"On peut soulever toute la ville pour secourir les clochards si les clochards sont à la mode, on peut aussi la soulever contre une guerre, une injustice, mais la vague retombe vite"

(Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, 1967,  p.  116)

"Les Grecs ont décrit une expérience et défendu certaines valeurs qu'ils étaient les premiers à découvrir, et qu'ils ont exprimées avec une telle netteté et un sens de l'universel que celles-ci s'imposent encore à nous, comme si elles étaient actuelles. Or, dans l'héritage de valeurs ainsi transmis, on peut dire que le refus de la violence tient la première place. La culture grecque se définit comme une recherche passionnée de tout ce qui peut mettre fin à cette violence considérée comme bestiale et indigne de l'homme"

(Jacqueline de Romilly, La Grèce antique contre la violence, Éditions de Fallois, Paris, 2000, Introduction)

 

 

 

Et moi qui voulais vous parler de l'Anabase ! Oui, des dernières années de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.), vous savez, avec les Cyrus bataillant du côté de Babylone, et le satrape Tissapherne, et Xénophon soi-même… De l'Anabase, quoi ! et de l'expédition des Dix-mille, au travers de l'empire mède. Mais, baste, c'est de La Squale qu'il me faut vous entretenir. Non, rien à voir avec Les dents de la mer… Il s'agit d'un film récent et fort bien documenté, un vrai bon film, une bonne surprise (sic) sur ce qui se passe non pas du côté du Pont-Euxin ou de l'Arménie, mais à deux pas d'où je suis, d'où vous êtes, dans ces banlieues dont on ne prononce le nom qu'avec effroi, ces contrées lointaines et mystérieuses qu'Apollinaire n'aurait pas appelées Zone, et dont le cher Monde déplorait, il n'y a pas si longtemps, qu'une descente de police pour en nettoyer tel ou tel quartier y eût désorganisé la florissante économie locale, basée sur le trafic de drogue (nos flics sont décidément d'un insupportable sans-gêne) ! Pour être plus précis encore, ces territoires mystérieux (Mantes-la-Jolie, Chanteloup-les-Vignes, des noms prédestinés !) d'où vinrent, il y a peu (fin janvier de cette année 2001), de gentils organisateurs (une sorte de Bande sacrée, une demi-cohorte si l'on veut) pour s'affronter, au couteau et à la batte de base-ball… en plein Paris (les loups sont entrés dans Paris, cher Reggiani, tu l'avais chanté avec un peu d'avance).

Donc, les gens autorisés de s'émerveiller de cette petite merveille, de ce bon film sur la banlieue, de cette bonne surprise, ai-je pu lire Big Brother sait où…. Mais moi, qui étais parti pour vous parler des Dix-mille, me voici contraint de m'attarder sur l'histoire de Toussaint, un petit dealer minable, fort avec les faibles, faible avec les forts ; et, pour certaines mains blanches, qui sont très à la mode par les temps qui courent, innocent sauvageon commettant quelques menues incivilités. Mais on est loin, croyez-m'en, des frères Cyrus, le Grand ou le Jeune. Les jeunes du film ne sont guère que cela ; car je les trouve bien petits, faisant régner la violence autour d'eux avec un confondant mépris de l'humain : aucune bête, je l'affirme, ne se conduirait de cette manière. Il faut dire qu'en face, je veux dire du côté des adultes, ça ne fait pas le poids. Je ne vois guère que la Conseillère d'Orientation (elle tente courageusement de s'opposer à l'intrusion de Toussaint, venu chercher de la chair fraîche dans le Lycée), qui tire son épingle du jeu, un jeune pion à ses côtés : mais où a-t-elle la tête, cette Surgé, pour oser dire à un immigré de la seconde génération qu'un bahut, ça n'est pas un bordel de souk ? On sait que, très récemment, une responsable d'établissement a été tancée, pis encore brocardée, et désavouée par sa hiérarchie, pour avoir rappelé que le baiser sur la bouche n'était pas un amuse-gueule pour cours de récréation. D'autres, avant elle, avaient reçu les mêmes lazzi ; souvenez-vous que l'installation de distributeurs de capotes parisiennes (comme disent les Allemands, ces infects traîtres), sous l'ineffable Lang (déjà !) avait entraîné de certains remous. Les gribouilles de la société permissive peuvent se frotter les mains : la suppression, dans un joli mouvement de menton, de la loi anti-casseurs, a produit, et continuera, hélas, à produire des fruits amers, amers. Mais ils s'en tapent : les beaux quartiers dans lesquels ils vivent sont hautement policés...

Mais revenons à Toussaint, ou plutôt à ce qui arrive lorsque les adultes s'émerveillent a priori de tout ce que peut inventer un jeune désœuvré, par avance amnistié. Je parlais donc de la Surgé, bien isolée dans son rôle même pas répressif : simplement adulte ; à côté, on ne citera que le péteux, le piteux contrôleur de bus, qui laisse courageusement passer le dealer et ses sauvageons lieutenants (dont les inflexions sont encore plus vraies que celles qu'on peut entendre aux Guignols de l'Info), mais s'interpose aussitôt après, le menton haut, pour contrôler les tickets de braves et inoffensifs franchouillards (on sent que le scénariste a sur eux l'opinion de son confrère de La Haine : "Regarde-le, celui-là. Le prototype du trou du cul. Le Français de base")… Ah, toutes les leçons ne sont pas perdues, de ce film : retenez au moins que ce choix permanent de la lâcheté pour éviter l'affrontement, ces petits Munich quotidiens, nous donneront et le déshonneur, et la guerre. Comme disait Churchill à Chamberlain, à propos de ce que vous savez.

Cyrus, donc, nourrissait de grandes ambitions, vous en souvient-il ? Celles de Toussaint sont un peu plus modestes : baiser un max (à tous les sens du terme, mais toujours dans la violence), sans se faire baiser. Pour l'un, Aigos Potamos ; pour l'autre, le Coca-Cola (dame, on a de la religion). Cyrus tenta de détrôner son frère ; dans La Squale, ces minables essaient de se détrôner les uns les autres, et pour cela c'est à qui sera le plus mufle avec les meufs, qui en redemandent… Eh oui, on croit rêver, elles en redemandent. Ah ! La parité !

 

J'étais donc parti pour vous parler de l'Anabase (= marche vers le haut, le Nord en réalité), mais ce sera plus exactement la Catabase, une descente aux enfers, pitoyable histoire tristement violente, mal filmée, sans culture sous-jacente à quoi se référer. Et avant la descente, sans vouloir jouer les mijaurées, les gâte-sauce, il faut tout de même rappeler que l'essentiel du film tombe fort justement sous le coup de la loi : infraction à la législation sur les armes, port et usage d'arme prohibée de première catégorie (Beretta Mas G1, m'a-t-il semblé. Même si Toussaint ne s'en sert en l'occurrence que pour tirer en l'air et se dégager, on sent qu'il n'hésiterait pas, en cas de besoin, à faire mouche à bout portant afin d'effacer les trafiquants qu'il vient de truander) ; attentat à la pudeur avec violence ; viol en réunion ; actes de barbarie ; torture et séquestration. Cela vous suffit-il ? Et ça coûte cher, au moins théoriquement, dans le Code Pénal. J'ajouterai d'une façon plus générale l'existence d'une Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984, et qui est entrée en vigueur depuis le 26 juin 1987. Mais à quoi, en vérité, bon parler de ce qui est dépassé : ces jeunes gens peu gâtés par la vie ont droit à toute notre compassion, à notre indulgence plénière, n'est-il pas vrai ? C'est pourquoi il faut bien reconnaître, ici, la présence nécessaire de l'Islam. Finalement, c'est dans le film la seule force organisée qui est susceptible, éventuellement, d'opposer au moins un frein aux agissements de ces voyous (excusez le terme, ce ne sont tout de même pas les mercenaires de Cyrus).
C'est ce que tente de faire un grand frère pieux, trop regardant sur la vertu de sa petite sœur : il sera saoulé, puis battu de façon immonde (ils s'y mettront à dix, on n'est jamais trop courageux, ni trop prudent !), tandis que sa sœur passera à la casserole. Et sera marquée au fer rouge, comme du bétail ! Immonde, je vous dis (mais ôtez-moi d'un doute : cette pratique du fer rouge était bien celle que les fellaghas appliquaient, durant la guerre d'Algérie, aux soldats français capturés aussi bien qu'aux Algériens qui ne respectaient pas d'assez près les préceptes de l'Islam, non ? Ou je me trompe ?). Mais l'Islam connaît la loi du talion, vous savez cela ? Et le grand frère de méditer sa revanche. Un soir chopé par une bande d'imans, Toussaint se retrouvera - entre autres joyeusetés - violé par une bouteille (ça vous rappelle quelque chose ? Les nazis ! Les tortures en Algérie ! Vous allez voir que ça va encore être, sinon de notre faute, du moins de celle du général Massu !)...

Sans culture sous-jacente, ai-je dit. Si ce n'est - peut-être - qu'il n'est pas interdit d'effectuer un rapprochement, à propos de la scène où intervient la camée-prostituée et son bébé (mon Dieu ! Quelle civilisation traite ainsi la mère et l'enfant ?), avec le fameux morceau de bravoure du Cuirassé Potemkine. Mais si allusion explicite il y a eu, que l'emprunt a été mal traité (maltraité) !
Contrées lointaines, ai-je annoncé. En effet, les braves Francaouis brillent par leur absence, à part au Lycée - et dans le bus : où sommes-nous donc ? Pas de Francaouis, mais pas davantage de travail : ce doit être une denrée en voie de disparition. Est-ce pour cela que la seule scène tendre et à forte charge positive-affective du film met en présence la meuf dite Squale venue visiter sa mère (avec qui elle se bat ordinairement sans cesse) au travail ? Pas de culture, pas de Francaouis, pas de travail. Pas de projet non plus, sinon de niquer la voisine (ou le voisin). De vivoter au jour le jour, selon la méthode à six mille, voire à Mimile… Drogue, fainéantise, violence : c'est plus que triste : pitoyable.
Alors, étalons un brin de culture, et relisons l'exergue de ce texte : je nomme Claire Etcherelli (mais qu'es-tu donc devenue, chère, émouvante Claire ?). Puisque La Squale prétend nous montrer une tranche de vie vraie, je dirai un mot d'Élise, ou la vraie vie. Guerre d'Algérie au loin, contexte de ratonnades au près, de racisme quotidien (aujourd'hui, le racisme se vit à l'envers si je puis dire, est-ce davantage acceptable ?), de la peine des hommes au travail ; de la condition féminine ; de la solitude et de l'émerveillement de l'amour ; et de la difficile acceptation de l'autre, en tant qu'autre. Tout cela donne une histoire dense, qu'il faudrait relire pour son épaisseur humaine ; ça console d'avoir eu à subir La Squale.

J'entends aller bon train les commentaires : mais justement, La Squale (ça signifie le Caïd, au féminin. Avec ça, ce qu'ils ont de vocabulaire, nos sauvageons !) est éprise de Toussaint, lequel vise Yasmine ! Ah ! Je vous en prie, n'allez pas chercher Racine ! Bien sûr que l'une (Désirée dite La Squale) poursuit des chimères (en l'occurrence, un père inventé de toutes pièces, et c'est tiré par les cheveux, croyez-m'en), tandis que l'autre (Toussaint) voudrait se payer - si j'ose dire, car tout est gratuit, pour lui - une petite qui lui résiste plus ou moins (à voir ce film, on se demande parfois si les Musulmans n'ont pas certaines bonnes raisons de cloîtrer, qui leurs femmes, qui leurs filles, qui leurs sœurs). Mais tout cela est au ras du sol, banalisé, uniformément glauque comme la lumière de trop de scènes du film. Ce qui fait qu'on finit par s'ennuyer ferme et que, lorsqu'arrive la mort du héros (?) lardé de coups de couteau à la suite d'une traîtrise, on se prend à penser : enfin (l'intrigue, pourtant, ne s'étale pas sur deux cent quinze jours) !

La Squale est un produit de consommation courante, à jeter après usage ; mais il serait plus raisonnable de ne pas s'en servir. Et de s'en tenir à l'Anabase.

 

 

Fiche technique : LA SQUALE, film de Fabrice Genestal, sorti le 29 novembre 2000.
Scénario : Fabrice Genestal et Nathalie Vailloud, avec la collaboration d'Arthur-Emmanuel Pierre et Elisabeth Barrière.
Musique originale : Cut Killer, DL Abdel, Sofiane "Le Cat's" et Hervé Rakoto.
Avec Esse Lawson (Désirée), Tony Mpoudja (Toussaint), Khereddine Ennasri (Anis), Stéphanie Jaubert (Yasmine)


Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, Prix Fémina 1967, Denoël. Réimpression in collection Folio


Général Xénophon, l'Anabase, - 380, Athènes

 

 

Post-scriptum :

 

GRENOBLE - Trois hommes, dont deux adolescents de seize ans, ont été écroués à la suite d'un viol collectif commis en septembre.

Un soir de septembre, sur l'avenue Rhin-et-Danube* à Grenoble. Une femme de 35 ans se rend, à pied, vers la station-service la plus proche afin de s'acheter un casse-croûte. En chemin, elle se fait accoster par un adolescent qui se fait insistant.

Lorsqu'elle sort de la station avec son sandwich, il est toujours là et fait mine de la raccompagner. Elle a beau faire, il ne la laisse pas tranquille et devient même menaçant. Au point que, terrorisée par son agressivité, elle est contrainte de le suivre jusqu'à des garages du quartier Mistral.

Là, l'agresseur est rejoint par deux autres hommes, complices discrets qui ont suivi le couple depuis le début.

La malheureuse est alors violée par l'infâme trio avant d'être abandonnée à son triste sort.

Traumatisée, effrayée à l'idée de subir des représailles, elle mettra plusieurs mois à décider enfin de porter plainte. Un début de grossesse consécutive à l'agression finira par la convaincre d'aller voir les policiers de son quartier.

L'un d'entre eux croit reconnaître, dans le signalement que la jeune femme donne des trois hommes, un adolescent de 16 ans déjà poursuivi pour viol.

Une enquête menée par les policiers de la brigade des mœurs dans l'entourage du suspect aboutira finalement à l'identification des deux autres suspects.

Tous trois ont été interpellés et placés en garde à vue mardi dernier, et tous trois ont reconnu les faits... en affirmant que leur victime était consentante.

Le juge d'instruction, devant lequel ils ont été présentés, n'a pas eu le même point de vue : malgré le jeune âge des suspects - deux sont âgés de 16 ans, le troisième a tout juste 20 ans - il a décidé de les mettre en examen et de les placer sous mandat de dépôt.

Ils dorment désormais en prison, en attendant d'être jugés.

D'après Le Dauphiné Libéré du 30 janvier 2001, p. 2

*À l'attention des quelques rares personnes qui ne connaîtraient pas (encore) Grenoble, disons que cette avenue très fréquentée longe le Drac (et donc la limite Ouest de la ville) ; elle passe certes devant la cité Mistral, de triste réputation, mais aussi l'Hôtel des Impôts et... la CRS47.

Voilà les beaux fruits de la société permissive, et des démagogues "défenseurs" des jeunes. Voilà où nous mène de porter l'accent exclusivement sur les droits, en omettant de parler des devoirs. Ah ! Il faudrait relire Tony Anatrella. Et d'autres.

2e PS, d'après le Dauphiné Libéré de ce jour, 31 janvier 2002, qui revient sur l'affaire, car voilà nos sauvageons jugés... avec clémence, commente le quotidien. Jugeons-en : viol avec violence sur une personne fragile. Le principal "intéressé" avait déjà été condamné pour viol à trente mois d'emprisonnement, dont quinze avec sursis (car mineur) ; il a été condamné, avec son principal complice, à quatre ans de prison (dont deux avec sursis, car mineur, etc.). Pourquoi se gêner ?