Le texte qui suit est très exceptionnel dans ce site, il peut même être choquant de l'y rencontrer. Cela ne m'a point échappé. Il s'agit d'une mini-thèse rédigée par un jeune candidat (l'intéressé avait à peine dépassé vingt-cinq ans au moment de la soutenance) au pastorat, lui-même fils d'un Pasteur (dont je publierai peut-être aussi, pourquoi pas, le travail intellectuel permettant d'accéder au pastorat), et d'une institutrice publique, petit-fils d'un sabotier et frère aîné de deux institutrices publiques. J'ai un impérieux devoir de mémoire à accomplir envers cet homme (et ses proches), c'est ma seule raison. Et qui ne regarde que moi.
Ceci dit, je ne suis absolument pas en mesure de juger l'écrit qu'on pourra trouver ci-après. Tout au plus m'a-t-il semblé que le raisonnement s'appuyait plus sur la Foi que sur la démonstration scientifique et/ou logique. Mais bon...

 

 


Présentée à la Faculté de Théologie protestante de Paris
pour obtenir le grade de Bachelier en théologie
et soutenue publiquement
le 30 mars 1900, à 16 heures,
par

Léonce GOUNON

 

 

Introduction

 

Si nous nous rattachions au catholicisme ou à l'ancienne théorie protestante de la théopneustie, nous n'aurions aucune raison d'entreprendre le travail que nous nous proposons, car nous ne pourrions admettre qu'on mît en doute l'unité de la Bible. Si, en effet, les auteurs sacrés avaient été pleinement inspirés par Dieu, s'ils n'en avaient été, en quelque sorte, que les porte-plume et si, à un moment donné de l'histoire, des hommes également inspirés par Dieu avaient rassemblé leurs écrits pour les constituer en un recueil tout divin, nous croirions blasphémer en nous posant seulement cette question : La Bible a-t-elle une unité religieuse ? Mais la critique est intervenue ; elle nous a prouvé, d'une façon péremptoire, que la Bible était composée d'une foule d'écrits très différents aussi bien par leur forme que par leur contenu, et elle a fait justice des théories précédentes en nous montrant l'originalité personnelle de chacun des écrivains sacrés et en nous faisant assister à la formation progressive et laborieuse du recueil biblique au sein de la synagogue juive et de la société chrétienne primitive. Les simples croyants, peu familiarisés avec les questions de critique biblique, ont pu se demander avec raison si la méthode historique, appliquée aux livres saints, n'allait pas porter atteinte à leur foi. Nous voulons essayer de montrer qu'il n'en est rien. Nous estimons quant à nous qu'il est indispensable d'étudier les Écritures historiquement que c'est le seul moyen d'éviter le point de vue erroné sous lequel le dogmatisme traditionnel a toujours envisagé la Bible. D'ailleurs, la méthode historique appliquée à la Bible, en replaçant les écrits et leurs auteurs à leur date probable, en dissipant telle ou telle erreur historique, a le grand avantage de faire saillir, d'une façon plus claire et plus tangible, le cadre de l'histoire de la révélation. Mais, tout en posant en principe l'utilité de la méthode historique, nous affirmons également que ceux qui étudient ainsi la Bible ont tout particulièrement le devoir d'établir que sa valeur religieuse n'en est pas compromise, comme beaucoup pourraient le croire. Tant que la critique biblique s'en tient à la constatation des faits et à la raison, elle s'exerce légitimement pourvu qu'elle demeure sur son terrain qui est l'histoire ; mais il ne lui appartient nullement de confirmer ou d'infirmer le jugement de la conscience chrétienne qui reconnaît à la Bible une unité religieuse qui en fonde la valeur permanente. Elle a prise sur la Bible en tant que recueil de documents historiques ; mais la Bible, en tant que recueil de documents religieux, destinés à alimenter la foi, ne relève que de l'expérience de cette dernière. C'est dans cet esprit que nous abordons l'étude de ce problème : En quoi consiste l'unité religieuse de la Bible ? Mais, avant de proposer une solution, il ne sera peut-être pas inutile de demander à l'histoire comment il s'est posé devant la conscience chrétienne. On s'accorde généralement pour rapporter à Irénée la première affirmation d'une unité religieuse de la Bible. Ayant à combattre le dualisme gnostique et voulant défendre l'Ancien Testament contre les attaques de Marcion, Irénée se trouve amené à formuler une conception originale du salut, une sorte d'économie divine dont il emprunte les éléments à l'Ancien et au Nouveau Testament. Il place au sommet de cette économie la personne même de Jésus-Christ, parce que, en tant que second Adam, il récapitule, pour ainsi dire, la destinée humaine tout entière(1). L'ancienne et la nouvelle alliance sont fondées par Dieu lui-même qui révèle graduellement la vérité religieuse en dispensant à ses organes, depuis les patriarches jusqu'aux apôtres, avec une mesure croissante de son esprit, la connaissance toujours plus claire de sa personne et de sa volonté(2).

Telle est, chez Irénée, la conception encore un peu obscure, il faut bien l'avouer, de l'unité religieuse de la Bible. Ce point original de sa théologie, auquel il n'a manqué que d'être suffisamment développé, est, en somme, l'expression du témoignage de la conscience chrétienne appelée à se prononcer sur le recueil des Écritures.

Au moment où, à côté de l'Ancien Testament, se plaçait le recueil des livres du Nouveau Testament, sinon déjà définitivement clos, du moins formé, une question se posait : quelle relation pouvait-il y avoir entre les deux recueils ?

D'une part les pères apostoliques et les apologètes considéraient l'Ancien Testament comme le Livre par excellence qui, interprété allégoriquement et symboliquement, laissait apparaître toutes les prémisses de la révélation chrétienne ; d'autre part Marcion et les gnostiques voyaient dans ce recueil une révélation du démiurge ou dieu inférieur et, pour cette raison, le rejetaient(3).

II fallait donc une synthèse ; ce fut la conscience chrétienne qui la fit, et Irénée la formula en prenant Christ pour centre des deux alliances.

Telle est la genèse historique du problème qui nous occupe. La réponse que fait Irénée à cette question, posée devant lui par la formation du recueil du Nouveau Testament, manque de précision ; mais il faut observer qu'il écrivait moins pour affirmer sa foi personnelle que pour défendre l'Église contre les attaques dont elle était l'objet et que, de plus, le manque absolu de critique historique l'empêchait d'envisager le problème sous le même angle que nous.

Ce témoignage de la conscience chrétienne qui, placée en face des Écritures, y perçoit une unité religieuse en dehors de tout intérêt historique ou spéculatif, s'impose à chacun. Tout chrétien sérieux qui veut se rendre à lui-même un compte exact de sa foi doit se demander pourquoi la Bible tout entière est, pour la conscience chrétienne, pour l'âme du croyant, un aliment spirituel.

Mais ici quelle difficulté ! Où donc trouverons-nous un critère qui s'impose, une pierre de touche qui puisse nous servir, dans la diversité des éléments bibliques, à contrôler ce qui est à prendre et ce qui est à laisser ? Ou mieux, quel sera le fil d'Ariane qui, sans solution de continuité, nous conduira sûrement du commencement à la fin des Écritures ? En un mot, où nous faudra-t-il chercher l'unité de la Bible ?

Avant d'aller plus loin, un éclaircissement est nécessaire afin que, dès le début, on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous sommes loin de vouloir prétendre que tous les écrits ont la même valeur ou même que tous ont une valeur religieuse réelle et indiscutable ; une pareille tâche, si elle était possible, ressortirait au domaine de la théologie biblique et, en tout cas, excéderait de beaucoup les limites de notre cadre. Ce que nous voulons établir seulement c'est ceci : de même que dans toute ?uvre musicale vraiment digne de ce nom il y a un leitmotiv qui domine et unit entre elles toutes les phrases, quelle qu'en soit d'ailleurs la valeur respective, pour former un ensemble harmonieux ; de même il y a, dans tout le corps des Écritures, un élément constant qui en garantit la valeur et en fait l'unité.

Cet élément, ce leitmotiv, si nous osons ainsi nous exprimer, c'est la révélation.

Nous n'avons pas ici à faire une étude approfondie de la révélation ; toutefois il nous faut essayer de préciser ce que nous entendons par ce mot :

Nous écartons d'emblée la notion par trop simpliste à laquelle se rattachent la plupart des auteurs sacrés qui voudraient que Dieu lui-même eût parlé en ordres parfaitement clairs et précis à ceux auxquels il lui a plu de se révéler. S'il en était ainsi, nous serions forcés d'admettre qu'il n'a jamais pu y avoir d'erreur possible dans l'interprétation de la volonté de Dieu aussi explicitement énoncée et, outre que cette conception compromettrait gravement la liberté humaine, elle nous donnerait de Dieu une idée absolument contraire à celle que nous en avons reçue du christianisme(4).

Nous ne nous attarderons pas non plus à réfuter ceux qui pensent que la révélation est une manifestation de connaissances surnaturelles ; nous nous bornerons à constater que, s'ils avaient raison, l'homme serait exclusivement passif dans ses rapports avec Dieu et qu'il ne saurait être alors question d'aucun développement de la conscience religieuse qui deviendrait un organe atrophié et superflu. De plus, l'expérience nous a montré trop souvent que ces prétendues connaissances surnaturelles et apocalyptiques n'étaient, pour la plupart, que des conceptions historiquement conditionnées et destinées à disparaître à mesure que d'autres se formaient, mieux en rapport avec les temps nouveaux.

"Si nous voulons donner de la révélation une notion qui ne compromette pas à plaisir la conception spiritualiste de l'univers en ne tenant aucun compte, soit des progrès des sciences naturelles, soit des résultats les mieux établis de la critique biblique"(5), nous ne saurions lui donner d'autre objet que Dieu lui-même.

La révélation, c'est l'Esprit qui, soufflant avec force au travers des consciences, les incline vers Dieu, les pousse et les entraîne vers la source de toute lumière et de toute vie.

Cette action de l'Esprit divin détermine dans le c?ur de l'homme une réaction qui n'est autre que la réponse de l'homme à Dieu. De ce point de vue il nous paraît donc difficile de définir la révélation une réponse de Dieu à l'homme ; car, ne pouvant concevoir que l'homme s'adressât à un Dieu dont il n'aurait aucune connaissance, il nous faudrait admettre que Dieu se fût déjà révélé à lui, et nous courrions le risque de nous enfermer dans un cercle vicieux. La révélation nous paraît bien plutôt devoir être envisagée sous la forme d'une question et alors nous sauvegardons tout à la fois l'initiative divine et la liberté humaine.

Mais, ainsi comprise, la révélation ne saurait servir de critère pour découvrir une unité religieuse dans la Bible ; car, à proprement parler, elle ne serait pas religieuse en elle-même. Pour qu'il y ait religion il faut, en effet, qu'il y ait rapport entre deux termes, la religion étant essentiellement ce rapport lui-même. De plus, il nous est impossible de constater, ailleurs qu'en nous-mêmes, dans notre propre conscience, l'action de Dieu indépendamment de ses effets. Par conséquent, pour que nous puissions saisir la révélation de Dieu dans l'ensemble des documents bibliques, il nous faudra, de toute nécessité, lui adjoindre la réponse humaine.

Or, la synthèse de ces deux éléments : action de Dieu et réaction de l'homme, ou question posée par Dieu à la conscience humaine et réponse de celle-ci, constitue ce que nous pouvons appeler une pédagogie divine. Cette pédagogie, étant le rapport lui-même qui unit l'homme à Dieu, est spécifiquement religieuse et c'est sa constatation dans la Bible qui va nous servir à en établir l'unité religieuse.

Mais ici encore, nous devons avouer qu'il nous sera impossible d'étudier cette pédagogie en elle-même, puisqu'elle est le rapport de Dieu avec des consciences autres que la nôtre ; il faudra donc nous borner à la constater dans son résultat.

Ce résultat, nous pouvons dès maintenant l'indiquer sans pour autant empiéter sur notre sujet : ce sera, dune façon générale, la formation et l'épuration progressive de la conscience de Dieu en l'homme et, pour l'Ancien Testament, la lente prise de possession de l'idée de Dieu qui ira de la conception du Dieu de l'antique Israël à celle du Dieu Père révélé par Jésus-Christ.

Jésus-Christ est le terme de cette évolution, car en lui la question et la réponse se confondent et, par sa communion avec Dieu, il devient lui-même la révélation de Dieu en même temps que la révélation de l'homme. Pour la première fois, en lui, nous pouvons saisir la révélation elle-même, indépendamment de toute réponse.

À ce point de vue nous pouvons dire que Jésus-Christ est une question posée à la conscience humaine.

L'avènement de Christ inaugure donc une économie nouvelle, puisque désormais la révélation est immuable ; la question est posée une fois pour toutes, il n'y a plus qu'à répondre.

C'est cette réponse qui fait l'objet des livres du Nouveau Testament.

Celui-ci étant encore une synthèse de la question posée par Dieu en Jésus-Christ et de la réponse de ses témoins est bien, lui aussi, une pédagogie.

Dès lors notre plan sera celui-ci :

 

Section I

Pédagogie divine dans l'ancien Testament ou révélation de Dieu en Israël
Chapitre I. - Les origines du monothéisme hébreu.
Chapitre II. - La période mosaïque.
Chapitre III. - La période prophétique.

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Section II

Pédagogie divine dans le nouveau Testament.
Chapitre I. - La nouvelle alliance ou révélation de Dieu en Jésus-Christ.
Chapitre II. - Réponse des témoins de Jésus-Christ.

 

 

SECTION I - PÉDAGOGIE DIVINE DANS L'ANCIEN TESTAMENT OU RÉVÉLATION DE DIEU EN ISRAËL

 

Nous voulons, dans cette première partie de notre travail, étudier, ou plutôt constater, le rapport soutenu entre Dieu et le peuple d'Israël.

Comme nous ne pouvons pas saisir ce rapport indépendamment de son expression et que cette expression fait partie du domaine des faits, de l'histoire, et relève par conséquent de la critique, il nous sera impossible de laisser celle-ci complètement de côté ; mais nous tâcherons d'observer à cet endroit la plus grande prudence et de n'avancer que des faits universellement admis, ne voulant pas nous-même entrer dans la discussion critique des textes.

De plus, nous nous attacherons à dégager, autant du moins qu'il sera en notre pouvoir, la notion religieuse de son expression historique, de façon à pénétrer le moins possible dans le domaine de la critique.

Notre seul but est de montrer qu'il y a une unité religieuse dans la Bible.

 

CHAPITRE I - Les Origines du Monothéisme hébreu

 

La principale difficulté à laquelle on se heurte quand on veut étudier les origines historiques du monothéisme hébreu est celle que Reuss signale en ces termes : "nous affirmons dès notre entrée, dit-il, et sauf à en fournir les preuves ultérieurement, que nous ne possédons pas un seul ouvrage historique hébreu, du moins parmi ceux qui sont antérieurs au retour de la captivité, dans la forme authentique sous laquelle il est sorti de la main de son auteur. Il n'y en a pas un seul auquel n'aient travaillé successivement plusieurs rédacteurs, jusqu'à ce qu'il ait eu la forme définitive sous laquelle il nous est parvenu"(6). Et il semble que les derniers rédacteurs des livres historiques de l'Ancien Testament, tout en conservant dans leurs écrits des morceaux fort anciens, aient reporté, jusque dans les limites extrêmes du passé religieux d'Israël la perfection relative où la religion était parvenue de leur temps.

Mais, quoi qu'il en soit de ces écrits et de la prudence qu'on doit observer à leur endroit, quand on veut se faire une idée des origines du monothéisme hébreu, il n'en reste pas moins la possibilité de s'orienter dans cette étude en prenant pour base ce qu'il est impossible de ne pas admettre, à savoir cette prédisposition extraordinaire du peuple d'Israël, prédisposition qui échappe à toute analyse et qui a fait de la descendance de Jacob le peuple élu de Dieu.

On a voulu faire de cette prédisposition un instinct. Renan dit en effet des Israélites : "Ils n'eussent jamais conquis le dogme de l'unité divine s'ils ne l'eussent trouvé dans les instincts les plus impérieux de leur esprit et de leur c?ur... Le Désert est monothéiste"(7).

Que vaut cette hypothèse? Rien n'est moins prouvé que le monothéisme originel des Sémites ; mais admettons que Renan ait raison et que ce monothéisme puisse s'expliquer par un instinct. Et cet instinct, qui l'expliquera à son tour ? Le Désert ? Sans doute, à la rigueur, on pourrait admettre que le spectacle du désert ait contribué à développer cet instinct ; mais qui donc pourrait croire qu'il l'a créé ? L'inanimé crée-t-il la vie ?

Si donc le "dogme de l'unité divine" ne peut s'expliquer par l'origine que veut lui assigner M. Renan, que reste-t-il sinon la révélation ?

Les théologiens que le mot effraye ne manquent pas d'objecter qu'il est incompréhensible que Dieu se soit manifesté à un peuple plutôt qu'à un autre. Mais depuis quand prétend-on que Dieu ne se soit révélé qu'à Israël ? Ne s'est-il pas révélé au monde entier par la création ?

Israël n'a donc, sur les autres peuples, d'autre avantage que celui que lui procure une conscience plus clairvoyante, un sens religieux plus profond, une intelligence spéciale qui lui permet de discerner les éléments de révélation générale qui émaillent l'histoire depuis la création.

Méconnaître cela, c'est s'exposer à ne rien comprendre dans la constante opposition que ce peuple manifeste à l'endroit de la volonté de Dieu, opposition qui cède à peine, ainsi qu'on l'a fait justement remarquer, aux efforts de vingt générations de prophètes.

Ce sens religieux, spécial aux Hébreux, est précisément ce qui a permis de dire avec quelque apparence de raison qu'Israël faisait, pour ainsi dire, Dieu à la sueur de son front ; par quoi nous entendons, non pas cette évolution dans laquelle Renan veut que Dieu soit engagé quand il dit que Dieu n'est pas, qu'il devient, qu'il est un idéal qui va se réalisant ; mais une lente prise de possession de l'idée de Dieu par la conscience israélite qui ne se distingue précisément de l'expérience similaire faite à un moindre degré par les autres peuples que par les présuppositions indiquées comme étant le fait spécial des Israélites, et par cet autre fait qu'à un moment donné de l'histoire, il s'est produit une sorte de mouvement tournant décisif dans le sens du monothéisme (Révélation mosaïque).

Ceci dit, entrons dans le domaine des faits.

Genèse de l'idée de Dieu dans l'antique Israël

Il existe, entre tous les peuples sémitiques, un fonds commun religieux qui se révèle d'une façon très caractéristique dans l'existence d'un vocabulaire sacré(8).

Parmi les termes communs à ces peuples il s'en trouve un, le mot El, servant à désigner la divinité.

Avant de devenir le nom générique de la divinité et l'expression d'un monothéisme relatif, El paraît avoir désigné, dans les anciennes tribus israélites, un dieu spécial, protecteur particulier de chaque tribu, au même titre, par exemple, que le dieu Salm de Hagam dont il est fait mention dans la célèbre inscription de Teïma.

Parmi les noms de El dans l'Ancien Testament (El-Elion, El-Shamaïm), le plus ancien et le plus usité (2.670 fois) est Élohim. C'est le nom de Dieu spécial à la race hébraïque. Le sens de ce mot est imprécis, toutefois il nous paraît, en raisonnant du moins par analogie, que la forme du pluriel qu'il revêt est bien plutôt une forme intensive que la forme du pluriel proprement dit (comp. shamaïm, le ciel ; maïm, la mer).

Élohim c'est le divin ; il désigne moins une personne qu'une puissance ; c'est la force qui meut la nature.

Cette puissance se manifeste par l'intermédiaire d'esprits, les Maleakey-Élohim, qui sont comme la dispersion du principe divin et qui, plus tard, deviendront les anges. Ces envoyés d'Élohim nous paraissent être une création de l'esprit des anciens Hébreux pour désigner les différentes activités de Dieu. Peut-être y a-t-il là, comme on l'a dit, une sourde revanche du polythéisme(9).

La première phase de l'évolution de l'idée de Dieu trouve son expression dans la réduction de ces intermédiaires à un seul. Cette première conception de Dieu est, en quelque sorte, la réponse donnée par la conscience des anciens Hébreux à ce besoin d'explication qui a fait naître à l'origine le culte des forces naturelles. Élohim est le réceptacle de ces forces.

C'est là l'aboutissant des premières expériences de la conscience israélite en marche vers le monothéisme.

Époque patriarcale. El-Schaddaï.

À l'époque patriarcale cette notion va être dépassée ; à l'idée de puissance régissant les forces naturelles va s'ajouter celle de toute-puissance, capable, comme on l'a dit, d'agir contre la nature pour la plier aux desseins de sa volonté.

En effet un nouveau qualificatif vient s'ajouter au nom qui désigne le principe divin. Élohim devient El-Schaddaï (El le tout-puissant).

Nous lisons en effet dans la Genèse (17, 1) ces mots : "Lorsque Abraham fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, Jahveh apparut à Abraham et lui dit : "Je suis El-Schaddaï, marche devant ma face et sois intègre. J'établirai mon alliance entre toi et moi et je te multiplierai à l'infini".

Cette idée de toute-puissance se trouve d'ailleurs confirmée par l'épithète de fort (abîr) appliquée souvent à Élohim ou à Jahveh(10). D'après Exode, 6, 2-3, ce qualificatif de tout-puissant appartient expressément à l'époque patriarcale : "Dieu, est-il dit, parla à Moïse et lui dit : "Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob, comme le El-Schaddaï ; mais je n'ai pas été connu d'eux sous mon nom d'Éternel".

La vocation d'Abraham, due à l'initiative divine nous fait donc bien assister à une nouvelle phase de l'histoire de la révélation.

D'une part la Bible affirme qu'il y a une relation entre l'état antérieur et le fait de la révélation de Dieu à Abraham(11). Il suffit à Dieu de se laisser nommer Élohim pour qu'il soit reconnu pour l'Élohim d'Abraham à jamais. Avant de donner des ordres, de sceller la reprise de son alliance avec l'homme par une loi, il semble que Dieu veuille développer le sentiment religieux dans la conscience ; et ce qui, précisément, distingue les patriarches, ce n'est pas une perfection surnaturelle, car moralement ils sont semblables aux personnages au milieu desquels ils vivent ; ce qui les distingue, c'est leur foi invincible en ce Dieu dont ils ont les promesses.

D'autre part, toujours d'après la Bible, on peut dire que l'obéissance d'Abraham ferme l'ère de l'élohisme primitif et ouvre celle des révélations plus positives. Dieu, prenant pour base le sacrifice matériel, demande à Abraham un sacrifice matériel, mais contre nature. Et dans ce sacrifice l'élohisme primitif se surpasse ; une religion nouvelle se dégage, dans laquelle le Jahvisme est déjà comme en puissance.

Par cet acte moral de foi, de confiance en Dieu, Abraham mérite d'être appelé l'ami de Dieu ; comme tel il est initié aux voies divines : de là son nom de prophète, de là aussi son droit d'intercession. Enfin il est, en vertu même de cet acte moral de confiance en Dieu, le père des croyants(12).

C'est sur la base de cette foi qu'est fondée l'ancienne alliance tout entière.

 

CHAPITRE II - La Période mosaïque

 

Le Dieu d'Abraham et le Dieu de Moïse

 

Si, d'après Exode, 6, 2-3, le qualificatif de tout-puissant appliqué à Dieu caractérise la conception patriarcale, ce même texte donne également le nom de Jahveh, comme appartenant en propre à la période mosaïque.

Mais ce sont là deux jalons. Que s'est-il passé pendant les siècles qui les séparent ? Quel a été, en Égypte, l'état religieux des enfants d'Israël ? C'est probablement là que les Hébreux, bien qu'ayant emporté avec eux le souvenir du Dieu des pères, se sont laissés inoculer le virus qui si longtemps circulera dans leurs veines et engendrera les pratiques idolâtriques auxquelles ils se livrèrent dans la suite, au désert et ailleurs(13).

Il paraît cependant certain que la croyance au Dieu d'Abraham était restée l'expression la plus intime de la religion des Israélites. On a soutenu, en s'appuyant d'une part sur la Bible et de l'autre sur une légende rapportée par Manéthon que Moïse avait emprunté ses notions religieuses à l'Égypte.

"Ces deux sources en effet, dit M. A. Réville, s'accordent pour attribuer à Moïse une éducation égyptienne. C'est là-dessus qu'on s'est appuyé pour imaginer toute une série d'emprunts à la sagesse de la vieille Égypte, emprunts que rien ne justifie, et que tout plutôt dément, car il serait contraire à toute vraisemblance de supposer que Moïse aurait enlevé le peuple d'Israël en l'invitant à le suivre au nom d'une divinité étrangère. Ce fut bien certainement le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob que Moïse invoqua comme le patron de son ?uvre de délivrance. Peut-être, pendant la période égyptienne, le souvenir du Dieu des pères avait-il beaucoup pâli, excepté dans la tribu ou le groupe de familles dont Moïse sortait lui-même(14). c'est ce qui expliquerait pourquoi Moïse, tout en maintenant l'idée foncière du Dieu des patriarches et de son Dieu, a pu le proclamer sous un nom nouveau, indiquant une conception nouvelle et supérieure de la divinité"(15).

Ce qui précède nous confirme suffisamment dans cette pensée que le Dieu de Moïse est bien le même que le Dieu des pères ; mais que sa notion s'est enrichie et va se préciser, grâce au grand fait historique de la délivrance d'Israël et de sa constitution en nation. C'est toujours l'action divine qui s'exerce dans l'histoire, respectant la liberté humaine, mais suscitant des personnalités capables d'accomplir ses desseins d'amour.

Le livre de l'Exode (2, 23) nous retrace en ces termes l'état des Israélites au moment de la délivrance : "Les enfants d'Israël gémissaient encore dans la solitude et poussaient des cris. Ces cris, que leur arrachait la servitude, montèrent jusqu'à Dieu. Dieu entendit leurs gémissements et se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob, et il en eut compassion".

Dieu se révéla alors à Moïse : "J'ai vu, lui dit-il à Horeb, j'ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte, et j'ai entendu les cris que lui font pousser les oppresseurs, car je connais ses douleurs. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens"(16).

C'est ainsi que la tradition biblique rapporte à Moïse les origines du Jahvisme et celles de la nation israélite. "La critique a quelquefois voulu reléguer Moïse lui-même dans les ombres mythiques et rapporter l'apparition du Jahvisme à une date plus récente. Ses tentatives ont échoué. La personnalité de Moïse est trop fortement attestée par la tradition de son peuple et par les anciens documents de Manéthon pour être volatilisée à ce point. D'ailleurs il est impossible de signaler dans l'histoire ultérieure un seul moment où l'apparition première du Jahvisme serait vraisemblable"(17).

Moïse nous apparaît donc comme le représentant de l'idée religieuse dans ce qu'elle a de plus positif. C'est un homme de foi qui vit à une époque de foi. Il en fallait, et il en fallait beaucoup pour vaincre la volonté du Pharaon et pour tenir en bride un peuple démoralisé par l'esclavage.

De bonne heure la conscience de Moïse est éveillée ; le spectacle des rudes travaux auxquels sont soumis ses frères fait sur lui une profonde impression. Instruit dans toutes les sciences des Égyptiens, il reste cependant Hébreu par le c?ur ; en d'autres termes, le sens religieux qui caractérise sa race, joint à sa supériorité intellectuelle fait qu'il incarne, en le portant à son apogée, le génie religieux des Hébreux.

La supériorité évidente du Dieu d'Israël sur les dieux des Égyptiens, les promesses faites par lui à Abraham et à sa descendance, le contrat tacite passé entre Élohim et le père des croyants, c'étaient là des notions qui devaient être d'autant plus chères au c?ur de Moïse et de ses frères que les circonstances étaient plus troublantes.

Moise se sent donc un instrument dans la main de Dieu(18). Sa tâche de révélateur de Dieu et de conducteur du peuple lui apparaît très nettement ; mais il hésite : "Qui suis-je, s'écrie-t-il, pour aller vers le Pharaon et pour faire sortir d'Égypte les enfants Israël ? - Je serai avec toi", lui dit l'Éternel. Mais Moïse hésite encore. Il veut savoir ; il veut connaître mieux ce Dieu qui entreprend sur lui de si grandes choses. - "J'irai donc vers les enfants d'Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?" - Et Dieu dit à Moïse : "Je suis celui qui est ! C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël : celui qui est m'envoie vers vous !"

Voilà, dans sa simplicité grandiose, le tableau de la révélation mosaïque. De quelque façon qu'on en interprète la forme et les détails, nous estimons qu'il y a là un fait moral, subjectif, qui refuse de se laisser résoudre par les procédés dialectiques et qui s'impose comme tel à la conscience des croyants.

Dieu s'impose, ou plutôt il se propose à une individualité libre comme une lumière se propose au regard qui l'aperçoit.

Or, l'acceptation de ce fait moral est un acte qui emporte avec lui sa récompense par les sentiments qu'il met en jeu, laquelle récompense n'est autre que la vérification de cette loi de la vie posée par la sagesse du Créateur, à savoir que tout sentiment supérieur, quand il s'exprime, se renforce.

C'est dans ce fait que, selon nous, il faut chercher l'explication de la persistance de cette évolution progressive, de cette prise de possession de l'idée de Dieu par les consciences, persistance qui ne se comprendrait pas, menacée qu'elle est toujours et de mille manières par les imperfections et les défauts de ce peuple israélite dont l'orgueil et la méchanceté compromettent et retardent l'?uvre des prophètes.

Mais heureusement Dieu ne se lassait pas d'agir puissamment parmi son peuple. Au sein de cette nation travaillée, accablée, à certaines heures de son histoire, par de nombreux oppresseurs, au point d'en être réduite, notamment sous Nebucadnetzar, à n'être plus qu'un ramassis de paysans, il s'est trouvé, de tout temps, des hommes, des consciences attachées à la tradition religieuse commune, et qui, au milieu du désarroi général, conservaient au plus profond de leur c?ur ce fait moral de la révélation comme un germe vivant.

Moïse a été un de ces hommes-là. Mieux encore, il a été l'instrument de cette révélation positive du Dieu unique voulant être adoré seul, de ce Jahveh que sa conscience avait aperçu. Il proclame donc, au milieu des siens, le règne de ce Dieu saint et parfait qui demande qu'en retour de ce qu'il a fait pour son peuple en le délivrant, celui-ci le reconnaisse comme son Dieu et marche dans la voie de l'obéissance et de la justice.

 

L'Alliance.

 

Il faut retenir ce point que la révélation mosaïque et la reconnaissance de Dieu comme Jahveh sont intimement liées à la délivrance d'Israël et à sa constitution en nation. L'unité naissante des Israélites consiste donc essentiellement dans la religion. Jahveh n'est plus seulement le Dieu des pères qui s'est approché de son peuple, c'est le Dieu de la nation.

Maintenant que, grâce à l'action divine, le sentiment religieux s'est réveillé et ravivé dans les c?urs sous l'impression du fait grandiose de la sortie d'Égypte, Dieu peut dicter ses ordres. Il va traiter une alliance avec son peuple. Cette alliance appelle un contrat. Ce contrat est passé par l'intermédiaire de Moïse, représentant de Jahveh, et c'est l'écho de ce contrat que nous ont conservé les dix paroles du Décalogue.

Sans vouloir entrer ici dans l'examen des textes et leur discussion, on peut supposer, sans trop de présomption, que cette alliance et le contrat des dix paroles remontent à Moïse, sinon dans leur lettre, du moins dans leur esprit profond. Sans doute, il est impossible de faire remonter l'?uvre colossale de la Thora, telle qu'elle se trouve dans le Pentateuque, à Moïse ; il y a des répétitions, des contradictions internes qui ne peuvent s'expliquer que par la diversité des auteurs et des temps. Mais, puisque tous les rédacteurs placent en tête de leur écrit le nom de Moïse, il faut bien admettre que son rôle a été considérable. Or, ce rôle culmine dans la révélation du Sinaï, alors qu'au nom du peuple il traite alliance avec Dieu.

Avec ces affirmations fondamentales : monothéisme national, caractère moral de Jahveh, idée d'alliance, nous arrivons au point central de la révélation dans l'Ancien Testament. C'est seulement lorsque Dieu est connu comme Jahveh que le monothéisme, ou tout au moins le monothéisme national, est explicitement reconnu. C'est alors seulement que domine l'idée d'être absolu. Dieu est un, il n'y a point de place à côté de lui pour d'autres dieux.

En même temps que la notion de Dieu s'élève et atteint cette hauteur d'où l'on peut déjà apercevoir les perspectives de la religion véritable, tant il est vrai que le christianisme est déjà en puissance dans le Jahvisme de Moïse, la notion de sainteté gagne en profondeur dans la même mesure. Dieu est saint, non plus seulement parce qu'il est réservé, mais parce qu'il sanctifie, c'est-à-dire parce qu'il poursuit la sanctification du monde en mettant à part un peuple auquel il se révèle et au milieu duquel il habite.

Ainsi conçue, la sainteté divine appartient sans conteste à la période mosaïque. Elle apparaît dès les premiers chapitres de l'Exode, tandis qu'il n'en est point question dans la Genèse.

Mais cette notion même de sainteté renferme une contradiction interne, car elle est à la fois ce par quoi Dieu se donne et ce par quoi il se sépare. Les prophètes, les premiers sentiront cette contradiction(19) et éprouveront le besoin d'une synthèse. C'est vers cette synthèse, c'est-à-dire vers la notion d'amour, que le prophétisme s'acheminera. En d'autres termes, l'alliance conclue au Sinaï n'est que l'image et la préfiguration d'une autre alliance qui doit la développer et la remplacer. C'est l'alliance de paix dont parle le prophète quand il met dans la bouche de l'Éternel ces paroles :

"J'avais juré que les eaux de Noé ne se répandraient plus sur la terre et je jure de même de ne plus m'irriter contre toi et de ne plus te menacer. Quand les montagnes s'éloigneraient, quand les collines chancelleraient, mon amour ne s'éloignera point de toi et mon alliance de paix ne chancellera point, dit l'Éternel qui a compassion de toi !"(20).

 

 

CHAPITRE III - La Période prophétique

 

Spiritualisation de la religion mosaïque.

 

Nous ne nous attarderons pas à examiner si Moïse a été ou non un prophète. Remarquons cependant en passant, avec Reuss, que "la tradition constante, invariable, reconnaissante de la postérité, l'a exalté comme tel et qu'elle l'a présenté comme le premier révélateur en Israël du seul vrai Dieu, créateur juste et saint"(21).

La question de savoir si Moïse a eu des successeurs immédiats ne nous arrêtera guère non plus. Le même auteur le suppose(22) et quelques textes nous permettent cette hypothèse(23).

La critique biblique, cependant, considère plutôt ces voyants (r?h) dont il est fait mention dans l'Ancien Testament (I Sam., 9, 9), comme des magiciens, des devins, que comme des prophètes (nabi), et il paraît en effet logique que le changement de nom corresponde à un changement de notion.

Quoi qu'il en soit de ces problèmes, il est certain que le Jahvisme de Moïse a dû avoir des représentants fidèles pendant les quatre ou cinq siècles qui séparent l'époque mosaïque de cette magnifique floraison du prophétisme qui eut lieu au VIIIe siècle.

Jusqu'à Samuel les textes mentionnent, de loin en loin, l'apparition d'un témoin de Jahveh ; mais l'impression générale de cette époque est marquée en ces termes (I Sam., 3, 1) : "En ces temps-là, la parole de l'Éternel était rare..."

À partir de Samuel la mention de prophètes devient plus fréquente(24) ; mais ce n'est qu'au VIIIe siècle que commence la grande époque de ce prophétisme dont on a pu dire avec raison qu'il était le miracle de l'histoire d'Israël(25).

Jahveh est bien toujours le Dieu d'Israël; mais la conscience israélite a fléchi. Le peuple adore Jahveh, mais d'une façon sensuelle et grossière, comme on adore Baal ou Astarté.

Dès lors, la tâche constante des prophètes est de secouer cette torpeur et, trouvant dans l'indifférence même du peuple, la raison d'une opposition énergique et de la hardiesse de leur prédication, ces hommes de Dieu vont, pour ainsi dire, se sentir portés au-dessus d'eux-mêmes et préparer, par leurs vues plus larges et leurs tendances universalistes, l'aurore de l'Évangile.

On peut dire d'eux, en rappelant une parole du Maître(26), qu'il leur a été fait selon leur foi. C'est en effet parce qu'ils ont eu une foi robuste, une foi qui, en les rapprochant de Dieu, les éloignait du même coup de tout ce qui était vain et odieux à ses yeux, qu'ils ont pu, non seulement connaître et affirmer de Jahveh ce que Moïse avait saisi et affirmé, mais encore qu'ils ont pu donner au Jahvisme cette tournure spiritualiste qui rend possibles Jésus-Christ et la nouvelle alliance.

Non seulement ils représentent Jahveh comme le créateur tout-puissant, comme celui qui dirige les événements de l'histoire et qui ne laisse pas l'humanité livrée au hasard et à l'arbitraire mais, chose absolument nouvelle, ils présentent aussi Jahveh comme un être dont l'essence est esprit et dont le principal attribut est l'amour se manifestant sous la forme poétique d'un mariage entre Lui et Israël.

Il résulte de ces notions une transformation complète du culte qui doit être rendu à Jahveh. Ce ne sont plus les sacrifices qui importent : "Les veaux gras que vous m'offrez en actions de grâces, je ne les regarde pas, dit l'Éternel"(27). Les pratiques d'un vain formalisme sont insuffisantes : "Ne cherchez pas Bethel, n'allez pas à Guilgal, ne passez pas par Beer-Schéba ; car Guilgal sera captive et Bethel anéantie. Cherchez l'Éternel et vous vivrez. Craignez qu'il ne saisisse comme un feu la maison de Joseph et que ce feu ne la dévore sans personne à Bethel pour l'éteindre, ô vous qui changez le droit en absinthe et qui foulez à terre la justice"(28).

Ce qui est d'une odeur agréable à l'Éternel c'est le sacrifice du c?ur, c'est le culte des bonnes ?uvres, la piété pratique. Ne semble-t-il pas qu'on entend déjà l'écho lointain de cette parole de l'apôtre Jacques : "La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions et de se préserver des souillures du monde"(29) !

Ce sont là les points essentiels de la prédication des Osée, des Amos, des Ésaïe.

Le caractère de plus en plus moral que prend, sous leur influence, le Jahvisme, tend à faire disparaître le point de vue strictement national de la religion d'Israël et ouvre la porte à l'universalisme(30).

Après ceux-ci, Jérémie et quelques autres, Ézéchiel et le second Ésaïe se font tour à tour les interprètes de la colère de Jahveh à la vue de l'iniquité de son peuple, et de sa compassion en face de ses souffrances. Ils affirment, avec une force qui n'a d'égale que la douleur dont leur c?ur est étreint à la vue de l'ingratitude du peuple, que tout ce qui n'est pas fondé sur la justice doit périr, qu'Israël doit réaliser cette justice et qu'il la réalisera un jour, au jour marqué par Jahveh.

Après avoir jeté un si vif éclat, la prophétie s'éteint, non pas qu'elle soit lassée d'elle-même, la prophétie est de Dieu et Dieu ne saurait se lasser, mais il semble qu'en ceci se manifeste encore la volonté de Celui dont les voies ne sont pas nos voies et les pensées nos pensées. La norme est posée, le salut est promis à certaines conditions, il faut que le c?ur Israël se brise ou que son endurcissement le mette en dehors des conditions du salut. C'est bien à Israël qu'est faite la promesse de ce salut, mais à la partie d'Israël qui restera fidèle. Les nations païennes se tourneront vers la bannière du roi de la nouvelle alliance pour être instruites et pour avoir part à la lumière que possèdent les serviteurs de Jahveh.

Maintenant que la loi religieuse est posée, maintenant que Dieu a tout préparé pour l'éducation de son peuple, que va-t-il se passer ?

Il semble que l'orgueil et la présomption des c?urs soient plus forts que la sollicitude divine. La synagogue vient pétrifier la piété prophétique, la religion s'immobilise dans une foule de rites, de cérémonies, de vaines pratiques. Encore une fois il faudra que l'Éternel prenne pitié de son peuple. Mais cette fois, du moins, la question qu'il posera aux âmes vraiment angoissées, que la torpeur générale n'a pas saisies, dépassera en gloire et en magnificence le v?u pourtant si élevé du prophète : "Oh si tu déchirais les cieux et si tu descendais, les montagnes s'ébranleraient devant toi"(31) !

 

Notes

 

(1) "Utraque testamenta unus et idem paterfamilias produxit, verbum Dei, Dominus Noster Jesus Christus, qui et Abrahæ et Moysi collocutas est". Irénée, IV, 9, 1.
"Lex prædocuit hominem sequi opportere Christum". Irénée, IV, 12, 5.
(2) Irénée, IV, 11, 8 (quatre alliances : Adam, Noé, Moïse, Christ).
(3) Comp. Tertull., I, 19 ; II, 28, 29 ; IV, 1, 4, 6.
(4) Comp. Jos., 8, 2 ; II Sam., 24, 13, etc.
(5) Encycl. de Licht., art. Religion.
(6) Reuss, La Bible, tome I, p. 87 (introduction aux livres histor.)
(7) Renan, Histoire des langues sémitiques, p. 5.
(8) Le verbe ahad est le terme de toutes les langues sémitiques pour désigner le service de la divinité. Le verbe zabakh signifie dans ces mêmes langues : sacrifice à la divinité. Kharam est le verbe de la consécration à la divinité, mais il y a des variations dans le sens prêté à ce terme. Chez les Hébreux : consécration par la mort ; chez les Arabes : par l'interdiction de l'approche ; chez les Syriens: anathématisé, etc. (E. Montet, Cours inédit de théol. biblique).
(9) Comp. A. Réville : Jésus de Nazareth, t. I, p. 159 et seq. ; Lichtemberger, Encyclopédie, art. Anges.
(10) Gen., 49, 24; Ésaïe, 49, 26 ; 1, 24 ; Psaumes, 133, 2. 5.
(11) Gen., 14, 18-24.
(12) Jacques, 2, 23 ; Gen., 20, 7 ; 18, 23 et 29.
(13) Le veau d'or parait être une imitation du taureau Apis. - Les chérubins ont une grande ressemblance avec les sphinx égyptiens. - Le culte du bouc (Lévit., 17,7), etc.
(14) Moïse était de la tribu de Lévi (Exode, 2, 1 ; 6, 16-20).
(15) Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1869
(16) (Exode, 3, 7, 8.
(17) A. Réville, art. cité, Revue des Deux-Mondes, ler septembre 1869.
(18) Exode, 3 et 4-17.
(19) Ésaïe, 57, 15 et seq.
(20) Ésaïe, 54, 9-10.
(21) Reuss, La Bible, t. II, p. 5 et seq. Comp. Osée,12, 14 ; Deut., 18, 15 ; Jérémie, 7, 25 ; 15, 1, etc.
(22) Reuss, La Bible, t. II, p. 7.
(23) I Sam., 2, 27 ; Juges, 6, 8, etc.
(24) 1 Sam., 22, 5, à II Sam., 13 ; I Rois, 1 ; 11 Rois, 11-15.
(25) Aug. Sabatier, Esquisse d'une Philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire, p. 154.
(26) Math., 9, 29.
(27) Amos, 5, 22.
(28) Amos, 5, 5-7.
(29) Jacques, 1, 27.
(30) Ésaïe, 55, 5 ; 56, 6 ; Amos, 3, 13 ; 5, 14 ; 6, 8, 14 ; 9,5, 7.
(31) Ésaïe, 63, 19.