Antoine serait grand. Il pensait que les restanques donneraient du bon vin si l'on en prenait soin". Marie s'étrangla en se rendant compte qu'elle parlait de son époux au passé. Elle donna des châtaignes à écorcer à Jeanne et à Reine, et retourna au chaudron.

Ce soir-là, peu avant l'arrivée des hommes du village, Antoine s'était éclipsé pour ramasser du bois. Mais il ne monta pas directement à la salle commune après avoir ramené ses fagots. Il savait que le conduit du puits était creusé à proximité de la cave. En se penchant au-dessus de la margelle, on entendait faiblement ce qui se disait en dessous.

Il se mit à pleuvoir. Une pluie chaude et incongrue. Antoine pensa un instant à sa mère, inquiète de le savoir dehors, mais un éclat de voix souterrain capta à nouveau son attention. "Ils nous appellent les séducteurs, les mal-sentants !", résonna une voix aiguë dans le puits, en réponse à une question qui devait venir du fond de la cave.

- Ils vont venir comme à Mérindol, sans prévenir, et quand ils seront dans nos fermes, ce sera trop tard. Il faut fuir maintenant".

Antoine reconnut le parler de gavot de Jean Sambuc, l'un des derniers arrivés à Cabriérette.

Fuir, c'est facile à dire, Jean Sambuc. Tu viens de t'installer, tes vignes ne sont pas encore plantées, tu as quinze moutons qui sont montés à la Saint-Luc hiverner en la montagne. Tu n'as qu'à les rejoindre. Mais pour nous, il y a les semailles de Leves et de petits pois à l'Épiphanie.

- Et les minots à nourrir.

- On ne peut pas partir et abandonner Pierre Pons-Malan aux inquisiteurs d'Apt".

C'était la voix sonore de Guillaume. Antoine s'émut de savoir que son père figurait parmi les soucis du veuf avant les légumes à semer. De contentement, il en oublia la pluie qui le trempait jusqu'aux os. Il en oublia même d'avoir peur des éclairs qui zébraient le ciel.

"Que dit le seigneur d'Agout ?

- Ah, rien. Il n'aimerait point que l'on brûle ses fermes, même au nom glorieux du Très-Haut. Mais il se moque qu'un hérétique soit remplacé par un gentil, du moment que les taxes rentrent.

- Pourtant, son grand-père, Raymond d'Agout, fut bien content de trouver nos pères il y a trente ans. Nous sommes descendus de la vallée de Freissinières pour repeupler son village. Il nous a fait venir ici et nous a signé un contrat d'habitation. Puis il a distribué les terres. Nous n'étions point des "séducteurs", à l'époque. Plutôt des sauveurs, oui.

- Oui, mais aujourd'hui le seigneur a le souffle du viguier d'Apt qui lui brûle l'échine.

- Le seigneur d'Agour ne nous protégera pas comme celui de Lacoste. Ici, on est des sarments bons pour la Saint-Jean, comme à Mérindol.

- Si on survit jusqu'à la Saint-Jean, ricana Jean Sambuc.

- Bonté divine, on ne peut pas partir, Jean !" Guillaume se rendit compte qu'il avait presque crié. Il reprit, un ton plus bas : "À la dernière lune, je suis allé vendre la garance à Oppède". Il s'interrompit et cracha par terre. "Puisse leur blé pourrir cette nuit. Bref, je cheminais vers Oppède. À la combe de Lourmarin, près du pont à l'étoile, j'ai rencontré le Gros Jean. Il m'a dit que René Jourdan lui avait dit qu'à Mérindol, ils ne comptaient pas se laisser faire davantage. Là- bas, ils fortifient les bastides et manient l'épée comme la serpe. On pourrait les imiter.

- Le seigneur sera vite au courant.

- Et alors ? Tant que le roi se tait, il se taira.

- De toute façon, c'est ça ou le bûcher - ou les galères pour les chanceux".

Antoine sentit un souffle d'air froid dans son dos trempé. Il se redressa et déplia ses jambes engourdies. Il se sentit étreint par une grande chaleur, et, soudain, la foudre tomba sur le figuier de la cour. Les hommes trouvèrent Marie au pied de l'arbre fumant, répétant le signe de croix d'une main tremblante. Les figuiers brûlent mal, mais c'est un terrible présage de mettre le feu à l'un d'eux.

Antoine tomba dans une profonde fièvre le lendemain, jour de Noël. Il ne vit point la soucoupe toute remplie de verdure, posée sur la nappe de lin, annoncer la belle moisson de la Saint-Jean à venir. Il ne mit pas le feu à la bûche de Noël, que la petite Jeanne avait aspergée de vin cuit, selon la tradition. Il ne goûta pas à la morue frite, ni à la muge aux olives, au cardon, au scolyme ou au céleri à la poivrade. Il manqua les treize desserts qu'il adorait. Quand il émergea de ses cauchemars, à l'Épiphanie ce fut pour trouver Reine à son chevet, prête à lui servir l'assiette de soupe à l'épeautre relevée d'ail, pour le fortifier. Accompagnée d'un reste (rassis) de fougasse...

Antoine resta sujet aux cauchemars. Alors qu'il était encore alité dans la salle commune, il demanda à voir Guillaume. Le veuf trouva une maison froide et silencieuse. Jeanne jouait en silence au pied du lit de son frère, pâle et frissonnant. Il brûlait d'impatience de raconter à Guillaume le rêve qui le hantait chaque nuit. " C'était la nuit, le ciel tonnait. J'étais seul dans la cour du mas. Il y a eu un bruit de sabots. Je me suis retourné. Il y avait le puits entre l'apparition à cheval et moi. J'ai commencé à réciter le Notre-Père à toute vitesse dans ma tête, tout en reculant lentement. J'avais le dos au mas, qui luisait à vingt pas derrière moi. C'était le Diable, à n'en pas douter. Son cheval piaffa. Le démon se pencha très bas, regarda par terre et tendit un doigt crochu vers le sol. Il dit : Le tonnerre est le tambour des limaces ". Effectivement, le cheval en avait écrasé quelques-unes qui rampaient vers le puits. Et le diable ajouta : "Les limaces rouges d'Oppède descendront manger vos graines". Et d'un seul coup, le sol s'est mis à grouiller de limaces. Je reculai sans plus savoir où était le mas. La terre tournait autour de mes pieds. À ce moment, le puits résonna ; mon père émergea de la margelle. Il n'était pas mouillé du tout. Il me tendit les bras. Et je me réveillai".

Guillaume soupira. Le garçon était sensible, et d'avoir un père forgeron le mettait au contact de forces occultes qu'il valait mieux ignorer pour continuer à dormir la nuit.

- Écoute, fils. Je ne suis pas barbe et je ne peux te confesser. Mais il faut que tu oublies tout ça. Nous prions tous chaque jour pour le salut de ton père et son proche retour. Mais ton rêve est comme le figuier qui attire la foudre : il est signe de peur et de doute. Aie foi en la miséricorde du Seigneur, et ton père reviendra ".
En raccompagnant Guillaume à la porte, Marie se signa. Le veuf ne put s'empêcher de remarquer les semaines suivantes que la plupart des gens qui approchaient Antoine se signaient discrètement quand le garçon avait le dos tourné.

Fin mars, à la fonte des neiges, Reine partit à pied pour rejoindre la Suisse. Le 16 avril, la milice du viguier vint, sur ordre de l'évêque, "le diable rouge", comme on l'appelait dans les campagnes luthériennes, saisir les Pons-Malan, accusés d'abriter des réunions clandestines d'hérétiques. Marie n'emporta rien avec elle, comme si elle savait déjà qu'elle finirait au bûcher avec Pierre. En passant devant la maison de Guillaume, au bout du village, Antoine, qui jusqu'ici, était resté silencieux et digne comme sa mère, tenant fermement la petite Jeanne entre ses bras, cria : "J'avais raison !". Guillaume, qui avait suivi le cortège caché derrière l'œil de bœuf de son grenier, à l'instar des Vaudois du village, frémit de honte et de colère en entendant le cri du garçon. Il n'en comprit pas le sens, mais en saisit toute la rage. Oui, ils auraient dû fuir !

Pour ne pas s'abîmer dans des pensées impures de vengeance et de désespoir sitôt le sinistre cortège passé, il s'empressa de vaquer à ses occupations, car les vers à soie venaient d'éclore et il fallait nourrir ces bêtes voraces. Cela lui prit tout l'après-midi. De nombreux grains étaient testés durs et creux, il fallait les trier et les jeter au feu : Guillaume n'avait point le talent de sa magnanarelle de femme, trop tôt rappelée à Dieu, et il avait laissé mourir un tiers des cocons.

Ce ne fut qu'à la nuit tombée qu'il comprit, perdu dans la contemplarion de l'âtre éteint, qui étaient les limaces rouges d'Antoine, descendues se repaître des Vaudois le jour de l'éclosion des graines des vers à soie. Et pour la première fois, en pensant au garçon farouche et fiévreux, Guillaume se signa.

 

 

© Florence Kennel, in Les saisons de la vigne dans le Lubéron, Hoëbeke éd., 2000, 176 pp.

 


 

 


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