"L'expérience de la vie m'aurait bien peu profité, si je ne connaissais pas la force presque indestructible de la légende, et la puissance presque illimitée du mensonge"

(Léon Blum)

"Une erreur néfaste, je dirai même criminelle quand elle est volontaire, assimile au racisme idéologique et exterminateur les attitudes de rejet provoquées par de fort afflux de travailleurs immigrés. Sans doute ces attitudes sont-elles indésirables, sans doute faut-il les faire disparaître, mais on ne peut y parvenir que par l'éducation, l'explication, la persuasion, et surtout en remédiant aux conditions concrètes qui causent les frictions entre nouveaux venus et anciens résidents. Ce n'est pas en insultant ces derniers et en les traitant de fascistes que l'on a une chance de faire éclore en eux de bonnes dispositions à l'égard des immigrés qui, de leur point de vue, viennent les envahir. Ce n'est pas avec l'intolérance qu'on enseigne la tolérance. Comment prétendez-vous, en effet, inculquer à votre société le respect de la personne humaine vis-à-vis des immigrés, si vous pratiquez le mépris quand vous parlez à vos propres concitoyens ? Les mêmes qui dénoncent les "comportements d'exclusion" à l'égard des immigrés... s'y livrent eux-mêmes sans retenue quand ils précipitent dans le gouffre infâme du racisme nazi et veulent frapper, en fait sinon en droit, de mort politique ceux de leurs concitoyens qui ont, sans aucun doute, le tort d'être hostiles aux immigrés, alors qu'il vaudrait mieux convaincre qu'excommunier"

(Jean-Françoid Revel, La connaissance inutile, pp. 72-73)

 

 

Vendredi 10 août 2007, ce midi, j'écoute d'un oeil distrait comme dit l'autre, l'émission de France-Inter ayant pris place en cette période estivale (?). Il s'agit de polémiquer au sujet du cannabis, de sa consommation et de son éventuelle dépénalisation. On pourrait faire observer qu'un tel débat, qui brave la loi actuelle, n'a pas lieu d'être, surtout sur une radio du service public. Mais glissons là-dessus.

Un journaliste ayant goûté à la chose, lors d'une expérience selon lui désastreuse, n'en est pas moins un fervent partisan d'une libéralisation dans ce domaine ; il est opposé à un scientifique, un médecin prônant une attitude résolument contraire. Les écoutant, il me semble revoir ou réentendre le dialogue de sourds, à la limite de l'insulte, dont j'ai parlé un jour dans mon blog, celui opposant le Professeur Escande au dénommé Noah (tiens ? Il ne s'est pas encore cassé, celui-là ?).

Le médecin est, j'éprouve quelque honte à la rapporter, agoni d'injures (accusé tour à tour d'être le protecteur des trafiquants, de rouler pour l'extrême-droite, et j'en passe), par un gauchiste non-repenti qui mêle à peu près tous les arguments, surtout les plus bas, pour tenter de ridiculiser les thèses de son adversaire d'un jour. Il en vient même à donner une curieuse interprétation du personnage de Raymond Marcellin, ancien Ministre de l'Intérieur à poigne du gouvernement Pompidou, montrant par là que s'il connaît le pétard (et il reproche à son interlocuteur de ne pas avoir pratiqué la fumette !), et surtout s'il s'y connaît en amalgames crapoteux, il ne connaît pas grand-chose à l'histoire ; mais reconnaissons qu'il excelle dans l'art de la réécrire (il est vrai que, un incroyable toupet aidant?).

Je ne sais pas pourquoi, cette séquence lamentable m'a irrésistiblement fait songer à une émission programmée sur Canal+, cet hiver.

 

 

I. Une émission sur Canal+

 

Par une sorte d'habitude, la chaîne cryptée diffuse, le lundi soir, des émissions ("Lundi-Investigation") qui sont souvent sujettes à caution, de mon point de vue, et devraient s'attirer de nombreuses objections. Peut-être est-ce pour cette raison qu'elles passent très tard? Ainsi, voici deux ans il me semble, de l'une d'elles qui avait été annoncée comme sensationnelle, et qui était consacrée à de "nouvelles perspectives" concernant l'assassinat du président Kennedy. Quand on se souviendra que l'auteur de ce reportage d'exception n'était autre que W. Reymond, l'inénarrable défenseur de la théorie complotiste dans l'affaire Dominici, on pourra aisément juger du sérieux de l'entreprise. D'ailleurs, un vrai journaliste ne s'y était pas trompé qui, dans un article de Télé-Sept-Jours, avait sèchement remis les choses - et leur auteur - à leur place(1).

Mais venons-en au sujet de cette émission diffusée en début d'année, le lundi 15 janvier 2007, et qui portait pour titre : "Marseille 73, une ratonnade oubliée".

Le résumé de l'émission, tel qu'il fut distribué à la presse, précisait : "Marseille, 14 août 1973. Ahcène, un Algérien de 18 ans, est abattu par un Français après une ratonnade en règle. Suivront dix autres meurtres racistes, jusqu'à l'attentat sanglant contre le consulat algérien de Marseille, en décembre. Fin août, un chauffeur de bus est poignardé par un immigré algérien déséquilibré. L'événement prend aussitôt une ampleur nationale, certains journaux attisent la haine anti-arabe et un Comité de défense des Marseillais, de mouvance FN, se crée...".

Des téléspectateurs, vraisemblablement jeunes, ont voulu faire partager l'émotion qu'ils avaient ressentie après avoir vu ce reportage, heureux qu'on tire de l'oubli ces "crimes racistes", indignés de "l'impunité accordée aux meurtriers" et mettant l'accent sur "les responsabilités politico-médiatiques dans l'instauration du climat de l'époque qui avait banalisé la chasse aux Arabes". Ajoutant enfin que "plus de trente ans après, certaines personnalités politiques marseillaises liées aux milieux de l'Algérie française et au Comité de défense des Marseillais, qui ont ouvertement incité à la haine des Arabes, sont toujours en activité, à l'UMP ou au PS. Sans trace de remords". Sic.

On pourra même lire que "durant l'été [73], la presse écrite se déchaîne contre les Arabes suite au meurtre d'un chauffeur de bus à Marseille. La chasse est ouverte. Bilan : douze morts. La télévision montrera des images terribles des corps retirés du consulat d'Algérie, visé par un attentat en décembre".

Remarquons, en marge, que l'amalgame est immédiatement fait entre des mouvements protestataires divers (j'y reviendrai) nés fin août à la suite du meurtre d'un traminot marseillais, et un attentat, perpétré quatre mois plus tard contre le Consulat d'Algérie de la ville. Comme si la violence à l'?uvre dès la fin de l'époque dite coloniale, en Algérie, violence que nos "repentants" mettent pudiquement sous le boisseau, ne pouvait ouvrir d'autres perspectives explicatives que celle d'un crime évidemment, éminemment, raciste. Retenons seulement, pour l'instant, un nouvel élément : "la presse écrite se déchaîne" à la suite du meurtre, par un ressortissant algérien, d'un traminot marseillais.

Les faits paraissent suffisamment graves pour qu'on s'y arrête et même, remarquant par introspection qu'on n'a gardé soi-même aucun souvenir de ces tragiques événements, qu'on batte sa coulpe. Mais après avoir interrogé des gens de bonne foi, autour de soi, et en particulier des Marseillais, toutes personnes pareillement oublieuses de ces faits remis en lumière par Canal+, alors on a pu commencer à se poser des questions sur l'authenticité des faits rapportés, et comment le faire mieux qu'en questionnant les journaux de l'époque ?

 

II. La presse se déchaîne

 

Si "la presse" s'est déchaînée, fin août 1973, on doit pouvoir en retrouver des traces, en consultant les collections de journaux relatant les "chasses aux Arabes". Et si on ne trouve rien, alors il conviendra de parler de mensonge, et de situation habilement exploitée : mais dans quels buts ?

Justement, voici un document à caractère "universitaire", donc plus fiable en principe que des réactions de téléspectateurs, rédigées à chaud : "Après l'assassinat d'un traminot marseillais souffrant visiblement de déséquilibre mental, une vague d'agressions xénophobes embrase, d'abord la cité phocéenne, puis l'ensemble du midi de la France. Sept maghrébins seront tués en trois jours à Marseille, tandis que des ratonnades se déclenchent dans le sud du pays. Le 14 décembre, une bombe explose dans le centre de la cité phocéenne au consulat d'Algérie, faisant quatre morts et une vingtaine de blessés. Face à ces actes, le gouvernement français fait preuve de fermeté dans le discours, alors que les autorités algériennes annoncent la suspension de l'émigration vers la France" (Jean-Philippe Séchaud in "Mémoires d'Algérie, année de l'Algérie", Mémoire Dess, 2003).

On peut trouver d'autres descriptions plus radicales et plus directes sur le Web, telle celle-ci : "Domenech est l'ancien éditorialiste du journal Le Méridional (droite extrême marseillaise). Ses éditoriaux violemment anti-immigrés et anticommunistes lui ont valu d'étrenner en 1973 la loi Pleven, loi destinée à sanctionner les délits de racisme. À la suite du meurtre d'un chauffeur de bus par un déséquilibré algérien, Domenech avait publié un véritable appel au meurtre dans son journal (assez de violeurs algériens, assez de proxénètes algériens, assez de syphilitiques algériens, assez de déséquilibrés algériens, etc.) qui sera très vite suivi d'effets. En l'espace d'un mois, 8 travailleurs immigrés seront assassinés dans le cadre d'une véritable campagne de ratonnade. L'un de ces immigrés sera abattu par un commando comprenant en son sein un gardien de la paix marseillais pied noir. Fort opportunément, il décédera en détention, annulant ainsi le procès que tout le monde attendait".

Cette dernière opinion a le mérite de la franchise : elle dit tout haut ce que bien d'autres pensent tout bas, savoir que Gabriel Domenech publia un violent éditorial qui enflamma aussitôt la Provence. Et pourtant, on nous avait aussi parlé, auparavant, d'une "ratonnade en règle" à la mi-août(2) : les "racistes" auraient-ils voulu anticiper sur l'article (paru le 26) de Domenech ?

Bien plus encore, un journaliste de Libération, dans un article commentant la fusion du Provençal et du Méridional, mit carrément les pieds dans le plat : "L'anecdote revient sans cesse, comme un spectre ou une sale histoire qui gêne aux entournures. En 1973, un chauffeur de bus marseillais est égorgé par un maghrébin. Gabriel Domenech, l'éditorialiste du Méridional, traditionnellement le journal des droites marseillaises, signe le lendemain un texte sans ambiguïté titré : "Assez, assez, assez !". Son appel à la vengeance populaire est entendu par quelques-uns. Dans les jours suivants, une quinzaine d'immigrés sont abattus"(3).

Arrivé à ce point, il est nécessaire de souligner deux difficultés, dans les relations qu'on vient de lire. D'une part, personne ne s'accorde sur le nombre de tués (en trois jours, en un mois, en plusieurs mois ?), ce qui est pour le moins fâcheux. Et, par ailleurs, comment imaginer une seconde que le journal socialiste de G. Defferre ait pu fusionner, en 1997, avec un quotidien porte-parole de la "droite extrême" ? Il semble que nos commentateurs s'affranchissent avec aisance de la vérité historique, dignes épigones en cela de la "méthode" léniniste, qui se contente de créer ex abrupto une vérité indispensable au triomphe de ses idées? Mais venons-en, enfin, à l'objet de la polémique.

 

III-1. Le terrible éditorial de Gabriel Domenech : "assez, assez, assez !"

 

Le dimanche 26 août 1973, Le Méridional consacre un important volume, dès sa Une, à l'égorgement du chauffeur de bus (et aux blessures plus ou moins sérieuses de plusieurs des passagers) perpétré la veille(4). Il annonce également la grève générale observée le jour même par les traminots et taximen marseillais, et qui sera reconduite le jour des obsèques. Revenant en page intérieure (moitié de page) sur ce fait sanglant, ce quotidien nous apprend que lorsque le bus fut enfin immobilisé, et le forcené mis hors d'état de nuire par un ancien champion de boxe (non pas avec les poings, mais par un coup de manivelle !), les passagers voulurent lyncher l'individu, qui ne dut son salut qu'à la protection des agents de la force publique, appelés en renfort sur les lieux.

Dans la même page, il rappelle la flambée de violence sévissant sur la côte d'Azur depuis plusieurs jours avec, entre autres, des rixes entre bandes de jeunes rivales et des expéditions punitives contre des Nord-Africains. Par voie de conséquence, le court article tant montré du doigt, "assez !", qui figure au milieu des explications au sujet de la tragédie de Marseille, ne saurait en aucun cas, sauf mauvaise foi patente, avoir été la mèche sordide ayant allumé un brasier raciste(5).

Comme il faut toujours préférer les textes originaux à leurs innombrables gloses, selon ce que nous enseignait un remarquable professeur de philosophie, la lecture intégrale du texte en question, même condamné par la justice (nous l'avons appris, dans une incidente, supra), peut être éclairante.

"Bien sûr, on nous dira que l'assassin est fou, car il faut bien une explication, n'est-ce pas, pour satisfaire ceux qui refusent d'admettre que le racisme est arabe avant d'être européen. Et qu'il n'y a, finalement, de racisme européen que parce que l'on tolère, depuis trop longtemps, tous les abus du monde arabe? pour de basses raisons pétrolières.
La folie n'est pas une excuse. Cet assassin-là, même s'il est fou (je dirai plus, s'il est fou), les pouvoirs publics sont encore plus gravement coupables de l'avoir laissé pénétrer sur notre territoire.
Nous en avons assez.
Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens.
Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d'outre-Méditerranée et se mêlant (pour leur malheur et ils le savent, et ils sont avec nous lorsque nous dénonçons le mal) aux honnêtes et braves travailleurs venus pour gagner leur vie et celle de leur famille? parce que l'indépendance ne leur a apporté que la misère, contrairement à ce qu'on leur avait laissé espérer.
Hier, c'était un malheureux chauffeur d'autobus marseillais, qui a été la victime de la bête malfaisante que M. Boumediene nous a envoyée au titre de la Coopération.
Encore un ouvrier, après des chauffeurs de taxi, des petits commerçants, des vieillards sans défense et des jeunes filles ou des femmes attaquées, alors qu'elles rentrent seules.
Jusqu'à quand ?
et qu'attend-on pour faire quelque chose, nous le demandons une fois de plus ?
Ne comprendra-t-on que trop tard, en haut lieu, que tout cela risque de finir très mal ?
et laissera-t-on longtemps les criminels gauchistes - comment les qualifier autrement ? - entretenir la haine du Blanc parmi les immigrés arabes? pour se servir d'eux et obtenir ce qu'ils souhaitent le plus : une " ratonnade " !
Leur rêve ! Car, dès lors, la France pourrait enfin être mise au ban des nations civilisées.
Notre gouvernement est-il donc stupide au point de ne pas comprendre cela ?
"(6)

Certes, le ton enflammé de ce texte est difficilement acceptable en l'état. En particulier, le qualificatif de "bête malfaisante", utilisé pour stigmatiser l'assassin, ne saurait être défendu. Mais pour autant, il serait inéquitable de ne pas replacer un tel écrit dans le contexte de l'époque où, des statistiques officielles nous le montreront, il y avait effectivement à dire sur le comportement de certains immigrés. Et il faut de plus remarquer que les accusateurs de G. Domenech se gardent bien de citer l'article dans son intégralité. De là à penser que leur lecture particulièrement sélective ressortit tout bonnement à de la malhonnêteté intellectuelle... Car le journaliste tint à fermement effectuer le distinguo entre la "racaille" (mot qu'on a réentendu il y a peu) et les "honnêtes et braves travailleurs", d'une part ; et, par ailleurs, il est tout aussi violent, sinon davantage, envers ceux qu'il nomme les "criminels gauchistes", dont nous aurons à reparler : au moment où il rédige son texte, il a encore en mémoire un violent et récent affrontement.

Dès lors, l'accusation de racisme et surtout d'appel au meurtre, portée contre lui, nous paraît largement tomber à faux.

Au-delà de cette polémique, un nouveau point mérite, selon nous, d'être soulevé. Tous les textes que nous avons cités y font allusion, les uns alléguant une manière d'excuse, G. Domenech pour la récuser par avance : l'excuse de folie.

 

III-2. Racisme, violence meurtrière et folie

 

Il est, en effet, assez préoccupant de constater que l'excuse par la folie est mise en avant à point nommé lorsqu'on est en présence d'un assassin maghrébin, tandis que le caractère aggravant du racisme est constamment opposé à l'assassin européen.

Bien avant que l'argument soit utilisé pour le malheureux égorgeur Salah Bougrine(7) , il avait servi en d'autres temps, dans d'autres lieux.

J'ai par exemple trouvé, sur un site "pied noir", la reproduction de cet article du Monde (mars 1962), opportunément tiré de l'oubli :

"C'est vers 14 h 30, jeudi 1er mars, que des groupes de Musulmans ont fait irruption dans la conciergerie du stade de La Marsa à Mers el-Kébir, tout près de la base militaire. Au cours d'une véritable crise de folie meurtrière collective, ces hommes ont tué sauvagement la gardienne, une jeune Européenne de trente ans, Mme Rosette O., et ses deux enfants, André quatre ans et Sylvette cinq ans.

La jeune femme fut massacrée à coups de hache, tandis que dans un réflexe de mère affolée elle tentait de s'interposer entre les Musulmans déchaînés et son petit garçon. Puis les déments brisèrent le crâne du petit André contre un mur.

Alors qu'ils allaient partir, leur forfait accompli, ils aperçurent la petite fille qui rentrait du jardin, des fleurs dans les bras. Aussitôt, l'un des hommes la saisit par les pieds et lui écrasa la tête contre la muraille.

Quand M. Jean O., employé à la Direction des Constructions navales, rentra chez lui, les corps des malheureuses victimes baignaient dans des mares de sang; Mme O. gisait les bras en croix, à l'entrée de son appartement, le petit garçon à côté d'elle. Dans la cour gisait le corps de la petite fille, tenant dans sa main crispée des géraniums".

Ici, pas question de racisme : la folie, simplement la folie. Et tout est dit. Et aucun "repentant" n'aura l'idée de faire allusion aux "images terribles des corps" suppliciés. Il est vrai qu'il ne s'agissait que d'Européens.

Certes, les faits rapportés ci-dessus se passent dans les derniers jours de l'Algérie française, avec leur épouvantable cortège d'assassinats, et la sanglante opposition FLN-OAS. On pourra toujours dire qu'il s'agissait d'un climat d'exception. Dès lors, il est peut-être utile de parler du contexte de l'été 1973, qui pourrait, lui aussi, expliquer (mais pas excuser) certains débordements. Mais auparavant, il sera nécessaire de se pencher sur le traitement de l'information opéré par le troisième quotidien provençal, le communiste La Marseillaise, puis de poursuivre la lecture de son confrère "de droite", Le Méridional.

 

III-3 Le déchaînement de La Marseillaise

 

Le comportement du journal communiste provençal, à l'occasion du tragique assassinat du 26 août mérite à lui tout seul, à cause de la singularité de ses prises de position, un traitement à part. Dès le 29 juin 1973, annonçant la mort d'un certain Mohamed Boudia, déchiqueté dans l'explosion de sa voiture, le quotidien communiste donne un certain crédit aux opinions des "milieux arabes de Paris" qui en font une victime des services secrets israéliens... Alors que l'individu était un opposant à Boumediene...

Une quinzaine de jours après, le 16 juillet 73(8), le journal met en valeur une déclaration du Comité central "pour une solution démocratique des problèmes de l'immigration" (en fait, pour fustiger la circulaire Fontanet)(9) : "Les monopoles et leur pouvoir (entendez : le pouvoir gaulliste) ont favorisé l'immigration massive... pour accélérer la concentration et l'accumulation capitalistes, fournir aux monopoles une main-d'?uvre à bon marché, utilisée comme un moyen pour peser sur les salaires et contenir les revendications et les luttes de l'ensemble des travailleurs". Dans le même temps, le quotidien donne un coup de barre sur les prétentions de l'extrême-gauche, en fustigeant "l'immigration libre préconisée par les groupes gauchistes", qui "faciliterait l'arbitraire sans frein du pouvoir et du patronat"(10).

Quant au tragique événement du 25 août, La Marseillaise_Dimanche, le 26 août 1973, l'annonce dans un petit encadré, avec une remarquable discrétion (par rapport aux deux autres quotidiens locaux), parlant du "drame sanglant" causé par un "forcené", et signalant aussi que, à cause de "deuil et colère", "les traminots ont arrêté le travail". c'est pour seriner aussitôt, en page intérieure, que cet arrêt de travail de deux jours a marqué le deuil, mais aussi la "protestation contre l'insécurité régnant à bord des autobus, du fait de la suppression du deuxième agent"?

Dès le lendemain 27 août, dans un nouvel encadré de haut de page, sous l'annonce, pour le lendemain, des obsèques du malheureux traminot, La Marseillaise commence à attaquer : "se livrant à une exploitation de cet affreux drame parce que l'assassin est Algérien, le "Méridional", les C.D.R., un adjoint centriste et les groupuscules fascistes, déclenchent une campagne de haine et de provocation racistes"(11). En page intérieure, le quotidien développe ses arguments, qu'il faut bien qualifier de spécieux, parfaitement dans la veine partisane du journal. En effet, après avoir rapidement traité du coupable "dont on ne s'explique pas la raison de sa présence à Marseille, ce samedi", ni le fait qu'il ait été trouvé en possession d'une somme d'argent importante, et annoncé la grève du lendemain, décidée "avec beaucoup de lucidité" et "sans aucune manifestation de haine raciale", le quotidien consacre les trois quarts de son article à tirer à boulets rouges sur les réactions venues du camp modéré, amalgamé pour l'occasion avec les "fascistes", accusé d'avoir par "déchaînement raciste", lancé "un véritable appel au meurtre". Sen prenant par exemple au contenu de l'article publié par le professeur Jean Chélini et le Dr Jacques Zattara, du Centre Démocrate(12), mais plus encore à l'U.J.P. (jeunes gaullistes des BdRh, réclamant "l'élimination de la pègre nord-africaine et anti-française"), pour déclencher la véritable salve contre les C.D.R. (Comités de défense de la République, d'obédience gaulliste) des BdRh, ayant réclamé "la peine de mort pour l'assassin".

Voilà ce que le quotidien communiste nomme un "appel au meurtre". Mais manquant singulièrement d'humour, l'auteur de l'article ne remarque pas que le même communiqué, en parlant du "renforcement de la sécurité dans le travail pour tous les travailleurs", ne fait qu'emboîter le pas à ses bêtes noires : car réclamer le "renforcement de la sécurité", est-ce vraiment si loin de la demande concernant "l'élimination de la pègre" ?

quant au souhait exprimé dans un des communiqués "de droite", réclamant "l'application de la loi anti-raciste pour tout étranger insultant à tout moment les Français et la France, mère nourricière de tout un peuple d'Outre-Méditerranée", revendication au demeurant assez obscure, il me semble qu'il faut beaucoup solliciter le texte pour y trouver un quelconque "appel au meurtre" !

Le lendemain 28 août, le quotidien communiste marseillais revient sur cette "campagne orchestrée". "Depuis plusieurs semaines, écrit-il, la presse et la radio ont systématiquement insisté sur une série d'incidents qui se sont déroulés dans le Midi et auxquels se trouvaient mêlés des travailleurs immigrés". L'aveu, on le remarquera, est de taille : d'une part le "déchaînement raciste" n'a nullement pour point de départ l'article au vitriol de Gabriel Domenech ; d'autre part, le journal reconnaît pudiquement l'implication, "depuis plusieurs semaines", de "travailleurs immigrés" dans des "incidents". Mais c'est aussitôt pour s'attaquer à tout ce qui n'est pas d'obédience stalinienne, dans notre pays. Ainsi du Conseil municipal de Toulon (vingt ans avant sa brève prise de possession par le Front National !) coupable d'avoir demandé au gouvernement "de refouler tous ceux qui ne viennent dans notre pays que pour abuser dans tous les domaines de la générosité française", de l'IFOP, soupçonné d'exciter les sondés dans un sens xénophobe, de hauts fonctionnaires et jusqu'au Ministre de l'Intérieur, accusé de "recourir au vocabulaire d'Ordre nouveau" pour avoir parlé de "faune interlope" et de confondre "quelques individus douteux et quelques criminels avec des communautés entières de travailleurs immigrés".

Au contraire, comme on a pu le lire antérieurement, en examinant l'éditorial de Domenech, cette confusion, de caractère raciste en effet, a été soigneusement évitée ("[...] Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d'outre-Méditerranée et se mêlant [...] aux honnêtes et braves travailleurs venus pour gagner leur vie et celle de leur famille").

et le quotidien communiste va jusqu'à sen prendre au patronat et au "pouvoir", accusant ces entités d'exploiter une "émotion légitime de la population pour tenter de créer un climat propice à toutes les violences, à toutes les ratonnades" : eh bien nous y voilà, dans la "ratonnade oubliée" ! Il est vrai que le journaliste ne faisait que gloser à partir d'une déclaration produite par le Comité du P.C. de la ville de Marseille : "parce que le meurtrier est Algérien, certains en profitent pour attiser une campagne de haine raciste et xénophobe. Nostalgiques des conquêtes et des guerres coloniales, silencieux lorsque les bombes des B. 52 faisaient des centaines de milliers de morts en Indochine, aujourd'hui ils se déchaînent et appellent à 'la ratonnade'". et d'achever l'article en se servant du "racisme hitlérien" comme d'un repoussoir. Citer Hitler à propos de l'assassinat Dun malheureux traminot marseillais ! Il fallait le faire et, surtout, oser le faire !

Mais n'étant pas à une contradiction près, La Marseillaise, après avoir stigmatisé en première page le pilonnage "systématique" soi-disant effectué par "la presse et la radio", indique en page intérieure que "la majorité de la presse... condamne la campagne raciste".

Il est cependant équitable, ici, d'observer que le quotidien marseillais n'a même pas besoin de faire appel à sa grande s?ur parisienne, l'Humanité, puisqu'il lui suffit de citer les incroyables propos de Pierre Viansson-Ponté (d'habitude mieux inspiré et plus serein), dans Le Monde, qui, sous le titre "Justice et vindicte", écrivit : "Ce qui est indigne, c'est que la vague de xénophobie qui a déferlé sur Marseille à la suite du drame ait été orchestrée et exploitée à fond par le porte-parole de formations politiques dont on eût espéré qu'ils s'emploieraient au contraire à apaiser leurs compatriotes. On [les] a entendus tour à tour rivaliser de zèle raciste et surenchérir dans la dénonciation de la pègre nord-africaine et anti-française". L'orchestre rouge, n'est-ce pas, était aussi perçu rue des Italiens.

Ce qu'on remarque à cette occasion, c'est le hiatus et l'incompréhension entre la capitale et la province, entre ceux qui sont confrontés quotidiennement aux problèmes de côtoiement de communautés, et ceux qui, depuis l'Olympe parisien, délivrent des oracles : ils ont les mains blanches, mais ils n'ont pas de mains, aurait dit Charles Péguy...

Enfin, le 30 août, La Marseillaise monte en épingle quelques agressions (parfois ayant entraîné la mort de sujets nord-africains), s'interrogeant sur leurs liens avec l'éditorial de Domenech ("la campagne raciste.... aurait-elle hélas porté quelques fruits ?"). Mais la quasi-totalité de ces agressions ont été perpétrées au nord d'une ligne Nantes-Dijon, ce qui est tout de même assez loin des milieux "racistes" marseillais, et en tout état de cause hors de la portée médiatique du modeste Méridional...

Ce détour par La Marseillaise n'aura pas été inutile(13) : à tout le moins, il nous a révélé l'unique source d'information à laquelle se sont référés les auteurs de l'émission consacrée à "Marseille 73". La réalité, nous avons commencé de nous en rendre compte, est infiniment plus complexe. Mais pour l'approcher davantage, il convient de passer en revue quelques événements survenus en France, au cours de la deuxième partie de l'année 1973, et les réactions que développa, en regard, dans son quotidien, le journaliste Domenech.


Notes

 

(1) Jean Lesieur, "Le scoop réchauffé de Canal+", Télé_Sept_Jours n° 2265, semaine du 25 au 31 octobre 2003, p. 36.
(2) Le 17 août 73, Le Méridional l'annonçait : cinq Nord-africains furent blessés dans une rixe, à Cagnes-sur-Mer. Mais comment passe-t-on, sans preuves, d'une bagarre ordinaire, à un acte raciste ?.
(3) Fabrice Tassel, in Libération du 16 mai 1997.
(4) La relation de l'évènement dans le journal des patriotes socialistes, Le Provençal, est bien plus fournie encore. Ce quotidien développe la tragédie, le dimanche 26 septembre, avec un luxe de détails contrastant singulièrement avec la "modestie" de la couverture de l'évènement par le troisième quotidien local, le communiste La Marseillaise (2/3 de la première page consacrés à des photos de la tragédie + une pleine page intérieure) + une demi-page le 27. Le 28, il s'intéresse à la suite de l'enquête, mettant l'accent sur sa partie "policière". et il ne fait aucune allusion au papier de Domenech, pas plus qu'à une quelconque vague d'hystérie raciste (il parlera seulement des remous soulevés par l'assassinat du traminot).
Le long compte-rendu de la cérémonie d'accompagnement de Monsieur Guerlache vers sa dernière demeure est seulement flanqué Dun encart mentionnant l'interdiction de toute manifestation par le préfet.
(5) Souvenons-nous aussi que la ville était qualifiée de "tête de pont de l'immigration algérienne" par les journaux de l'époque.
(6) G. Domenech, in Le Méridional-La France, 26 septembre 1973.
(7) Un fou, après tout, c'est possible. D'ailleurs, présentant ses condoléances à la famille du traminot, l'ambassade d'Algérie s'empressa de préciser que l'assassin avait été pris "Dun accès de démence subite".
(8) ce qui est assez étonnant, c'est que ce journal n'ait pas fait grand cas, contrairement à ses confrères, des très nombreux et graves incidents dont furent émaillées les nuits du 14 juillet et suivantes de cette année-là. Ainsi, le 16 juillet, un jeune Algérien de 22 ans fut abattu pour avoir défendu une prostituée qu'un fêtard importunait. On pourrait citer bien d'autres méfaits - voire assassinats - perpétrés durant cette période "festive".
(9) Car moins d'une semaine plus tôt, le 10 juillet 1973, le ministre algérien des Affaires étrangères célébrait à Paris l'amitié franco-algérienne. Question adjacente : aurait-il pu effectuer un tel déplacement, cet homme, au milieu Dun climat de "ratonnades" ? ce ministre se nommait Abdelaziz Boutéflika.
Oui, l'impudent Boutéflika, qui récemment, après avoir insulté la France du haut de la tribune qui lui était offerte à l'Assemblée nationale, n'a pas craint de revenir se faire soigner dans un hôpital militaire français, était déjà au pouvoir voici un tiers de siècle (mais je n'ignore pas qu'il a connu une période de disgrâce et d'exil) !
(10) ce coup de patte, donné en passant aux gauchistes, est une allusion aux violents événements qui secouèrent Paris le 21 juin, et dont nous reparlons infra.
(11) Le 30, le même journal les qualifiera "d'émules du ministre de l'Intérieur", et même de "nostalgiques du Pogrom" : pour des admirateurs inconditionnels de la grande soeur soviétique, digne héritière de l'éternelle Russie, il y a là un rapprochement pour le moins cocasse !
(12) Auquel nous faisons allusion infra. On y chercherait vainement quelque "appel au meurtre" que ce soit.
(13) Peut-être, ainsi, comprendrons-nous mieux pourquoi Jean-François Revel qualifiait la grande soeur parisienne du quotidien communiste marseillais, l'Humanité, de citadelle du mensonge... De plus, il n'est pas inutile de remettre en mémoire une lettre que le secrétaire général du PC, Georges Marchais, adressa au Recteur de la mosquée de Paris ; ce dernier venait de s'indigner, dans un prêche, contre la destruction au bulldozer (le 24 décembre 1980, veille de Noël !) Dun foyer de 300 travailleurs maliens par le maire communiste de Vitry, Paul Mercieca (cf. L'Humanité du 6 janvier 1981). on laissera de côté les origines du conflit (l'éventuelle responsabilité du maire de Saint-Maur), pour ne s'intéresser qu'à la phraséologie stalinienne : rejet systématique des responsabilités sur "la Droite", coups de patte aux gauchistes, usage abusif du mot racisme, et... propos qui ressemblent à s'y méprendre à ceux trouvés dans Le Méridional, deux lustres auparavant...

Après avoir reproché au responsable musulman de s'attaquer à un maire communiste, plutôt qu'au premier magistrat de la commune voisine (Saint-Maur), "ami intime du Président de la République", le porte-plume de G. Marchais écrit : "[?] je vous le déclare nettement : oui, la vérité des faits me conduit à approuver, sans réserve, la riposte de mon ami Paul Mercieca à l'agression raciste du maire giscardien de Saint-Maur. Plus généralement, j'approuve son refus de laisser s'accroître dans sa commune le nombre, déjà élevé, de travailleurs immigrés. Cette approbation ne contredit pas l'idéal communiste. Au contraire.
La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leur familles, la poursuite de l'immigration posent aujourd'hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables. Ce qui nous guide, c'est la communauté d'intérêts, la solidarité des travailleurs français et des travailleurs immigrés. Tout le contraire de la haine et de la rupture.
Certains - qui défendent par ailleurs le droit de vivre au pays pour les Bretons ou les Occitans - prétendent que l'immigration massive de travailleurs est une nécessité, voire un bienfait du monde contemporain. Non, c'est une conséquence du régime capitaliste, de l'impérialisme.
[?] C'est pourquoi nous disons : il faut arrêter l'immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage [?]. je précise bien : il faut stopper l'immigration officielle et clandestine, mais non chasser par la force les travailleurs immigrés déjà présents en France, comme l'a fait le chancelier Helmut Schmidt en Allemagne [?]. et en même temps, et dans le même esprit, nous disons : il faut résoudre d'importants problèmes posés dans la vie locale française par l'immigration [?]. Se trouvent entassés dans ce qu'il faut bien appeler des ghettos, des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues, aux façons de vivre différentes. Cela crée des tensions, et parfois des heurts entre immigrés des divers pays. Cela rend difficiles leurs relations avec les Français.
Quand la concentration devient très importante
[?], la crise du logement s'aggrave ; les HLM font cruellement défaut et de nombreuses familles françaises ne peuvent y accéder. Les charges d'aide sociale nécessaires pour les familles immigrés plongées dans la misère deviennent insupportables pour les budgets des communes peuplées d'ouvriers et d'employés [?]. La cote d'alerte est atteinte : il n'est plus possible de trouver des solutions suffisantes si on ne met pas fin à la situation intolérable que la politique raciste du patronat et du gouvernement a créée [?]"
Propos ô combien édifiants, n'est-ce pas ?

 

 


 

Textes insérés soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.