Beaucoup ont reproché au florentin Mitterrand de n'avoir rien fait, durant ses deux septennats, sinon s'occuper des siens. Que nenni ! Par le truchement de sa ministre en charge des Droits des femmes, Yvette Roudy, et de son acolyte la mère Groult, il a lancé la France sur la pente de la féminisation des noms de métiers... en attendant la suite. Et les crétin.e.s, incroyables et merveilleuses, maudissant la grammaire sexiste, de s'engouffrer dans ce sujet à la mode, jusqu'aux portes de l'écriture inclusive. Le ridicule ne tue pas, c'est fort dommage. Mais je sais qu'il caillasse jusqu'aux sapeuses-pompières, qui n'en peuvent mais.
Alors, pour tenter de contrer la sottise de ces nouvelles femmes prétendument savantes, quelle fraîcheur de savourer une chronique de Jacqueline de Romilly ! Tu nous manques tant, chère Jacqueline ! Toi, quasiment aveugle, au regard intérieur si lucide et si perçant !

 

 

 Lorsqu'il a été décidé que le mot ministre deviendrait féminin si la fonction était occupée par une femme, je n'ai pas été très heureuse. D'abord, cela me paraissait aller contre l'habitude du français, qui veut que les formes masculines prennent la valeur de ce que l'on pourrait appeler un neutre, c'est-à-dire puissent englober aussi bien le masculin et le féminin. On dit "nous avons été heureux, ma femme et moi, de vous revoir" ; et nul ne sera choqué que cette forme masculine convienne pour les deux sujets. Il en est de même lorsque l'on dit "tous les hommes sont mortels" ; il est clair que, dans ce cas, le mot hommes englobe au masculin et au féminin, toute l'humanité.

C'est d'ailleurs là l'origine de cette définition qui nous avait jadis fort amusés quand nous lisions dans dictionnaire pour le mot homme : "Terme générique qui embrasse la femme" ! D'autre part, dans ma génération, nous avions, nous les femmes, été fières de réussir à nous présenter aux mêmes concours que les hommes et dans les mêmes conditions. Il était donc déroutant de voir aujourd'hui les distinctions se rétablir, fût-ce avec les meilleures intentions de la terre, sous la forme de débats sur la parité ou les quotas. Pourtant, je n'en ai point parlé ici, ne voulant pas offrir aux lecteurs des discussions trop mêlées et d'actualité et d'incertitude.

Mais aujourd'hui les choses se compliquent : dans un texte officiel récent, relatif à une promotion de la Légion d'honneur, on va de découverte en découverte. Ce texte a d'ailleurs soulevé quelque émotion et je citerai les réactions d'un député de Paris dans une question écrite (Gilbert Gantier) ou un article paru dans Le Monde (Bertrand Poirot-Delpech).

Dans ce texte, on voyait la féminisation s'étendre soudain à toutes les fonctions, à tous les métiers, à toutes les activités. Et elle y prenait des formes un peu insolites. Ainsi, moi qui ai enseigné toute ma vie, j'ai découvert alors que j'étais professeure ! C'est un exemple parmi d'autres sur cette liste ; mais je dois avouer qu'il m'a atteinte au cœur.

Je n'ai jamais éprouvé de scrupule à entrer dans une salle où, même dans un lycée de filles, on lisait sur la porte les mots salle des professeurs. Et lorsque j'ai écrit un livre intitulé Nous autres professeurs, je n'imaginais guère que, pour me conformer au nouvel usage, je devrais un jour écrire "Nous autres professeurs et professeures" !

De toute manière, on ne crée pas des féminins avec cette légèreté. Et, puisqu'il s'agit des mots en -eur, je remarque que plusieurs féminins peuvent se présenter : on dit une directrice et une actrice ; mais une chanteuse et une masseuse ; certains mots ont même deux féminins, comme chasseuse et chasseresse. Ces différences tiennent dans certains cas à la nature du verbe correspondant, ou bien à la date de création et certains hasards de l'histoire peuvent jouer ; mais, de toute façon, nous sommes loin du compte avec ce petit e muet qui atteint soudain tant de métiers. Il se glisse là, de façon discrète, puisqu'on ne l'entendra pas, mais aussi sans que rien ne le justifie. À la limite, pourquoi ne se mettrait-on pas à écrire la couleure ou la blancheure, sous prétexte que ces mots sont féminins ?

Une telle pente m'inquiète ; mais déjà la liste qui nous est offerte touche en moi le professeur avec ou sans e muet. Je suis professeur de lettres. À ce titre, j'ai toujours eu à cœur d'enseigner aux jeunes la valeur des mots, leur étymologie et les règles de la langue française, avec l'orthographe des mots. Je crois fermement que c'est la condition première d'une pensée claire.

Mais comment veut-on que l'on puisse enseigner vraiment cette correction de la langue et de l'orthographe si, d'un trait de plume, on introduit de si brusques changements ? L'élève devra-t-il préciser à quel décret il se conforme ? Et ne s'inquiétera-t-il pas devant les textes antérieurs ? Quelle confiance aura-t-il en nous et en
notre langue française ? Et comment la respectera-t-il ?

Je sais bien ce que l'on me dira ; que peut-être le texte cité n'est pas tout à fait le texte officiel, qu'il y a eu des erreurs ou un excès de zèle de la part de rédacteurs. Une telle explication est possible. Mais c'est précisément là que je voulais en venir : nous ne saurons plus, dans l'enseignement, reconnaître ce qui est désir de se conformer à quelque règle nouvelle ou simple erreur d'étourderie ! Certes, la langue évolue ; la langue change ; mais il n'est pas bon de la brusquer ni de la faire tituber, et la plus belle des causes ne saurait gagner à la traiter ainsi.

 

©  Jacqueline de Romilly, in Dans le jardin des mots (repris du Magazine Santé Magazine, rubrique "Santé de la langue"), Éditions de Fallois, 2007.

 

 

Le vocabulaire fout le camp, ou de quoi donner plus de force encore à ce qui précède...

 

On ne risque plus, de nos jours, d'entendre des formules du genre "Plaît-il ?", "Permettez que je vous interrompe un moment", "J'ai le sentiment que je vous ai mal compris", à moins de fréquenter les salons lambrissés de quelques demeures ou instituts devenus musées. Vous Français, dans un effort pour être de votre temps, c'est-à-dire jeunes, in, hard, cool, rap et influencés en cela par votre télévision, vous vous "emmerdez" plutôt que de vous "ennuyer" et vous "démerdez" plutôt que de vous "débrouiller" devant les situations jadis "inextricables" devenues "bordéliques", créées par des "enfoirés" qualifiés autrefois d' "irresponsables». Bref, fini les "conneries". À vrai dire, pas tout à fait, car le mot d'ordre le plus fréquent, qui sert à la fois de sujet, de verbe et de complément et définit tout ce qui bouge, agit ou se tait, c'est le mot "con", "Il n'y a plus rien à comprendre de la France si vous ne vous convainquez pas que les Français sont des cons, dirigés par des cons", me disent des interlocuteurs décorés, agrégés, respectés, et dont je comprends qu'ils s'excluent eux-mêmes de leur généralisation définitive. Pas étonnant que le film Dîner de cons, pur produit de l'imaginaire français, ait recueilli ce succès monstre.

Cette histoire que l'Amérique politiquement correcte devra adapter car la couleur de la peau, le sexe, la religion, l'origine ethnique rendront délicat le choix des acteurs dans le rôle des cons reflète un certain esprit qui flotte en France. Si Boileau a toujours raison, si "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément", l'embrouille est devenue une nouvelle donne française. Quand Philippe de Villiers qualifie son malheureux ex-député, Charles de Gaulle, rallié à Le Pen, d'"illustre con", que ne dit-il pas ? Simplement que le petits-fils qui ne mérite pas sa lignée a choisi son camp, celui des antidémocrates. Ce n'est pas "con", c'est grave...

Ce relâchement répandu depuis peu et, à ma grande surprise, dans toutes les couches de la société, a de quoi choquer les amoureux de la langue, admirateurs à la fois de la richesse langagière française, de sa rigueur, de son élégance et des subtilités de son vocabulaire. Pour comprendre ce changement rapide, l'on n'a qu'à écouter la radio ou regarder la télévision. Car à l'ère de la culture de masse, la référence en matière de langue parlée est dictée davantage par les medias électroniques que par la famille ou l'école.

De nos jours, les enfants ne parlent plus comme les adultes qui les entourent, parents ou enseignants, ils s'expriment comme les animateurs de radio ou de télé les plus populaires lesquels, par démagogie ou bêtise, plongent dans la trivialité tête première, pour ne pas dire cul par-dessus tête. Désormais audimat plutôt que noblesse oblige.

Il y a, dans ce laisser-aller, une volonté plus ou moins consciente d'égalitarisme social mal compris, mal assimilé, ou clairement malhonnête. Un intellectuel qui parle comme un zonard est un imposteur, un animateur de télé qui baragouine en franglais est un irresponsable et un journaliste qui éclabousse sa langue d'expressions scatologiques ou tutoie à tout venant déraille.

Aveuglée sans doute par ma naïveté, je n'aurais pas cru que dans le pays de la civilisation dont je suis tout de même issue, dans cette France au rayonnement culturel séculaire, où la parole, transformée en art, a commandé l'admiration de tous les lettrés de la planète, dans cette enclave de l'esprit, la couche de vernis fût si mince. Impensable, croyais-je, cette glorification de la vulgarité travestie en symbole d'affranchissement social.

Cette dégradation - quiconque soutient le contraire a besoin de se lever tôt pour me convaincre - se veut sans doute une tentative de décrispation, à droite comme à gauche, où l'on est hanté par l'image d'une France poussiéreuse, surannée, engoncée dans son Histoire, obsédée par son âge et surtout inquiète de sa capacité d'adaptation à la modernité. Quelle stupidité cependant de s'en prendre à la langue comme si elle était responsable du conformisme social et du manque d'imagination et d'audace pour affronter les défis du nouveau siècle! Qui a décrété qu'appauvrir la langue assurerait le progrès ? Croit-on qu'en adoptant le sabir des jeunes zonards on règle leurs problèmes ? Espère-t-on perdre sa conscience de classe en reproduisant la langue des banlieues ? Pense-­t-on augmenter sa puissance sexuelle en parlant de cul ? Imagine-t-on réaliser des films à la manière américaine en remplaçant les "fuck" par des "je t'encule" ?

Vous êtes passés de la langue de bois à la langue indigente estimant peut-être que l'une excluait l'autre. Erreur indiscutable. On ne parle pas plus vrai avec un vocabulaire cru ou grossier. On s'appauvrit et on rend insignifiantes, au sens propre du terme, la pensée et la réalité. Quand, d'aventure, l'objectif est aussi de dérider l'interlocuteur, la langue française n'a plus qu'à mourir de rire.

Je me souviens avec ravissement, il y a quelques années encore, des conversations de café, des échanges entre écoliers, des débats animés et brillants dans les dîners et même des échanges épiques entre automobilistes s'engueulant avec verdeur aux intersections. On avait les mots pour le dire, pour paraphraser le titre du grand livre de Marie Cardinal. Me reste en mémoire mon premier accrochage verbal, fraîchement débarquée de Montréal dans les années soixante-dix. Ignorant les pratiques, j'avais eu le malheur de prendre les fruits moi-même chez le marchand de primeurs de mon quartier de Passy. Accompagnée de mes beaux-fils, jeans, tee-shirts et cheveux longs d'après Woodstock, nous détonnions parmi la clientèle dont les réflexes de classe et les mœurs m'étaient encore inconnus. Quand j'ai compris le sens de l'expression BCBG qui qualifiait ces gens, j'ai eu le sentiment que le bon genre ne s'appliquait guère à eux car leur dédain des subalternes faisait très mauvais genre à mes yeux de Nord-Américaine. Toujours est-il que l'employé, le vendeur devrais-je sans doute préciser, jeta à peine un regard sur notre équipage et s'adressant à ses collègues lança sarcastique : "Ça habite les beaux quartiers et ça se donne des allures de Front populaire". Quelle repartie ! Il venait de résumer mon cours d'introduction à Marx et confirmer en même temps l'efficacité française dans le maniement de la langue. De nos jours, la remarque paraîtrait anachronique car le débraillé est plus souvent la marque des clients que des commerçants. Quant à l'insulte à la mode, elle tient davantage de la scatologie que de l'idéologie.

Vous êtes trop nombreux à vous être laissé convaincre que votre langue n'ayant pas la souplesse de l'anglais - et de l'anglais tel que parlé par les Américains dans les films de mafieux ou de banlieues pauvres, précisons­-le - est inapte à rendre compte de l'évolution de l'époque. Certains d'entre vous en éprouvent même une sorte de complexe et se laissent envahir par les expressions anglaises. Mais pourquoi, grand Dieu, un "feeling" serait plus juste qu'un "sentiment" et les "seventies" auraient davantage de poids chronologique que les années soixante-dix ? Enfin, par quelle aberration "making love" serait-il plus érotique que faire l'amour dans un pays qui se targuait il y a peu de l'incarner ?

Remplacer imbécile, idiot, débile, demeuré, minus par "con" appauvrit certes la langue mais le jour où une "love story" possédera un pouvoir évocateur plus fort qu'une histoire d'amour, vous aurez assimilé votre âme, si tant est que ce mot ait encore un sens. Je ne m'oppose guère à la soul music ou au light food mais je n'y reconnais ni la cuisine ni la tradition musicale françaises. Et surtout, ces mots n'appartiennent pas à l'univers affectif de ma propre langue.

Cette double déperdition, qu'on ne peut dénoncer sans provoquer les ricanements des moderniaiseux* et les haussements d'épaules des fatalistes épuisés par les combats passés, est affligeante. Nord-Américaine ayant la prétention de connaître les États-Unis où je réside quelques mois par an, j'apprécie leur dynamisme, leur capacité de foncer mais je suis témoin de leurs limites, en particulier de leur idolâtrie de l'argent et par voie de conséquence de leur dédain à peine retenu pour les activités intellectuelles ou culturelles sans objectif d'efficacité. Bref, la culture de masse américaine accorde peu d'importance à cette connaissance inutile dont Jean-François Revel nous a parlé si admirablement et qui représente l'espace de liberté de la pensée. En malmenant votre langue, apparemment inconscients de l'affaiblir et de la mettre en péril, vous faites preuve d'une irresponsabilité que ne partageront jamais les francophones destinés par leur statut de minoritaires à jouer le rôle de dépositaires d'un avenir incertain.


[* moderniaiseux : Néologisme créé par l'auteur, constitué d'une contraction du mot moderne si galvaudé et du mot niaiseux, québécisme qui se passe d'explication].

 

©  Denise Bombardier, Lettre ouverte aux Français qui se croient le nombril du monde, Albin Michel, 2000, 142 pp.

 

 


 

 

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