Pour commémorer le massacre d'El-Biar (sans oublier les épouvantables exactions de la "partie adverse", qui perdurèrent et même s'amplifièrent bien au-delà du cessez-le-feu), quelques autres lettres de Mouloud Feraoun (en transes à cause de la parution de son livre) à son ami Emmanuel Roblès. D'autres lettres, publiées antérieurement, sont à trouver dans la partie "Écrits ordinaires". Et mon approche de la tragédie du 15 mars 1962 se trouve ici

 

Lettres de Kabylie (2)

 

 

Fort National, le 6 octobre 1952

 

Cher ami,

 

Merci pour ta lettre de Paris. Je vois bien que tu ne m'oublies pas. Merci aussi pour le bouquin que je viens de recevoir. Dès que je disposerai d'un peu de temps j'écrirai quelque chose sur toi que je confierai à M. Renaud pour le J. des Instituteurs. Nous nous installons et nous acclimatons très péniblement. La rentrée a été très dure pour moi. Il a fallu déménager de Taourirt, emménager, répartir les maîtres dans les classes, puis les élèves, inscrire les nouveaux au milieu d'une indescriptible bagarre, contenter les gens de la garnison qui veulent que leurs gosses soient pris à 5 ans, consoler les Kabyles dont les leurs ne trouvent pas place à 7. Puis préparer l'examen de 6e de Cours complémentaire qui aura lieu chez moi le 16, faire démarrer ma cantine pour le C.C., obtenir les crédits, commander le matériel d'enseignement second degré, s'occuper du local, le meubler, établir le recolement pour l'ancienne école et pour la nouvelle ... Faire les visites officielles, diffuser les notes de service à 15 écoles des environs, rédiger un rapport de rentrée et un rapport complémentaire, préparer matériellement la conférence pédagogique qui se tiendra le 22. Quand tout cela sera fini, se taper le boulot d'une 6e de C.C.

En dedans, pas fort non plus. Fazia est toujours malade et nous rend malades à notre tour. Bref, les nerfs sont surtendus, les claques volent, les cris fusent, nous occupons bruyamment la rue qui nous le rend bien, il faut dire, avec les camions, les autos, les passants. D'où, nostalgie pour notre bon bled tranquille. Mais les choses se tasseront, je te le garantis. Je retrouve, ici, mes instincts de bûcheur. Et quand je m'y mets, je m'y connais. Tu peux compter sur moi.

J'ai été très bien accueilli par tout le monde, Français et Kabyles. Je crois que ça ira ...

Donc, pour l'instant, la littérature est bel et bien oubliée. Ce n'est pas mal, dans un sens. Je m'y remettrai en novembre. Je prends ainsi mon mois de "vacances". Je pourrai vous recevoir dignement vers la Toussaint. J'ai demandé à ta femme des rideaux, je les attends. J'attends aussi qu'elle me donne un menu parce que je pense que l'Inspecteur s'attend à déjeuner chez moi le 16, jour de l'examen de passage. Ce menu comprendra bien entendu l'inévitable couscous. Je voudrais savoir ce qu'il conviendrait de donner avant et après le couscous. Sans trop compliquer. Si vous avez l'intention de venir me voir rapidement un dimanche, la chose est encore possible. Comme ça vous verrez ce qui me manque.

Nos amitiés à vous deux et aux petits. Bien fraternellement

 

 

Fort National, le 15 décembre 1952

 

Cher ami,

 

Tout va bien. J'ai vaguement l'impression d'être venu te voir à La Redoute ...

Oui, j'ai bien retenu quand même qu'il faut des pages pour les Cahiers du Sud. Je te les apporterai. J'avais fait un papier pour Renaud. Mais une véritable croûte. Je vais recommencer. Si ça ne me plaît pas, je renonce. Sinon je te le montrerai par la même occasion. Je ne t'ai pas dit assez que je regrette d'avoir loupé Camus, Audisio, les Pelieu.

Je t'ai parlé sévèrement du livre de X ... [C'est Emmanuel Roblès qui a dissimulé le véritable nom] parce qu'il m'a indisposé. C'est peut-être de la jalousie mais je crois que s'il n'avait pas trop fait le fanfaron et s'il n'avait pas triché, j'aurais tenu un autre langage. Et puis aussi, quand je suis avec toi, je dis ce qui me passe par la tête. Et ça me soulage.

J'ai revu aujourd'hui la chambre d'hôte. Il sera possible de l'occuper. Elle te plaira et j'aimerais bien que tu aies une semaine de libre pour venir y écrire quelque chose. Mais attention au froid ! Nous attendrons le printemps, ce sera splendide, tu verras. Ma femme a voulu savoir si c'était devant Mme Roblès que j'avais fait l'imbécile(1). Je lui ai dit que non. Alors elle a ri un bon coup car je lui ai raconté ton effarement et décrit ma mine piteuse. Quant à la Pêcherie, elle pourra toujours attendre ton copain. Le coup du Saint-James était magnifique. Comme calmant c'était plutôt radical. Nous en reparlerons. Bien affectueusement.

 

 

Fort-National, le 5 janvier 1953

 

Cher ami,

 

P.-A. Lesort(2) m'écrit une lettre où il me demande une biographie pour la presse. Puis une photo. Puis encore une liste de journaux, revues, magazines, critiques. Cette lettre, je l'ai trouvée hier en rentrant de Tizi-Hibel (où les vacances se sont terminées dans la neige - la fête a été un cafouillage extraordinaire : pluie, boue, fumée, rhumes, etc. J'ai failli être bloqué là-bas. Rentrés in extremis, hier, à 4 heures et alors, ici, il s'est mis à reneiger comme jamais il n'a neigé ! En classe, 9 élèves sur 30 ; dans les autres classes, beaucoup moins ; un froid que le Saharien Mahomet n'a jamais imaginé. J'ai un mouchoir par poche et deux sur la table ! Bon. Suffit). Alors, ce soir parvient ta lettre : résumé en 12 lignes, biographie, rephoto. Je ne réponds pas à M. Lesort à qui tu enverras "l'expression de mes sentiments les meilleurs". Débrouille-toi avec lui. Mais j'aimerais bien savoir dans quelles limites je dois envoyer une liste. Donne-m'en une d'urgence que je compléterai ici, le cas échéant et je la lui adresserai en lui disant que les autres renseignements lui parviendront par ton canal.

J'ai essayé de te fabriquer le résumé demandé ; s'il ne convient pas, arrange-le autrement.

Pour la biographie, voilà :

Inutile de dire que je ne m'appelle pas Feraoun et de démolir ma réputation "d'écrivain et d'éducateur" ou vice versa. On le dira après, pour rire (3) . Nom: F. Prénom: Mouloud. Date officielle de naissance : 8 mars 1913 (en réalité, j'ai dû naître en février, comme Fouroulou du Fils du pauvre mais un an après lui. Le renseignement, je le tiens de ma grand-mère qui reçut effectivement une mémorable averse).

Lieu de naissance : Tizi-Hibel, commune mixte de Fort-National aujourd'hui Centre Municipal (2 500 habitants) T.H. tu connais. La maison, plus petite, aussi basse, aussi noire que celle de mes vieux que tu as visitée - ces précisions ne regardent pas le public, n'est-ce pas ? Nous avons toujours vécu dans le même quartier car la karouba est quelque chose de figé. Mon père a eu huit enfants mais n'en a gardé que cinq (3 filles et 2 garçons). J'ai deux aînées et une cadette et mon collègue de frère est le dernier de la famille.

Mon père était véritablement un gueux. Il a toujours trimé : Gafsa (phosphates), Bône, Constantinois, Mitidja. Depuis 1910, il a appris le chemin de la France : une vingtaine de voyages en tout : le dernier, 1927-1928, s'est terminé par un accident que j'ai relaté dans Le fils du pauvre et la pension de 74 f. 40 (revalorisée : 2 000 f.) il la touche toujours. Dans sa jeunesse, c'était un gars très solide : il avait fait à pied le trajet Tizi-Hibel-Tunis. Jamais malade, jamais d'alcool, tabacs ou autres mignardises : fort mangeur jusqu'à présent, sa carcasse tient bon. Trois dates de naissance pour lui : 1871, 73, 76. A environ 78 ans(4). Bien entendu, ne sait ni lire ni écrire. Rien à dire de ma bonne vieille. À peu près comme dans Le fils du Pauvre, mes deux tantes étaient potières mais ne sont pas mortes comme je l'ai raconté. Maintenant, ma mère n'aime plus que les enfants de ses filles, elle triche, vole, gueule pour les servir. Tous les neveux vivent sur le dos de ton copain et de ton frère. Parfois j'en ai marre et je les envoie au diable. Je te dis ces choses pour que tu ne les dises pas. C'est bête, ça devient une confession.

Mes études : j'étais une vache de "culotteur". À l'E.P.S. de Tizi-Ouzou ce fut éblouissant, à l'E. N. un peu moins à cause de ces diables d'Oranais qui étaient des durs. N'ai jamais échoué à un examen. Sur un bulletin de notes de l'E. N. je retrouve : "Élève très consciencieux et très méritant". Je pense bien ! Il y avait le bifteck au bout. Et j'ingurgitais avec la même ardeur les trinômes, le calcul de l'heure, les juloteries et les didiluçades. Il faut dire que la carrière d'instituteur est considérée dans nos villages comme source de bonheur et qu'il ne faut pas chercher autre chose. Je suis de ceux qui ont atteint leur idéal !

Suffit ! Débrouille-toi avec tout cela et tout le reste que tu connais. Je te répète qu'il faut me communiquer une liste d'adresses pour le service de presse et me dire combien d'exemplaires je peux me permettre de faire envoyer. Ensuite je voudrais un article sur toi, de quelqu'un de solide pour avoir des idées et peut-être pour faire mieux, on ne sait jamais. Tu en as des tas, je voudrais de préférence un article qu'aurait écrit sur toi un ami. Je promets de ne pas plagier. Simplement pour me faire une idée. Tu as du travail, dis-tu ? Moi, je la boucle, mais Dieu sait !

Amitiés toutes spéciales de Baya à Jacqueline, de Malika à sa marraine. Et pas spéciales de nous tous à vous tous.

Bien affectueusement.

 

 

Fort-National, le 10 janvier 1953 (à la machine)

 

Cher ami,

 

Il gèle, c'est pourquoi je préfère taper. Merci pour ta prière d'insérer et la biographie : c'est bien tourné. Juste ce qu'il faut. Voici ma liste. Transmets-la tout de suite car on l'attend. J'aime mieux que tu l'envoies toi-même. Je l'ai réduite au minimum mais tu peux encore rayer si c'est nécessaire ou ajouter quelques noms de copains : je pense à Safir, Pivin, O. Martin ... Veux-tu porter l'adresse de Camus ? Je l'ai oubliée. Par correction j'ai répondu à Lesort pour lui dire que tu lui enverras toi-même tous les renseignements et qu'il recevra bientôt la liste qu'il me demande. J'ai bien l'impression avec toutes ces histoires qu'un enfant va naître et que l'on est en train de préparer les layettes. Pourvu que ce ne soit pas un avorton. Maintenant j'ai une vraie frousse. Ce n'est pas le moment de me lâcher. Bien affectueusement.

 

 

le 24 janvier (1953)

 

Cher ami,

 

En même temps que ta lettre arrive celle de Flamand. Il me dit notamment... Non, il ne dit rien. J'ai vraiment trop de boulot pour la recopier, cette lettre. Tu la trouveras ci-joint. Si je peux te refiler la corvée, je ne demande pas mieux, d'autant plus que je suis désappointé à cause de la préface. Dommage car une préface de toi au Fils du pauvre n'aurait fait de mal ni à toi, ni à moi, ni à l'école. De toute façon, dis-moi ce qu'il faut faire : je suis prêt à parler de moi en 15 lignes comme je l'ai fait en 200 pages. J'arrive à l'instant de Tizi-Hibel - une visite aux vieux - et je suis vanné. Je termine ce mot pour toi puis je fais le paquet de coupures pour Flamand : je lui envoie tout, y compris le papier de toi qui a paru aux Cahiers du Nouvel Humanisme. Après, j'ai 60 copies à corriger (à remettre demain). Enfin, je rédigerai ma page. Promis. Pour le manuscrit, la semaine est bonne, je ne sais pourquoi. Hier samedi, j'ai eu l'inspecteur toute la journée. Il a su que tu as passé deux jours ici, que tu as donné des conférences aux grands du C. C. et il m'en veut de ne pas l'avoir invité. Je lui ai promis de vous faire rencontrer ici à la première occasion. Mais il commence à douter de mes promesses et moi à me fatiguer de vouloir lui faire plaisir. Nous verrons. En tout cas, je vois qu'il est bien renseigné (5).

Je te rappelle que nous attendons des nouvelles de "vos santés", celle de ta femme particulièrement.

Bien affectueusement à tous.

 

 

 

 

Lettres de Mouloud Feraoun à Emmanuel Roblès publiées dans la revue Esprit,  n° 12, décembre 1962, pp. 966-981]

 

 

 


 

 



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Notes

 

(1) Les cars venant de Kabylie se rangeaient près de la Pêcherie à Alger. En arrivant, Feraoun avait été tenté par le poisson. Il en avait mangé à l'un des petits éventaires sous les voûtes. Ce poisson n'était pas frais. Feraoun arriva chez moi, tordu de douleurs. Pour le soulager j'eus l'idée de lui faire boire du rhum St-James. L'effet fut foudroyant. Les douleurs disparurent et Feraoun aussi. Je n'eus qu'à le border dans son lit.
(2) Sur Paul-André Lesort, voir ici sur ce même site.
(3) Son vrai nom est Aït Chàâbane. Après la dernière grande insurrection de Kabylie, en 1871, on envoya des officiers des Affaires indigènes pour établir les listes d'état civil afin de mieux contrôler la population. Ces officiers A.I. savaient l'arabe, non le berbère. Ils tournèrent la difficulté en octroyant d'autorité des patronymes. Tous ceux de la karouba des Ait Chaâbane furent voués à la lettre F. Mais à Tizi-Hibel le nom de Feraoun n'est employé par personne et celui d'Aït Chaâbane sert toujours à désigner les membres de cette famille.
(4) Mort en 1958. Feraoun et son frère Idir, qui habitaient Alger, se rendirent à Tizi-Hibel pour les obsèques. Des combats se déroulaient dans la région. Cf. Journal 1955-62.
(5)Mes visites à Feraoun - je l'ai su plus tard - faisaient chaque fois l'objet d'un rapport "de routine".